Un roman de Philip Roth

Je ne suis pas un spécialiste de littérature américaine. Encore moins de Philip Roth. Je me suis intéressé à lui suite à ce léger choc psychologique, raconté dans mon dernier billet, et parce qu’une de mes amies y a fait référence à propos d’un roman, son avant-dernier, « Exit le fantôme ». Un roman bien intitulé, qui capte ce moment – qui peut parfois s’éterniser – où l’individu qui était, l’instant d’avant, actif, oscille et bascule vers une vieillesse irrévocable. Que mes lecteurs et lectrices se rassurent, je ne crois pas en être là. Mais il vaut mieux prendre les devants. Prévoir. Vu que comme dit ci-dessous, c’est une expérience qui tôt ou tard nous assaille. Nathan Zuckerman, donc, est seul. Il a quitté New York voilà déjà onze ans pour se réfugier dans un coin perdu du Massachussetts, près d’une petite ville universitaire du nom d’Athena. Il y contemple de sa fenêtre le givre de l’hiver se poser délicatement sur les ajoncs des marais. On l’a compris, Nathan Zuckerman, c’est le double de Philip Roth (les familiers de cet auteur le savent). C’est donc un écrivain ayant acquis une grande notoriété. Il a quitté la ville à la suite de menaces qui demeureront à jamais mystérieuses. Et il n’est jamais revenu, laissant son agent s’occuper de ses affaires. Et cependant, il revient à Manhattan en cette année 2004, juste afin de subir un traitement chirurgical très hypothétique qui devrait le soulager des séquelles laissées par une prostatectomie. Enfin vous voyez, vous les femmes, vous comprenez : c’est toujours cette même angoisse chez les hommes, une angoisse qui a suscité un très beau livre, il y a quelques années : « La balance des blancs » de Jacques Henric (cf. ici). Mais « Exit le fantôme » n’est pas de la même veine. C’est un roman, ça signifie un thème, des sous-thèmes, une histoire, des personnages. Ce qui m’a plu dans ce roman, c’est que, dès le début, l’auteur n’y va pas par quatre chemins : « Je n’étais pas retourné à New York depuis onze ans. A part un bref séjour à Boston afin d’y subir l’ablation de la prostate pour cause de cancer ». On songe au début de « Mars » de Fritz Zorn (cf. ici), où l’auteur, dès la première page, annonce qu’il a un cancer, mais c’est pour dire que, finalement, c’est la meilleure chose qui lui soit arrivée de sa vie. Non, ici, ce n’est pas la même chose. De fait, si les troubles majeurs dont souffre Nathan (incontinence…) font bien la toile de fond du roman, c’est d’autre chose que l’on veut nous parler, de littérature tout bonnement. Ou plus précisément de ce qu’on fait à la littérature, ce qu’une certaine presse lui fait, qui s’intéresse davantage aux petits secrets contenus dans la vie des écrivains qu’aux vertus ou aux défauts de l’œuvre même. Au cours de ce bref séjour à New-York, Nathan renoue avec ses habitudes d’antan : ses pizzérias préférées notamment, et dans l’une d’elles,  il aperçoit Amy Bellette, une femme qu’il a connue autrefois, quand elle était la maîtresse d’un écrivain qu’il admirait alors beaucoup, un certain Lonoff. Le temps a transformé cette belle jeune femme en une malade, atteinte d’une tumeur au cerveau, qui va au restaurant dans une blouse d’hôpital , la moitié de la tête rasée. Il  va voir cette femme, qui lui raconte ses jours avec le grand écrivain, au moment où un jeune critique littéraire débutant, plein de rage et sûr de son droit, tente d’écrire une biographie de Lonoff dans laquelle il prétend révéler le vrai secret de celui-ci : il aurait couché, vers ses dix-sept ans, avec sa demi-sœur !  On touche ici à la fois le problème, effectivement, de la critique littéraire, et celui, qui semble ne pas être particulièrement thématisé par Roth, du puritanisme américain : le jeune journaliste fera d’autant plus mouche en dévoilant un secret de l’artiste que celui-ci touchera à un sujet supposé scabreux…  Et c’est le thème d’une lettre que la femme malade a voulu envoyer à la direction du TLS et qu’elle fait lire à Nathan :

Vos pages culturelles, ce sont des potins de tabloïde déguisés en intérêt pour « les arts » et tout ce à quoi elles touchent est converti en ce qu’elle [la littérature] n’est pas. […] Quelle transgression l’écrivain a-t-il commise, et ce, non pas à l’encontre d’exigences d’ordre esthétique, mais à l’encontre de sa fille, son fils, sa mère, son père, son conjoint, sa maîtresse ou son amant, son ami, son éditeur, son animal de compagnie ? […]
L’écrivain travaille pendant des années dans la solitude, mise tout ce qu’il ou qu’elle a sur son écriture, pèse ou soupèse chaque phrase trente-six fois [mais] tout ce que l’écrivain construit, méticuleusement, expression après expression et détail après détail, est une ruse et un mensonge. L’écrivain n’a pas de mobile d’ordre littéraire. Décrire la réalité ne l’intéresse absolument pas. Les mobiles qui le guident sont toujours personnels et généralement méprisables.

Indirectement, ce livre est donc un plaidoyer pour la littérature et pour les écrivains. Testament ? Peut-être puisque nous savons que depuis, Roth n’a écrit qu’un seul roman (« Némésis ») et qu’on nous annonce qu’à 79 ans, il met un terme à son œuvre, considérant qu’il lui est de plus en plus difficile d’accomplir cette tâche d’écrire, si harassante.  « Exit le fantôme » laisse entrevoir cette sortie à maintes reprises : comment écrire si la mémoire nous joue des tours, si d’un jour à l’autre, on ne se souvient pas de la page écrite.

Roman subtil et intéressant, donc. Qui cependant laisse juste selon moi une petite gêne. Roth a voulu, en marge de ce que je viens de raconter, nous convaincre d’une autre histoire : en revenant à New York, il est tombé sur un jeune couple, dont la femme fut autrefois une étudiante qui l’admirait. Pour un court instant, Nathan Z. en oublierait son infirmité. Il fantasme une rencontre impossible, qui pourrait au moins lui donner la substance d’un nouveau livre, qu’il ébauche sous forme de dialogue (« Elle et lui »), dialogue décevant (Lui : « est-ce que vos seins vous donnent confiance en vous ? »,  Elle : « oui », Lui : « Racontez-moi ça »), dérisoire. Mais peut-être est-ce voulu, après tout. Comme pour signifier qu’avec la vieillesse, vient aussi le dérisoire, non pas en le disant, mais en le montrant.

A la fin, Nathan disparaît… Exit, le fantôme…  (souvent désormais, roman ou film, le héros « disparaît » à la fin… on ne sait pas où il va. C’est le cas aussi dans « Amour » de Haneke… y a-t-il quelque part un lieu de destination des héros disparus ?).

 « Exit le fantôme » est dans la lignée de ce que nous pouvons connaître d’un certain état d’esprit anglo-saxon, qui refuserait de trop s’épancher. En ce sens, il échapperait – comme bien d’autres romans américains – à l’objectif de réalisme qu’il se donne. N’attend-on pas aussi, d’une œuvre littéraire, qu’elle nous dise la vérité, y compris sur les replis intimes de notre être, y compris la vérité de la douleur.

Photo extraite du site du « Monde-magazine »  (photo de Erik Madigan Heck)

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3 commentaires pour Un roman de Philip Roth

  1. Il s’agissait peut-être aussi d’un titre prémonitoire puisque Philip Roth a annoncé que sa dernière oeuvre, Némésis, qui vient d’être publiée, serait son dernier livre.

    Ainsi la boucle est-elle bouclée et le mot « The End » imprimé une fois pour toutes à l’encre sympathique.

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  2. michèle dit :

    Un homme lu deux fois pour y lire enfin Phoebe l’épouse surannée – son langage surtout, vilainement trompée puis plaquée, et la fille adulée. Sa fille à lui.
    Le roman suivant haï violemment jusqu’à ce que je comprenne pourquoi : cette peinture violente des mœurs américaines et de nos mœurs relâchées m’avait provoqué un dégoût immense jusqu’à ce que j’y retrouve la patte du romancier : je comprends que cela l’use personnellement d’écrire cela.
    Roth me provoque un imprimatur rétinien.

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