Mort d’un anti-réaliste

Le décès du philosophe britannique Michael Dummett, le 27 décembre dernier, semble avoir été relativement ignoré en France. Même si signalé dans quelques blogs par des notices fort intéressantes mais malheureusement d’une audience réduite, il n’a pas, en tout cas, donné lieu (à ma connaissance) à de longs articles dans les journaux nationaux, alors que la presse anglaise a honoré comme il convient la figure du grand penseur.  Encore une fois on évoquera le fossé qui sépare – ou semble séparer – la philosophie anglo-saxonne (dite « philosophie analytique ») de la philosophie dite « continentale ». Si BHL ou Comte-Sponville mouraient, on en ferait sûrement grand cas… or, on serait bien en peine de dire en quoi leur contribution a pu être déterminante concernant ne serait-ce qu’un point local de la pensée… On notera que les rayons « philosophie » des grandes surfaces s’orientent de plus en plus vers la présentation d’ouvrages où il peut être question de « sagesse », de sexe, d’amour et de mort, mais assez peu en général de réflexions sur le concept de vérité. Or c’est sur ce concept que le philosophe britannique s’est surtout penché au long de sa vie. Mais pas seulement. Personnage curieux, Dummett a aussi laissé une œuvre immense sur… le tarot( !). Engagé dans l’Eglise catholique, il a aussi livré bataille sur le front théologique, notamment  au chapitre de la prière (pouvons-nous croire en une causalité rétroactive qui ferait, par exemple, que, à supposer que des amis proches aient pu prendre place dans un avion qui s’est ratatiné en mer sans que nous ayons confirmation de leur présence à bord, cela ait un sens de prier « pour qu’ils n’aient pas pris cet avion » ?). Homme engagé tout court, il a mis un moment son œuvre entre parenthèses parce qu’il lui semblait plus important d’occuper son temps à militer contre le racisme.  Et encore, chose éminemment remarquable et difficilement pensable de la part de nos académiciens, il a démissionné de l’académie des sciences britanniques pour protester contre l’immobilisme de cette dernière, dans les années quatre-vingt, vis-à-vis des coupures de crédits dans le budget de la recherche et des universités perpétrés par Mrs Thatcher.

Sir Michael Dummett (puisqu’il n’en a pas moins été anobli par la Reine) occupe une place importante dans la philosophie contemporaine essentiellement à cause de son analyse du concept de vérité, qui le range dans la catégorie de ceux que l’on appelle des « anti-réalistes ». Si l’on connaît un peu la logique contemporaine, on saura le rôle qu’y joue la notion de valeur de vérité. Les connecteurs logiques sont « définis » (dit-on) au moyen des tables de vérité : on dira par exemple que A et B se trouve défini par le fait que A et B est vrai si et seulement si A est vrai et B est vrai, que A ou B est défini par le fait que A ou B est vrai si et seulement si l’un des deux au moins (A ou B) est vrai etc. Etranges redondances, dira-t-on, qui font qu’un « et » se trouve défini au moyen… d’un « et » et un « ou » au moyen d’un « ou ». Les logiciens rétorqueront alors que ces deux « et » ou ces deux « ou » ne sont pas au même niveau, l’un serait en quelque sorte « méta » par rapport à l’autre… De toutes façons, en ce qui concerne le « et », le deuxième « et » pourrait ne pas être prononcé… après tout, et c’est ce que Dummett dit lui-même dans l’un de ses essais traduits en français (dans un volume intitulé « Philosophie de la Logique » aux éditions de Minuit, traduction de Fabrice Pataut) : « on peut très bien dresser un chien à aboyer seulement au cas où une cloche sonne et où une lumière s’allume, sans pour autant supposer qu’il possède le concept de conjonction ». Le problème n’est donc pas tant là que sur un autre point : il semble que cette analyse en termes de tables de vérité soit aussi utilisée en général pour délivrer la signification du mot « vrai ». Mais alors cela donne des résultats étranges. Frege lui-même (le grand ancêtre) déclarait qu’une phrase dont le sujet avait une dénotation vide (par exemple une phrase déclenchant un effet de présupposition, laquelle ne serait pas satisfaite, comme « le Roi de France est chauve »  alors qu’il n’y a pas de roi de France (dit-on…)) n’était ni vraie ni fausse. Or l’équation souvent utilisée pour « définir » la vérité, à savoir :

(1)    « P » est vrai si et seulement si P (par exemple : « il neige » est vrai si et seulement s’il neige)

n’est valide que pour des phrases P qui échappent à la catégorie de celles qui ne sont ni vraies ni fausses, ce qui, évidemment, pré-suppose qu’on a déjà défini la vérité ! De même pour la fausseté et la négation : on pourrait dire que « il est faux que P » a le même sens que la négation de P. Or, qu’est-ce que la négation de P ? c’est l’affirmation qui est vraie quand P est faux et qui est fausse quand P est vrai ! Autrement dit : encore ici, on utilise la notion qu’on prétendait définir. Dummett en conclut que « personne ne peut acquérir une compréhension du sens de P à partir de l’explication selon laquelle P est vraie dans telles et telles circonstances, à moins de savoir déjà ce que signifie de dire que P est vraie ». Une théorie de la vérité est-elle donc impossible ? Il n’est pas certain qu’il faille être si pessimiste. Après tout, nous savons ce que c’est que gagner à un jeu, même si cela varie d’un jeu à l’autre. En tout cas, lorsque nous nous engageons dans un jeu, nous savons très bien ce que signifie gagner à ce jeu : il existe une attitude, vers laquelle nous tendons, et qui a toujours le même rôle, d’un jeu à l’autre. De même « ce en quoi consiste la vérité d’un énoncé joue toujours le même rôle dans la détermination de son sens ». Mais en quoi consiste cette vérité ? Il est difficile de s’en tenir à un critère unique. De ce point de vue, la théorie de la « vérité-correspondance » est insuffisante car on n’a rien dit quand on a dit que P est vrai si P correspond aux faits (ça n’est guère plus que le schéma (1) évoqué ci-dessus). Il est indéniable pourtant que si P est vrai, il existe quelque chose en vertu de quoi il est vrai ! Si nous prenons l’exemple des mathématiques, on voit qu’il est assez vain de s’en remettre à une notion de « vérité » dont nous n’aurions pas un critère bien défini pour la caractériser. Il est difficile par exemple d’imaginer que l’on a appris toutes les situations dans lesquelles asserter une proposition P peut conduire à une vérité : on risquerait fort en ce cas de se trouver dans la position du perroquet qui fait semblant de connaître mais qui n’a rien compris au fond. Ce que nous apprenons à faire, quand nous faisons des mathématiques, c’est en réalité à reconnaître, pour chaque proposition avancée, ce qui figure comme confirmation ou infirmation de sa vérité, autrement dit à reconnaître si elle a été prouvée ou non. Dummett en appelle donc au remplacement de la notion de vérité par celle de preuve. Et c’est en cela que sa philosophie s’apparente à l’intuitionnisme (courant mathématique développé dans les années trente par Brouwer, donnant lieu à des formalisations logiques par Heyting) et se trouve qualifiée d’anti-réaliste. En quoi consiste cet « anti-réalisme » ?

Dummett propose lui-même l’exemple suivant : supposez qu’on vous dise à propos d’une personne X récemment décédée que cette personne durant sa vie « soit a été courageuse, soit ne l’a pas été », mais qu’en fait vous appreniez qu’elle n’a jamais eu à faire face à un quelconque danger. Supposons encore que pour vous, « être courageux » signifie « si on était face à un danger, on ferait preuve d’attitude courageuse », alors vous pourrez adopter deux points de vue : selon l’un de ces points de vue, l’affirmation selon laquelle cette personne soit a été courageuse soit ne l’a pas été n’a pas beaucoup de sens… autant dire qu’elle n’est ni vraie ni fausse. Selon l’autre point de vue, vous êtes convaincu que toute personne est soit courageuse soit non courageuse, même si elle ne fait face à aucun danger, et que cela est déterminé par son « caractère » ou par un quelconque mécanisme intrinsèque qui décide du courage. Peut-être reconnaitrez-vous que, en l’occurrence, personne ne pouvait savoir si elle était courageuse ou non, n’ayant pas eu l’occasion de témoigner ni une telle qualité ni son contraire, mais en ce cas, vous penserez peut-être que « Dieu », au moins, lui, le sait. Ce deuxième point de vue est le point de vue réaliste. Il consiste à admettre que toute proposition est soit vraie soit fausse, indépendamment de tout moyen que nous ayons de savoir quelle est la bonne éventualité. Le premier point de vue est donc le point de vue « anti-réaliste ». Comme on le voit, cela a peu à voir avec un quelconque « rejet de la réalité ». D’ailleurs, d’un air amusé, Dummett, dans son essai sur la vérité, dit ceci : « Bien que nous n’acceptions plus la théorie de la vérité-correspondance, nous restons, au fond, des réalistes ». Ce que cela veut dire, c’est que, bien évidemment, ce en vertu de quoi une proposition est vraie peut, et doit même, être considéré comme réel. Ce « réalisme » de la preuve, on le retrouve chez des auteurs contemporains comme Mulligan, Smith ou Simons dans la terminologie des « truth-makers ». Il y a des choses qui rendent vraies d’autres choses. Les preuves, en tant que processus objectifs, peuvent en faire partie.

La pensée de Dummett a eu et possède encore une grande influence. Je citerai entre autres les travaux de Robert Brandom, un philosophe américain (il enseigne à Pittsburgh) dont on a un peu parlé ces temps derniers (un article lui a été consacré dans le « Monde des Livres » sous la signature, je crois, de Roger-Paul Droit, fait assez rare pour être souligné en ce qui concerne un philosophe anglo-saxon). Il serait trop long ici de tenter de présenter Brandom. Mais, dans « L’articulation des raisons », premier livre de lui traduit en français, il s’appuie fortement sur les travaux de Dummett qui concernent l’inférence. A l’instar de Dummett, Brandom se situe philosophiquement dans le sillage de Wittgenstein pour qui la signification des énoncés réside principalement dans leur usage. Mais Brandom précise cette idée en soutenant qu’elle réside plus spécifiquement dans leur usage inférentiel. L’activité langagière se présente comme un « jeu » : un jeu d’offre et de demande de raisons. Quand j’asserte quelque chose, par exemple  « ce vin est un Brouilly », cela ne me tombe pas du ciel : une situation, une question, un propos autre m’y autorisent, et de plus, je souscris un engagement, je ne peux pas désormais faire comme si je n’avais rien dit, et si un Brouilly est un Bourgogne, je ne peux pas continuer ensuite en disant « quel bon Bordeaux ! ». Tout énoncé, en fin de compte, est pris dans un entrelas d’inférences qui le fait tour à tour considérer comme une prémisse ou comme une conclusion (où l’on voit de nouveau se profiler l’idée de preuve). Souvent, on a voulu se contenter du premier aspect : connaître la signification d’une phrase se ramènerait simplement à connaître ses conditions d’assertion, quand, à quel moment, on peut utiliser cette phrase (comme, précédemment, on pouvait avec Dummett, envisager que l’on puisse apprendre les conditions dans lesquelles une proposition mathématique peut être acceptée), c’est ce qu’ont voulu faire les positivistes du Cercle de Vienne (Schlick en particulier) dans le cadre de ce qu’ils ont appelé le « vérificationnisme ». D’autres fois, on a voulu se contenter du second : ne porter attention qu’aux conséquences d’une assertion. On reconnaît alors le pragmatisme classique. Brandom, à la suite de Dummett, souhaite qu’on considère les deux aspects à la fois. Ainsi, si l’on veut obtenir le sens des constantes logiques (nos connecteurs de tout à l’heure), on devra non seulement faire référence à des règles d’introduction de ces connecteurs, mais aussi à des règles d’élimination, et il faudra, de plus, que ces règles ne soient pas dessinées n’importe comment : il faudra qu’elles « s’harmonisent » entre elles, et c’est ce que Dummett a bien vu. Idées extrêmement fécondes que l’on retrouve dans la réflexion en informatique théorique aujourd’hui (travaux de Martin-Löf, Girard etc.).

Par ses travaux, Sir Michael Dummett aura donc ainsi puissamment contribué à éclaircir ce que nous entendons par le mot de « vérité ». Y a-t-il, au fond, problème philosophique plus important que celui-ci ?

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3 commentaires pour Mort d’un anti-réaliste

  1. Mais qui se soucie de la vérité en ce moment ? Le président de la République emboîte les pas de Jeanne d’Arc – même si la pointure est peut-être différente – comme une vulgaire Marine Le Pen : Dummet, spécialiste du tarot, dites-vous, a peut-être tiré la mauvaise carte ?

    Le joker amuse les foules, les théories des constantes logiques démontrent la logique inconstante de la « figure » qui nous gouverne encore pour quelques mois.

    Il manque en France un journal au beau nom de « Pravda ».

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    • Mathieu dit :

      Juste un petit truc, ne comprenant guère le sens de vos remarques : Dummett a écrit plusieurs livres sur le jeu de carte, sur son histoire et ses variantes (il y en a des dizaines hors de l’hexagone), sur les stratégies, etc., et non sur les foutaises de divination, dont il a montré qu’elles n’ont aucun fondement historique, ne serait-ce que dans l’iconographie des cartes. Par ailleurs, je me permet d’ajouter à cet article que Dummett fut aussi un des grands spécialistes mondiaux des procédures de vote avec plusieurs ouvrages, et théorèmes, ainsi qu’une théorie, le Quota Borda a son actif.

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  2. JEA dit :

    Merci pour cette page incomparablement plus sincère et plus réfléchie que bien des oraisons funèbres télécommandées et des nécrologies préfabriquées.
    A titre personnel, je ne m’étonne plus depuis hélas longtemps de cette forme d' »exception française » qui consiste à estimer que la culture hexagonale suffit à alimenter les recherches et réflexions au niveau mondial. Dans l’ignorance volontaire ou non, si pas le dédain, ou alors la récupération, de ce qui n’est pas « made in France »…

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