Cela fait déjà quatre fois que, C. et moi, avons arpenté les chemins du Ladakh. La première fois, en 1998, pour aller de Darsha à Padum, moitié d’un trek fameux connu comme « la traversée du Zanskar », avec un guide d’une petite agence de Manali. A l’époque nous passions par Manali pour atteindre ce qui nous semblait être un bout du monde : il fallait deux jours entiers de car sur cette route par endroits défoncée qui franchit les premiers contreforts de l’Himalaya au Rohtang la (« col des cadavres » !), puis traverse le Lahaul, avec halte à Kyelong et ses quatre monastères bouddhistes. Pour le voyage à pied de Darsha à Padum, on stoppe bien sûr à Darsha, groupe de dhabas et « d’hôtels » sous tente autour d’un pont qui franchit la rivière Barai Nala. C’est déjà haut en altitude. La première nuit sous la tente, sentiment de suffoquer à cause du manque d’oxygène. Le lendemain, tout doucement (kalé, kalé) préliminaire à la première difficulté : l’ascension du Shingo la (5100 mètres). Cette année-là, il y avait en même temps que nous une petite troupe de jeunes lillois qui n’avaient pas pris avec eux le minimum d’équipement nécessaire. Leur guide, recruté sur place (dans les « hôtels »), brave berger qui s’en retournait chez lui avec ses deux mulets et son petit gamin, ne les avait pas attendus. Nous leur avions fait une place avec nous pour la nuit, quand du haut du chemin de l’autre côté de la rivière, le gamin surgit en courant : son père s’était rendu compte que les trois jeunes touristes ne l’avaient pas suivi et avait envoyé le fils les rechercher. Mais nos compagnons d’un jour étaient épuisés. L’arrivée au sommet du Shingo la fut une sensation de bonheur et de légèreté. Au bas du col, premier village de la vallée, Kargiak. Les paysans commençaient déjà à s’équiper en panneaux solaires.
De Kargiak à Raru, c’est un enchantement : on longe le fleuve dans les prairies et les champs de pavots bleus, au pied du Gumburanjon.
Au petit village de Ki, les femmes nous demandaient du savon dont elles manquaient. Et les enfants nous donnaient en échange des bouts de fromage de chèvre durcis qu’ils avaient malaxés avec les doigts. Plus loin, au confluent avec la Tsarap, il est d’usage de faire un détour pour visiter le monastère de Phuktal, construit à flanc de falaise, dominé par une grotte qui renferme le « chorten » le plus sacré. Environ soixante-dix moines y vivent toute l’année, avec une solide armée de moinillons dont le plus jeune doit avoir au plus quatre ans, tous bonnets jaunes comme le Dalaï-lama, autrement dit comme la secte des Gelugpas. C’est ici, dans une cellule de ce monastère, que séjourna le philologue hongrois Sandor Körösi Csoma, qui entreprit des recherches sur la langue tibétaine et la philosophie bouddhiste autour de 1820.
Cette année-là était une année de tension avec le Pakistan. Avant Padum nous avions déjà les échos de la guerre : la gare routière de Kargil avait été bombardée depuis la ligne de cessez-le-feu sillonnant le nord du Cachemire, or c’était par là que passait le car qui devait nous conduire à Leh. C’est la route de Srinagar, celle que l’on ne prend quasiment plus de nos jours par crainte des attaques. Nous, notre car roulait tous feux éteints en pleine nuit : le chauffeur n’avait voulu s’arrêter à Kargil que le temps de faire le plein, nous en avions profité pour prendre un dhal bhat (riz aux lentilles), avec un très jeune couple de Français. C’est arrivé à Muhlbeck, entrée du pays bouddhiste, que le chauffeur avait enfin consenti à s’arrêter : nous étions hors de danger. Nous avions dormi à au moins six dans une pièce surchauffée et sans air. Le lendemain, le car survolait littéralement les paysages désertiques du Ladakh, effaçait sur sa droite Lamayuru et arrivait enfin à Leh, dans la très vieille partie de Leh, au pied d’un hôtel antique où de tous temps, les voyageurs en caravane s’étaient reposés. Nous, nous étions allés dormir à la Milarepa Guest-House, déjà. Elle était tenue par une famille joyeuse à l’époque (pas encore frappée par la maladie de la mère), dont le père exerçait encore le métier de guide (depuis il est devenu « chief executive ») et le fils faisait des études de sociologie (il a depuis sombré dans l’alcool et la débauche).
Ce premier voyage en appelait un autre.
Pour le suivant, en 2000, nous avions aussi jeté notre dévolu sur un départ à pieds depuis Darsha, mais sur un autre itinéraire : celui du Rupshu cette fois, qui devait nous faire arriver non loin de Leh (nous voulions éviter le nord-ouest !), au très célèbre monastère de Hemis. C’est cette année là qu’à notre halte désormais habituelle de Kyelong, nous avions sympathisé avec le grand Lama du Bhoutan, qui était venu sur des terres acquises par réincarnation, afin de faire quelques « pujas » consistant à baptiser des bâtiments modernes. Les grands lamas ont une curieuse tendance à se considérer comme chez eux là où leur communauté a élu domicile, ainsi celui-ci revendiquait-il un coin de Bourgogne, au titre qu’il s’y trouve un monastère Drugpa… et il nous vantait les mérites de nos vins. Sa femme, (eh oui, certaines sectes tolèrent et même recommandent le mariage, d’autres non), belle tibétaine vêtue de soieries, nous entretenait de la difficulté d’éduquer les enfants. Ce lama était semble-t-il le frère du roi, ou quelque chose comme ça. Il voyageait par Drukair. La traversée du Rupshu, avec pour guide Moti Lal Singh, toujours de la même agence (« Chandertal Trek and Tours »), mais nouveau pour nous (puisqu’il avait été avéré que celui de deux ans avant nous avait « volé » la nourriture à laquelle nous avions droit !) était des plus solitaires. Pas de village à traverser ou alors des « villages d’hiver » abandonnés en cette saison par leurs habitants partis faire paître les troupeaux de chèvres en haute altitude (cette espèce particulière connue sous le nom de « pashmina » est celle qui donne la laine « cachemire » si appréciée pour les pulls). Peu de groupes de touristes. Hélas, la pluie s’abattit souvent sur nous. On disait alors que le Ladakh était sec en été car la mousson ne pouvait jamais passer la barre des premières chaînes de l’Himalaya, mais les choses commençaient à changer. La pluie commençait à perturber les récoltes. Les orages dévastateurs entraînaient déjà des coulées de boue et des éboulements qui emportaient des champs, des fermes, des chemins. La route du Rupshu rejoint le fameux trek de la Markha. Il fallait alors traverser à gué la rivière Markha qui, cette année là, était en furie et haute jusqu’à niveau d’épaule. On allait se sécher ensuite sur la plaine de Nimaling… où les nouvelles nous parvenaient, inquiétantes, mais cette fois non plus à cause des actions guerrières mais à cause des perturbations climatiques : la voie de la descente vers Hémis risquait d’être dangereuse. De fait, il fallut des dizaines de fois nous encorder à trois pour franchir la rivière descendue du Kongmaru la tant son flot était impétueux alors que notre livre-guide nous disait que nous devionsavoir les pieds au sec.
Le monastère de Hémis est bien sûr un monument. Des adeptes viennent des quatre coins du monde pour y rencontrer – lorsqu’il est là – un grand lama, le Gyalwang Drukpa, aussi prisé que le dalaï-lama pour ses enseignements spirituels. Au village, la guest-house était tenue par la mère et la fille. Elle, Dol-Dol, intriguée par nos manières de faire, nous avait donné la plus belle des chambres mais en même temps la pièce où on faisait la « puja ». Alors chaque soir, nous avions sa visite, et participions un peu au rite. Comme elle me voyait peindre et dessiner, elle avait voulu, elle aussi, me faire part de ses talents, au moyen d’un beau dessin, où elle avait représenté tout ce que, pour elle, représentait son beau pays.
Un autre trek, cette année-là : sans guide, rien que nous, avec nos sacs sur le dos, cinq jours au Bas Ladakh, passant par Ridzong, Likir, Yangtang, Hemis-Shukpashan, Ang et Temisgang, dormant chez l’habitant. Les ladakhis n’avaient pas encore développé leur réseau de guest-houses. Au village de Yangtang, une maison s’essayait timidement à l’accueil des visiteurs. Nous étions traités comme des hôtes de marque, si j’en crois tout au moins la disposition de nos places au cours du repas du soir, au premier rang, et premiers servis de soupe faite avec les légumes délicieux que nous avions vu cueillir et écosser au cours de l’après-midi. Dans le fond de la cuisine « mémé » (le grand-père) faisait cuire la confiture d’abricots que nous aurions le lendemain matin au petit déjeuner sur des chapatis. A Ang, c’est une jeune paysanne qui nous avait accosté et conduit chez elle pour y dormir, dans une pièce du dernier étage, la plus prestigieuse, celle qui est à proximité de la maison des divinités. Dans la vallée, au retour sur Leh, l’armée indienne fouillait les cars et les camions. Les paysans locaux qui étaient dans le car protestaient de ce que l’on ait osé réveiller un « mémé » qui dormait profondément…
(à suivre)