La première fois que j’ai « rencontré » Lorette Nobécourt, c’était par écran interposé. Cela doit bien faire une dizaine d’années. Je zappais devant la télé et j’étais tombé sur une émission, probablement sur Arte, où elle parlait, assise sur une chaise, dans un décor très nu, pour autant que je m’en souvienne, quelques questions et commentaires venant d’une voix off. Elle parlait du roman qu’elle venait d’écrire alors, et qui devait être ce « En nous la vie des morts », paru depuis en édition de poche. J’avais pris l’interview au milieu, mais pour le peu que j’en avais entendu, après cela, j’étais resté interdit un bon moment. Voilà quelqu’un qui faisait entendre une voix qui était comme une voix venant d’un autre monde, presque comme si elle venait de l’empire des morts. Elle laissait d’ailleurs entendre, comme cela était indiqué dans son beau titre, une présence des morts parmi nous. Et elle, elle disait sa quête d’absolu, en même temps que son doute profond, son désespoir qui pourrait, qui sait, un jour, la conduire à ne plus écrire. Sa voix était grave et chaude, son regard bleu d’acier transparent. Son corps était comme habité. J’apprendrai plus tard que si son premier roman s’appelait « La démangeaison », c’était parce qu’elle avait souffert, la plus grande partie de sa jeunesse, d’un eczéma qui laissait sa peau perpétuellement blessée donc extrêmement sensible au moindre contact, de l’air comme des autres. Je m’étais dit qu’il faudrait la lire bien entendu et j’avais parfois cherché son livre dans les librairies, hésitant à l’acheter peut-être de peur d’être déçu…
Puis je l’avais acheté, et lu. Roman bizarre, histoire d’un être qui cherche refuge dans une cabane du Vermont après la mort de son ami et celle de sa mère. Quelques clés encore me manquaient pour entrer dans cette œuvre. Et puis voilà qu’en ce printemps du livre, à Grenoble, ce samedi, une plage horaire était consacrée à l’écrivaine, dans le vieil hôtel de Lesdiguières, cet endroit rococo et désuet dont autrefois on avait fait « le » Musée Stendhal (disparu aujourd’hui… quand un musée Stendhal à Grenoble ?). Je revoyais bien la même personne que celle qui m’avait chamboulé un soir d’il y a longtemps sur Arte. On la devinait toujours aussi tendue, nerveuse d’avoir à répondre. Bredouillement, hésitation, peine à saisir d’emblée l’extrémité du fil qu’elle va tenter de dévider au cours de cette heure d’entretien.
Son dernier roman – « Grâce leur soit rendue » – est ce que j’ai lu de plus beau et de plus envoûtant, depuis de très nombreuses années (me rappelé-je même roman semblable ?) : pas une ligne que l’on puisse dire insignifiante ou superflue dans la façon de donner vie à des personnages ayant une force, une présence telles qu’on sait qu’on ne les oubliera pas une fois le livre refermé.
Lorette Nobécourt dit qu’elle croit fortement à la littérature, au langage (elle dit le Verbe). Elle croit en la littérature parce que celle-ci, quoiqu’on en dise, peut changer le monde, puisqu’elle change déjà la vie d’une personne, celle qui écrit, et que cette personne fait bien partie du monde. Elle croit au langage parce que c’est bien tout ce que nous avons, nous, pauvres humains. Et c’est loin de n’être rien puisqu’il nous tire vers la transcendance. Nous sommes dans le monde, nous ne savons pas comment, ni d’où, mais comme elle le dit, ce mystère est une « sacrée affaire » : il nous appartient d’en tirer le meilleur parti. Pas le temps d’être médiocres. Nous devons viser sans discontinuer cette part de nous-même qui est hors nous-mêmes, toujours projetée devant nous. Lorette Nobécourt croit en l’amour et son dernier roman s’en propose comme une lumineuse illustration. Il s’agit de l’amour entre Roberto et Unica, tous deux natifs du Chili, exilés en Europe, à Barcelone exactement, et tous deux écrivain (la plupart des prénoms sont ceux d’écrivains qui ont compté dans la vie de l’auteur : Roberto Bolano, Unica Zurn, Sylvia Plath). Unica est une femme que l’on dirait « folle », en tout cas bipolaire, mélancolique, donc de ces êtres qui nous renvoient à notre interrogation sur la folie : « peut-on dire qu’il est fou celui qui veut vivre à tout prix dans un monde mort » ? Et la Unica du roman est comme ça justement : tellement vivante qu’on la dira folle. Dès le début du livre, nous savons qu’elle se suicidera, laissant un jeune fils, Kola, oui, comme la presqu’île (il y a donc un prénom qui n’est pas d’écrivain), que l’on sait choisi par la mère à cause d’un médaillon que possédait la grand-mère à l’effigie de Saint Kola (mais on apprendra à la fin de l’histoire, des raisons bien plus complexes, et liées à une autre histoire d’amour). Unica est sans concession, quand elle doit participer à une réunion de vagues relations où le verbe se fait vide et insignifiant, elle le dit (« Le verbe est mort ici, lui glissa-t-elle, je vois la charogne du verbe sur la table »). Quand Roberto la rencontre, il l’aime tout de suite ardemment (« Ce qu’il désire lui, c’est lécher les paupières d’Unica. Il le fait parfois, dans les cafés, parce qu’il aimerait laper le liquide que devient la lumière quand elle entre dans ses yeux ». (p. 59)). Bien sûr, « il ne savait pas distinguer la folie de la liberté », et mal lui en prend, à moins que cela ne soit au contraire l’occasion de l’expérience la plus tendue vers la lucidité qu’il puisse vivre. Le personnage qui leur survit, à ces deux-là, c’est le fils, Kola, tôt devenu orphelin. L’un des thèmes du livre est la transmission. Ou bien la réincarnation (ce que Lorette Nobécourt s’abstient de dire) : comment l’esprit d’une mère vit-il encore dans un jeune homme avide de toutes les expériences et connaissances, qui est prêt à se perdre totalement pour mieux, enfin, se retrouver, au-delà de son individualité, tel un point (une singularité ?) au sein d’une lignée qui le ramène au Chili, sur les traces de l’enfance maternelle, après une errance romaine propice à tous les excès de vie. Ne nous y trompons pas : Kola n’est pas toujours glorieux, c’est même parfois un sacré « petit con » (par exemple dans son arrogance à l’égard de Giuseppe, ex-mari de la femme qui l’héberge, ex-militant d’extrême-gauche, ex-braqueur, homme las qui aimerait sans doute au moins faire reconnaître qu’il est sain de prendre en compte ce fait : qu’il existe des classes sociales, ce qui est bien loin des soucis de Kola). Mais la romancière a ce don incroyable de nous faire vivre de l’intérieur la rage, la colère de quelqu’un dont nous ne partageons pas nécessairement les points de vue.
Avec ce livre, on se réconcilie avec la littérature (si tant est qu’on ait pu être fâché avec elle !) car on comprend pourquoi elle est active, vitale pour nous : ce n’est pas une question de « culture » ni de « verni », mais de ce qui va droit à l’essentiel et que nous pourrions ignorer sans elle. Lorsque j’écoutais Lorette Nobécourt dans ce salon rococo, puis lorsque je la lisais, je sentais combien ses mots étaient susceptibles d’opérer d’authentiques transformations sur son lecteur ou son auditeur, à la façon dont on aimerait que soit une psychanalyse : nous obliger à nous déprendre des routines de nos vies, des fausses images de nous-mêmes, des illusions confortables, afin de nous maintenir le regard sur « l’ouvert » comme le disait Rilke. Ou bien de revitaliser en nous l’enfant (« et non pas l’enfance » dit-elle) et d’être ou de demeurer, selon la belle formule d’Hölderlin « l’enfant aux cheveux blancs ».
NB: que madame Nobécourt m’excuse de mettre une photo d’elle prise par moi, en quelque sorte « volée » au cours de l’entretien… Si nécessaire, je serais prêt, bien entendu, à retirer cette photo, pour la changer en une plus « officielle ».
J’ajoute aussi, pour ce qui me concerne, et qui ne fait que m’attacher encore davantage à ce livre, que j’y retrouve, vivants autant que les personnages, quelques-uns des endroits du monde que j’aime le plus : Leh (Ladakh), Puerto Natales (Chili), Valparaiso, Rome et…. Dieulefit (Drôme)!
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