L’exposition sur l’art dogon au musée du quai Branly est unanimement saluée comme un événement à juste titre, mais d’où me vient cette impression que l’article de Philippe Dagen dans « le Monde » reste au niveau des généralités de bon aloi, ne faisant que citer quelques faits historiques que toute personne qui s’est un jour un peu intéressée à la question connaît déjà ? Les Dogons, oui bien sûr. Marcel Griaule, Germaine Dieterlin, Michel Leiris, les premières expéditions dès la fin du XIXème siècle, Desplagnes qui ramène des fragments entiers de la falaise de Bandiagara pour les exposer à Paris… où ils sont toujours, la preuve, on les voit, là. Bref un pillage, et c’est dans le fond plutôt triste, mais pas un mot là-dessus. On admettra la thèse officielle selon laquelle l’intérêt porté par l’Occident à l’art de cette zone du Mali l’a en quelque sorte sauvé, comme on admet celle concernant les fêtes des masques actuelles qui, grâce au tourisme, revivraient, et provoqueraient ainsi un nouvel essor de l’art des masques… mouais. Admettons. Les galeristes surtout ont connu un bel essor, en vendant ces œuvres qui sont, en effet, de toute beauté. Exposition qui fera référence, bien entendu. Pensez, un ensemble de 133 sculptures. Remarquez le quantitatif. Oui, c’est bien, 133 sculptures mises ensembles, regroupées par familles (c’est-à-dire origine, style) dans des cubes de plexiglas, mais ça donne un peu le vertige… Alors approchons-nous. C’est en oubliant la quantité et en se concentrant sur quelques-unes que, comme toujours, on les voit mieux, bien entendu.
Il y a des styles, il y a des artistes, il y a des maîtres. Comme on parle, pour notre Moyen-Âge, du « Maître de X », il est ici question du maître des yeux obliques, par exemple, dans la région de N’duleri. Il est le seul à avoir fait ça, des yeux en oblique pour ses figures de femme (ou d’hermaphrodite), modeste Modigliani des plateaux asséchés, il a vu que cela leur donnait plus d’élégance. Dans tel autre village, tel artiste, sûrement inconsolable d’avoir vu on ne sait laquelle de ses parentes se lamenter de la perte d’un être cher, n’a plus fait que des personnages assis, coudes sur les genoux, visage enfoui dans les mains. Les premières œuvres datent du Xème siècle (datation au carbone 14, tout bien fait, scientifiquement en ordre par la bergère blanche de ce noir troupeau, la commissaire de l’exposition, Hélène Leloup), ce sont les Niongoms et les Tellems qui habitèrent ici en premier et ont laissé des œuvres encore rustiques qui sortent, littéralement, de la gangue comme des arbres qui résistent à toutes les tempêtes, ou comme des phallus encore bien raides en dépit du temps.
Le premier ou la première occidental(e) à les avoir découverts raconte que les habitants acceptèrent de lui donner ces grandes statues à condition qu’il ou elle les sortent de terre, car ils ne voulaient pas y toucher. Moyennant quoi ils les perdirent (leurs attributs…). Ceci est donc le récit d’une dépossession. Dépossession des statues, dépossession des objets aussi, comme ces merveilleuses portes et serrures ornées de têtes d’animaux et de fétiches (car ce n’est pas tant le mécanisme de la clé qui protège que le fétiche qui l’entoure…), et forcément dépossession de l’imaginaire. Qu’est-ce que ça vous ferait, vous, d’avoir vos rêves exhibés dans les plus belles collections du monde, sous cellophane et cube de verre et que vous ne puissiez plus les voir qu’à prendre l’avion, à condition, ce qui est loin d’être sûr, que vous obteniez un visa pour le pays d’accueil ? Si les vrais possesseurs des rêves matérialisés dans ces œuvres se mettaient en tête de venir les récupérer, vous imaginez la foule des émigrés, et les vociférations de Guéant.
(carte du pays dogon extraite du site http://www.seydoulemagnifique.com)
Bonsoir,
Sur: « On admettra la thèse officielle selon laquelle l’intérêt porté par l’Occident à l’art de cette zone du Mali l’a en quelque sorte sauvé, comme on admet celle concernant les fêtes des masques actuelles qui, grâce au tourisme, revivraient, et provoqueraient ainsi un nouvel essor de l’art des masques… mouais. »
Je partage d’autant plus votre scepticisme que d’après une de mes amies, anthropologue qui a longtemps vécu dans cette région, le pays Dogon est l’une des régions les plus pauvres du Mali justement parce que les habitants et les autorités font tout pour en préserver le caractère traditionnel intemporel de sorte à ne pas tarir la mane touristique. Je ne sais ce que vaut cette analyse mais ça me parait convaincant.
PS: J’aime beaucoup votre blog même si c’est la première fois que je commente. Et pendant que j’y suis: merci d’avoir mis en ligne vos cours de sémantique formelle à l’ENS: ils m’avaient été très utiles il y a deux ou trois ans quand j’avais dû travailler ces choses là.
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merci pour votre soutien! je suis heureux que vous ayez pu utiliser mes cours de sémantique formelle (donnés à Paris 8). J’ai regardé votre blog, que je ne connaissais pas, et il m’a appris plein de choses (notamment sur cette « trendy » X-phi 🙂 ). Encore merci.
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Certes, mais si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, le musée du quai Branly (et, avant lui, celui des Arts africains et océaniens de la porte Dorée) n’aurait pas dû exister – sans parler des différents « départements » du Louvre ! – ou devrait rendre maintenant aux populations spoliées « leurs rêves matérialisés dans ces oeuvres ».
Jacques Chirac, coupable, une fois de plus !
A la limite, toujours, les visiteurs « conscients » devraient boycotter de telles expositions, expression historique d’un versant du colonialisme : même si Claude Lévi-Strauss a ramené chez lui des statues de ses expéditions et si André Breton possédait quelques masques africains et des poupées Kachinas dans sa fameuse « collection » du 46 rue Fontaine.
De même, Picasso n’aurait jamais pu s’inspirer de « l’art nègre », et l’obélisque de la Concorde ne serait pas devenu un objet touristique dressé au milieu d’une grande place parisienne.
Cela étant dit, vous avez quelque part raison : c’est toute l’ambiguïté de l’intérêt porté par l’Occident aux cultures étrangères, à la faveur de leurs incursions passées dans ces pays (Chine, Egypte, Afrique, Inde, Japon, Mexique…).
Les musées du monde entier (les Anglais possèdent un brillant passé expansionniste) sont remplis de ces « trophées » qui proviennent d’ailleurs, mais ils ont permis ou permettent encore une approche de ce qui était « autre » et « différent ».
Néanmoins, la pire « dépossession » est celle de la liberté : on observe qu’en Tunisie, en Egypte, au Maroc, en Algérie, au Yémen, etc., un mouvement irrépressible s’est levé…, non pas pour réclamer le retour de tel ou tel fétiche ou objet rituel emporté (ou volé) en Europe ou plus particulièrement en France, mais pour agripper un bien plus précieux que des objets, fussent-ils religieux, sacrés, magiques ou personnels.
Heureusement, les immigrés illégaux ou légaux (même si ce n’est pas l’avis de Christine Lagarde concernant ces derniers) seront désormais arrêtés aux frontières par Claude Guéant lui-même, qui fera de sa poitrine un rempart aux « invasions barbares » : il n’y aura donc pas de tentation de visite – voire de tentative de récupération des pièces exposées sous vitrine ou accrochées aux murs – de la part de hordes d’étrangers dont il faut se méfier en toutes circonstances, et plus particulièrement un an avant les élections présidentielles !
Belle mise en page.
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pousser un raisonnement à l’extrême est en général un procédé qui frôle le paralogisme. Regretter que l’on pille sans vergogne l’intégralité d’une culture ne veut pas dire que l’on va s’opposer forcément au fait que des specimens ou échantillons culturels soient présents dans les musées du monde. Ce qu’il y a de particulier avec cette exposition, c’est l’effet de masse et le fait que l’on sache que, sur place, il n’y a quasiment plus rien, si ce n’est de pâles imitation vendues aux touristes. Je sais qu’on a pillé les arts grecs, perses ou égyptiens, mais il y a heureusement à voir dans les musées d’Athènes, de Téhéran ou du Caire.
De beaux esprits se justifient en prétendant que c’est une manière de mettre à l’abri les objets (!), comme si les autochtones étaient nécessairement des vandales inconscients de la valeur intrinsèque de leur art, c’est le pendant de l’attitude qui a prévalu pendant longtemps à l’égard des pays arabes et qui prétendait que ces pays là n’étaient pas faits pour la démocratie. Il faut libérer les gens, mais aussi libérer les esprits, et les oeuvres du génie humain.
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Je suis votre homonyme « Galerie Alain Lecomte » antiquaire, et expert en Arts Anciens d’Afrique Noire. Le probléme d’on vous parlez, » le pillage » ne doit pas être pris sous un seul angle, quand vous connaissez l’Afrique, que vous y avez vécu un certain temps, que vous avez discuté de ces choses avec les gens concernés sur place… Savez-vous que ceux qui ont contribués le plus à la disparition des objets traditionnels ce sont les communautés religieuse, musulman, catholique, protestant et divers sectes américaine, ils sont coupables ( pas tous, heureusement) d’autodafé, vous pouvez jeter un oeil sur l’ouvrage de Raoul Lehuard Art Bakongo page 629, il y a une photo prise en 1911 montrant un brasier qu’un groupe de jeunes hommes Babwendé alimente avec des statues et statuettes de leur éthnie… Cela c’est passé là mais évidemment ailleurs dans toute l’Afrique. Il faut que vous sachiez qu’il y a seulement une quarantaine d’année, personne ou presque ne s’interessait à ces objets, ils étaient disponible pour pas grand chose, les amateurs de cette forme d’art, avait la possibilté d’en avoir un grand nombre et trés ancien… Nous ne pouvons pas revenir en arrière, la colonisation est la cause principale de la mort de ces religions et de leurs supports sculptés. Maintenant qu’il y a un marché pour cela, qu’il y est question d’argent, il y a des gens pour qui cela pose probléme, quand le même objet est présenté au louvre ( acheté par le musée) alors que ce même objet a été proposé gratuitement (parmi d’autres) et refusé quarante ans avant par ce même musée, vous voyez le chemin ! Il en est de même pour le reste, les collectionneurs, les amateurs, les objets sont maintenant dans les pays européens, ils sont là et pas dans les cendres, chez des gens qui les aiment. Depuis que je fais ce métier, mis à part des Africains-Américains je n’ai pas un seul client africain ! Quand ce grand continent aura trouver le calme, ce que je souhaite de toute mon âme, je puis vous assurer que des gens comme moi se souviendront que si il y a l’amour de l’objet, il y a aussi l’amour de son peuple, et que nous aiderons les musées digne de ce nom à se contruire. Boycoter les expo, comme le préconise une de vos correpondante n’est pas la bonne solution, car ces objets montrent au monde que l’Afrique a une histoire, n’en déplaise à certain. Merci pour votre forum. Galerie Alain Lecomte
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Ce questionnement est tout à votre honneur.
On peut aimer l’art nègre et être sensible au dépouillement fait aux peuples autochtones.
Cruellement lucides sans plonger dans un repentir imbécile et inutile.
Ce qui me frappe c’est l’unicité de nos ressentis plutôt que les différences qui nous éloignent. Nous sommes faits du même bois.
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oui, c’est tout à fait ça. Merci.
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Interrogations bien utiles à revisiter. Quand j’étais jeune coopérant au Cameroun j’aimais discuter les prix avec des Sénégalais qui faisaient commerce d’antiquités quand je me piquais d’art traditionnel, mais j’avais peu de moyens et je ne savais pas voir les trésors présents dans les fabrications des enfants avec les moyens du bord que j’ai su apprécier par la suite.
Le pays Dogon avait résisté et en y retournant à deux reprises, j’ai constaté une emprise de l’Islam de plus en plus visible.
Je pense que je vais aller faire un tour au beau musée du quai Branly où j’en apprendrai peut être encore sur la copie de porte de grenier qui garnit mon couloir de bobo petit blanc.
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@galerie Alain Lecomte : merci de votre commentaire qui donne le point de vue du galeriste, qui permet de nuancer l’avis immédiat donné ici. Je suis intrigué aussi par le fait que deux Alain Lecomte se rencontrent!
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