« Hannah Arendt » de Margaret von Trotta est un bon film sur un débat-clé du XXème siècle : comprendre la déportation et l’extermination des Juifs par les Nazis. Il a le défaut, mais peut-être était-ce le défaut de Hannah Arendt elle-même, de ramener ce crime absolu à la dimension d’un débat philosophique plutôt désincarné. Arendt a agi comme les philosophes « de l’autre siècle » qui ont asséné des jugements en se basant davantage sur des impressions ou des raisonnements abstraits que sur des faits historiques. Certes, dira-t-on, elle ne disposait pas des travaux d’historien qui se sont multipliés par la suite grâce à l’ouverture d’archives de plus en plus nombreuses. Mais elle aurait dû se méfier. Et le film qui, lui, paraît en 2012, est d’autant moins excusable de n’être pas davantage critique. Il ne se distingue guère, en somme, d’un quelconque « biopic ». Le temps fort est évidemment la « leçon » qu’elle donne à ses étudiants en réponse à tous ses détracteurs. Ceux-ci lui ont reproché d’avoir en quelque sorte « excusé » Eichmann en en faisant un homme « normal » et d’avoir accablé les responsables juifs qui, dans des conseils créés à l’initiative des Allemands, devaient administrer les communautés juives et, de ce fait, selon elle, coopéraient avec leurs bourreaux. Elle dit, haut et clair, qu’elle n’a jamais voulu faire retomber la culpabilité sur le peuple juif, mais seulement sur quelques individus. Elle reconnaît qu’il n’était pas possible de résister mais suggère qu’il existe une voie moyenne entre résister et coopérer et que les autorités juives auraient du essayer de la trouver. Mais elle ne dit pas en quoi consiste cette voie et quand on l’interroge insidieusement sur ce qu’elle sait de la situation dans les ghettos et dans les camps nazis, elle répond péniblement qu’elle a été internée dans un camp français, à Gurs (en tant qu’allemande), avant de recevoir un visa pour partir aux Etats-Unis. Les articles qu’elle écrit pour « The New Yorker », qui vont devenir son fameux livre sur le procès d’Eichmann, se font sur la base de son observation des réactions et propos d’Eichmann (encore n’est-il pas sûr, selon Annette Wieworka – dont il me faudrait retrouver la référence exacte – qu’elle ait vraiment assisté à toutes les audiences !). Il lui vient alors à l’esprit qu’Eichmann est « bête », qu’il est inapte à la moindre pensée, ce qu’elle traduit par l’idée que le mal vient de ce que, dans certaines conditions, les humains renoncent à être des humains c’est-à-dire à utiliser ce qui fait leur spécificité : la pensée. En cela, et il faut rendre grâce au film de bien le montrer, elle ne fait que suivre la ligne que lui a indiquée son maître et amant Martin Heidegger (que l’on voit professer du haut de sa chaire que « l’homme pense au même titre que l’homme vit, parce qu’il est un être vivant et un être pensant »). D’où la « banalité du mal », qui ne veut pas dire que le mal est banal, mais que le mal vient des êtres les plus ordinaires non par monstruosité et volonté de mal faire mais par renoncement à leur humanité. A cela les historiens modernes répondent
que finalement Eichmann a voulu apparaître ainsi pour tenter de sauver sa peau, mais qu’on dispose maintenant d’archives (dont on ne disposait pas à l’époque) prouvant que, loin d’être un simple exécutant, Eichmann était bel et bien un fanatique, outrepassant les ordres donnés et qu’il était convaincu de l’existence d’un complot juif (voir ici cet article récent du NYT). Faiblesse de la philosophie face à l’histoire, serait-on tenté de dire, ou en tout cas d’une certaine conception de la philosophie propre au XXème siècle, fortement influencée par des penseurs impressionnants certes (tels Heidegger)… mais souvent bien peu rigoureux. (Et il est assez pitoyable de voir, dans le film, séquence très vraisemblable, un Heidegger repentant qui retrouve Hannah Arendt après la guerre et lui dit, pour s’excuser, qu’il n’a jamais rien compris à la politique. La réalisatrice prête alors à la philosophe une adresse à Heidegger pour qu’il fasse une déclaration publique où il se repentirait, chose que bien sûr l’intellectuel du Reich se refusera toujours à faire).
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Ce film qui « ne se distingue guère, en somme, d’un quelconque « biopic », affirmes-tu…
Si tous les « biopics » avaient cette qualité, on en redemanderait !
Mais justement, ce film n’est pas un « biopic » mais une réflexion profonde sur la philosophie face à l’Histoire (et ce n’est pas parce que l’on ne voit pas des images style « Nuit et Brouillard » qu’elle est absente, sauf à ne rien connaître au passé voire à le nier comme certains).
Ici, Adolf Eichmann est traité comme un symptôme de la catastrophe (simple exécutant, comme il le prétend lui-même, comme tous les dignitaires nazis d’ailleurs au procès de Nuremberg, ou fanatique reconnu) et à travers lui c’est tout le système qui est dénoncé.
Hannah Arendt elle-même a suffisamment écrit sur le système nazi pour qu’on lui épargne, cette fois-ci, un procès en ignorance.
Il n’y a donc pas une « faiblesse de la philosophie face à l’histoire », car c’est elle qui, au contraire – sans remonter jusqu’à Hegel – permet de prendre la distance et la mesure nécessaires pour l’analyser et la comprendre – ce que réussit à mettre en scène (paradoxe total de l’image montrant le surgissement de la pensée !) cet admirable film – mais ce n’est que mon opinion.
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