Le dernier livre de L.N. est encore différent des précédents, en particulier de ses deux romans récents, l’un de 2006, « En nous la vie des morts » et l’autre de 2011, « Grâce leur soit rendue », le premier qu’on pourrait assimiler à un genre initiatique et le second, grand roman, pleinement achevé, se déroulant sur trois générations avec en toile de fond le Chili post-Allende et les ramblas de Barcelone.
« La clôture des merveilles » porte en sous-titre « une vie de Hildegarde de Bingen ». C’est dire qu’on remonte dans les siècles et qu’on se penche sur une moniale du XIIème siècle, faisant l’expérience de la « clôture » c’est-à-dire de « l’habiter avec soi-même » dès l’âge de huit ans.
Ecrivant ce récit, L. N., qui, dans « L’usure des jours » (2009) nous faisait ressentir ce que cela avait été pour elle d’advenir à une vie plus apaisée, à une vue plus juste, tirant son origine d’une meilleure connaissance de soi, tisse un lien qui la rattache aux grand(e)s écrivain(e)s aux ailes brûlées que furent Alejandra Pizarnik, Marina Tsvetaïeva, Friedrich Hölderlin ou Unica Zürn. Ceux et celles dont on peut dire qu’ils ont eu une parole « inspirée ».
Hildegarde de Bingen, juste désignée par « H. » dans le récit, née un 16 septembre, comme l’écrivaine (mais à 870 ans d’écart), entre au couvent de Disibodenberg en 1106. Petite fille ayant déjà eu des visions et de santé fragile, elle va faire preuve très tôt d’une grande soif de connaissance, et au lieu de regretter son enfermement, elle qui pourtant était attachée à ses parents et aimait son cheval plus que tout, va s’épanouir en parlant aux arbres et en s’émerveillant des plantes et fleurs qui vivent en son jardin. Cette petite fille deviendra jeune fille, puis dame, puis abbesse. Elle atteindra la renommée en un siècle où les parois du monde sont encore à distance de course à cheval, tutoyant les évêques, s’adressant à Bernard de Clairvaux et donnant ses conseils au pape Eugène III. La passion l’habitera, de l’amour humain le plus charnel, pour une jeune Richardis de la lignée des von Stade, se battra pour qu’elle ne lui soit pas enlevée, perdra ce combat, mais finalement se rendra compte que dans l’éloignement, son amour se transmue en quelque chose de plus éternel.
Ayant découvert que l’écriture était ce qui prolongeait son être, malgré les contraintes rigoureuses de l’Eglise, H. se mit à écrire des milliers de pages, d’abord ses visions (aujourd’hui nous notons bien nos rêves), puis le résultat de ses recherches sur les plantes, les oiseaux, le souffle du vent. Pour aller au plus près d’elle-même, elle inventa (ou retrouva) sa propre langue, avec des mots forgés de toutes pièces, pleins de « z » et de syllabes chuintantes, faisant déjà – bien avant Chomsky! – la découverte que chaque langue est individuelle (et « écrire – dit L.N. – c’est traduire cette langue-là »).
Lorette Nobécourt raconte cette destinée avec une grande ferveur, elle y mêle les thèmes et les images qui lui sont chers et reviennent souvent sous sa plume, comme « l’enfant aux cheveux blancs », formule reprise de Hölderlin qui, lui, disait « aux cheveux gris », et qui, pour elle, symbolise « celui en nous qui, par l’expérience, ramène l’innocence jusqu’à lui ». Lentement, elle est passée du roman à la poésie, elle qui termine son livre par un poème et par cette image :
Et les oiseaux même
Semblent
Des pierres jetées dans le ciel
Par un enfant fou
PS: conversation avec L.N. Ecrire sur une moniale du XIIème peut paraître complètement anachronique. Mais, dit-elle, H. est extraordinairement moderne.
Je pense à ces images du temps qui s’éloignent de la représentation classique, linéaire, unidimensionnelle, comme une droite: un temps qui serpente. Me vient à l’esprit, dans le film d’Alain Tanner « Jonas qui aura vingt cinq ans en l’an 2000 », la séquence où le prof d’histoire, joué par Jacques Denis, sort de sa valise devant la classe stupéfaite… un boudin, et clame que « le temps c’est du boudin », puis d’une broche à rôtissoire, transperce transversalement les méandres du boyau afin de montrer que parfois des époques éloignées peuvent se retrouver très proches. Après tout, H. parce qu’elle est étonnamment libre en son siècle nous est contemporaine autant que pourrait l’être quelqu’un qui nous paraît très libre aujourd’hui (il en est peut-être…), comme l’a été Rimbaud, ou comme l’a été Jack Kerouac ou comme serait aujourd’hui un grand voyageur (un Jean Malaurie ?), alors que nous paraissent bien vieux des personnages du temps présent, curés ratiocineurs, gens qui font des affaires, soi-disant artistes travaillant à la commande. Le temps n’existe peut-être pas: on retrouve l’intuition de grands physiciens (comme Carlo Rovelli) pour qui le temps n’est en réalité que de l’espace que nous percevons sous la forme temporelle à cause uniquement des limitations de notre esprit (qui ne peut que « échantillonner » à partir du Réel).
Autre thème qui émerge de cette « clôture des merveilles »: l’enfance. A la fois celle des vrais enfants: H. au début à huit ans et elle témoigne de comportements qu’on peut observer facilement chez les petits enfants pour peu qu’on leur prête attention (ainsi ce passage que je trouve drôle, décrivant H. qui, chaque jour, après le déjeuner, s’assoit à côté d’une pierre ronde. Celle à qui elle a été confiée lui en demande la raison: « Jutta lui demande pourquoi elle est assise à côté plutôt que sur la pierre, et H. s’ébahit de sa question comme si l’abbesse avait émis une grossièreté. La pierre est son amie. Et s’assoit-on sur qui l’on aime pour converser? » (p. 27)). Et l’enfance des « vieux » enfants, autrement dit, là encore, « l’enfant à cheveux blancs » qui retrouve l’innocence par l’expérience. Réflexion ouverte sur ce qui peut apparaître dans le Grand Âge: une enfance retrouvée de petite vieille qui contemple un livre d’art comme un album d’images dont certaines, des reproductions d’aquarelles datant du XVème siècle, lui parlent particulièrement.
Sans doute une belle aventure intérieure dans laquelle l’écrivain a su, apparemment, s’intégrer totalement.
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Cela semble une bonne introduction à l’oeuvre de cette mystique qui écrivait et composait. Garder un regard d’enfant, quelle fraîcheur !
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@tania: merci de votre commentaire. mais je ne crois pas que ce soit tout à fait ce que veut dire Lorette Nobécourt en recourant à cette image. Certes, garder un regard d’enfant peut paraître enviable, du moins sous la forme d’une capacité à s’émerveiller constamment de nouvelles choses, mais est-ce tout à fait (littéralement) possible? Certainement non: notre expérience d’adulte nous empêche de garder intact ce regard, à moins de faire preuve d’immaturité voire d’aveuglement. Ce que veut dire Lorette c’est qu’au-delà de notre expérience d’adulte, nous pouvons retrouver une innocence, qui n’est évidemment pas la même que celle de l’enfant, une innocence « informée » en quelque sorte… j’aurais tendance, quant à moi, à reprocher cette idée de la notion de détachement telle qu’on la trouve dans la tradition bouddhiste.
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