Paris fin octobre. Paris des milieux d’automne, les salles se remplissant de gens de passage, avides des ors de la culture. Où aller ? au musée du Jeu de Paume, la queue a le mérite de se faire au-dessus du vacarme urbain : elle mène aux photographies en noir et blanc de Diane Arbus, incroyables photographies d’êtres marginaux, de monstres comme de gens trop ordinaires justement pour qu’on les remarque, qu’on les honore d’une attention. La photographe l’a dit explicitement : donner à tous les êtres la dignité et l’attention qu’ils méritent. Quand elle avait seize ans déjà, dans une dissertation sur Platon, elle parlait de l’extrême diversité du genre humain. Elle a tenu cette position jusqu’au bout, jusqu’à ce suicide inexpliqué du 26 juillet 1971. Non sans se heurter à des critiques sévères, comme celles de Susan Sontag (« To Sontag, Arbus was a voyeur from the Upper West Side, a coddled depressive, a disillusioned fashion photographer, an emotional midget with an exquisite eye who sought out the marginal and the sensational because, in habituating herself to their horror, she hoped to numb her own pain. She is emblematic of the paradox of photography, that « a pseudo-familiarity with the horrible reinforces alienation, making one less able to react in real life. » Arbus’ suicide, from this perspective, becomes not a proof of her sincerity, as others have read it, but a consequence of her compulsive insincerity. » trouve-t-on dans un essai dédié à la photographe américaine par Daniel Oppenheimer).
Au musée Jaquemart-André, un dimanche, à midi trente, on a la chance qu’avec un billet pris sur Internet, la queue ne soit pas trop longue. Elle conduit sous les ors et les lambris d’un des plus magnifiques palais de Paris. Avant qu’on atteigne le but de la journée : les lumières de Fra Angelico et de quelques-uns de ses prédécesseurs (Lorenzo Monaco, Gentile da Fabriano, Masaccio, Masolino) et contemporains (Zanobi Strozzi, Alesso Baldovinetti, Filippo Lippi), on passe devant des tables de marbre et d’or, des portraits de riches emmitouflés, des tapisseries précieuses… l’expo en elle-même est un rêve d’exposition. Tous ces peintres ont rivalisé dans le désir de sublimer les traits des personnages du Christianisme, à commencer bien sûr par ceux de la Vierge (le grand historien de l’art Georges Didi-Huberman parle à ce propos de recherche de la dissemblance, pour marquer la façon dont les artistes de cette période ont résolu la contradiction qu’il y a à représenter les personnages de la Bible comme des humains contemporains tout en leur donnant l’aura du surnaturel). On passe insensiblement des visages réalistes comme les maîtres du quattrocento florentin ont commencé à les faire (Masaccio…) aux fins portraits ciselés à la Filippo Lippi. On saisira les ruptures dans les styles, les évolutions. Comment des évènements dramatiques, la peste par exemple, réduiront l’arrogance des images, faisant passer des vierges en majesté, posées sur des trônes d’or (encore l’or…) à des vierges d’humilité, posées sur le sol. On essaiera de lire ces récits picturaux, légendes des saints (Saint Julien, Saint Jérôme, saints Côme et Damien…) et histoire du Christ commandée par les Médicis sous forme d’ex-voto et dont la dernière image est la Lex Amoris. Fra Angelico, dit-on, pleurait quand il peignait une crucifixion et c’est en 1444 qu’on le baptisa du nom d’angélique en raison du caractère justement angélique de ses compositions. Sa tombe est à la sopra Minerva : reculer de quelques cases dans ce blog pour voir la marque d’une continuité thématique ! Gloire de son époque, Fra Angelico était un saint : un pape récent en a d’ailleurs décidé ainsi. En même temps, il ne dédaignait pas les commandes des riches mécènes, il ne dédaignait pas l’or et pourtant écrivait : « soyez charitables, demeurez humbles, que votre pauvreté soit volontaire. La malédiction de Dieu déferlera sur quiconque polluera cet ordre de biens matériels. »
Fra Angelico – 1434 – Le Couronnement de la Vierge
Dimanche à Paris sous le signe des ors : de l’automne, des tableaux (fameux et extraordinaire « couronnement de la vierge » où les saints et les apôtres foulent un chemin fait, littéralement, d’or), des demeures de luxe (notamment dans ce quartier du parc Monceau en lisière duquel se trouve le musée Jaquemart-André). Et à ces ors, tout opposés, les silences des êtres : figures grimaçantes de Diane Arbus ou moines errant des Thébaïdes.
Fra Angelico – 1423 – Vierge d’humilité
Alesso Baldovinetti – 1455 – Vierge à l’enfant avec Saint Côme, Saint Damien, Saint Jean-Baptiste, Saint Laurent, Saint Julien, Saint Antoine, Saint François et Saint Pierre
Diane Arbus – 1966 – Jeune famille de Brooklyn sortant le dimanche
Comme dans la vie, comme dans l’affrontement entre l’extrême richesse des uns et ce qu’il y a de plus démuni dans le monde.
Éclectisme automnal qui ouvre l’appétit. Mais ces queues parisiennes devant les expos me font fuir. Et c’est dommage!
J’aimeJ’aime
en effet, il faut être motivé! Et une fois entré, ce qui nous attend ce sont de longs piétinements, des attentes parfois longues pour accéder aux tableaux, l’impatience face à des gens qui s’attardent etc. Bref, un vrai sacerdoce!
J’aimeJ’aime
une réédition des chemins de croix et de bannières…
J’aimeJ’aime
à laquelle ne manque que la bandiera rossa…
J’aimeJ’aime
J’attends souvent la fin des expos pour y aller. J' »ai donc encore du temps… Mais beau rapprochement qu’il fallait oser.
J’aimeJ’aime
yes, we can.
J’aimeJ’aime
Moi, je les prends à l’envers, les expos, commençant par la fin et où il n’y a personne et je vais de trous en trous puis quand les gens avancent enfin, je reviens et recommence, c’est le bonheur.
Le musée Jacquemart-André je l’appelle hôtel particulier mais sans doute avez -vous raison avec votre appellation de palais. Mon goût pour ces demeures, et même les châteaux ne laisse de me surprendre quant à ma généalogie : ma maman et ma fille cadette auprès desquelles je m’en ouvrais très récemment m’ont dit « nous aussi », ce qui m’a rassurée amplement.
Accuser Diane Arbus d’insincérité c’est dramatique : je suis une fan absolue du film Fur qui relate sa vie et son début dans la photographie : je ne sais et ne veux savoir, à aucun prix, le lien avec sa réalité ni la part fictionnelle (une des plus belles scènes d’amour jamais filmée que ce moment où elle rase son corps à lui de tous ses poils qui le recouvrent ; une douceur inénarrable, la tendresse entre eux). Quand j’ai regardé, en Avignon à l’expo.le Temps retrouvé de Cy Twombly, les portraits de Diane Arbus, des sœurs jumelles, des jeunes adultes trisomiques etc. l’émotion m’a saisie, de tant de pudeur et de respect des individus photographiés.
Si elle s’est suicidée, c’est qu’elle n’avait plus envie de vivre : sûrement, cela s’est manifesté par l’absence d’envie de photographier ; cela a dû être terrible, paix à son âme.
J’aimeJ’aime
Pas vu le film. Faudra que je trouve le DVD… Ceci dit, je suis plutôt de votre avis. Les photos sont plutôt émouvantes et on a l’impression qu’elle a vraiment voulu rendre hommage à tous ces gens plutôt que profiter d’eux comme le suggère le commentaire acerbe de Susan Sontag. Mais un tel commentaire pose le problème génbéral de la photographie et plus particulièrement du portrait (en voyage par exemple).
J’aimeJ’aime
Oui, je comprends cela de manière intime ; l’aspect pornographique que cela peut prendre. Je me souviens de vous au Japon et de la jeune geisha et de vous qui ne pensiez en rien à mal. Votre com. me remet en mémoire, alors que j’avais 24 ans et étais en compagnie d’un jésuite de quelques années mon aîné, la façon dont je me suis faite caillasser de loin, mais quand même ! alors que je photographiais de jeunes mendiants hindis. Trente ans après, je ne sais quelle était alors leur part de jeu mais c’était terrible à voir. Plusieurs enfants enterraient un autre enfant vivant allongé sous le sable avec une gaze sur la bouche et seules ses mains sortaient du sable en prières, jointes. Il passait des heures à mendier ainsi sur la plage en contrebas de Malabar Hill qui est un des plus riches quartiers de Bombay.
Plus tard, à Katmandou, m’ont été dérobées à la poste centrale quatre à cinq pellicules prises au Népal, dont, de manière détaillée, le massage des nouveaux-nés.
Finalement, toutes les photos, on les a dans la tête ; mais parfois, elles ont besoin de sortir ou d’être publiées pour un écrivain ou montrées pour un cinéaste (j’imagine entendues pour un musicien).
Je suis contente de vous retrouver !
J’aimeJ’aime
tout le plaisir est pour moi! La parution des billets de ce blog est un peu chaotique, mais… il continue!
J’aimeJ’aime
Bénie soit Paris, capitale de la culture, débordante d’expos et évènements culturels en tous genres !
Très bon article, merci.
J’aimeJ’aime