Platon, Orwell, Chomsky

Les conférences, les conversations, les entretiens avec Chomsky nous détournent très souvent des voies que nos habitudes mentales nous incitent à suivre. C’est là la marque d’une pensée exigeante, c’est même à cela que sert de penser, et c’est là ce que devrait toujours être le rôle d’un penseur.

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(copyright Alain L.)

Il est de nombreuses prétendues vérités qui forment la « doxa » dans beaucoup de domaines, alors que si on y regarde de près, on découvre que rien ou presque ne les fonde. Ainsi est-ce une croyance communément admise (et enseignée dans les « meilleures universités ») que le langage est fait pour la communication. Il ne fait pas de doute que nous l’utilisons effectivement pour communiquer, mais nous communiquons aussi de bien d’autres manières. Nos gestes, nos mimiques, la façon de nous habiller sont aussi des moyens de communiquer quelque chose à autrui. Certes, souvent on appelle cela des « langages », mais c’est par métaphore. Il y a loin du système de la langue, basé sur la récursivité (le fait que l’on puisse produire et comprendre des séquences de mots présentant des degrés arbitraires d’enchâssement et de subordination) aux systèmes de mimiques ou de signes du code de la route ! Il est même impropre de s’exprimer ainsi, car cela laisse supposer qu’il y aurait continuité, simple différence de degré, alors qu’il y a différence de nature. Peut-être y a-t-il plus de ressemblance entre l’activité de parler des humains et celle de construire des nids des oiseaux qu’il y en a avec les systèmes de cris des animaux ou les codes en usage dans le monde des images et de la publicité, or la construction des nids n’est pas un phénomène de communication. On peut présumer que le langage (au sens d’un langage interne) soit apparu chez les humains et sélectionné par l’évolution pour d’obscures raisons que nous ne connaîtrons peut-être jamais, et qu’un jour quelques membres de l’espèce humaine aient pensé à s’en servir pour communiquer… Il leur est apparu alors probablement, comme il nous apparaît aujourd’hui, que cet « outil » était bien impropre à cette finalité, puisqu’il permettait plus d’ambiguïtés et de non-sens que de manières d’aller droit au but dans l’expression d’une information. Si Chomsky pense à la « grammaire universelle » comme à un module enraciné dans le biologique et donc, en dernier lieu, comme une dotation génétique (a genetic endowment), il se défie de tout raccourci vers des hypothèses faciles et en général vite falsifiées, comme celle d’un prétendu « gène du langage » (on a fait jouer ce rôle au fameux FoxP2), autant qu’il se défie des « récits » vite bricolés sur « l’origine du langage ». On ne sait déjà presque rien sur l’évolution de quelque trait ou système présent chez des espèces animales inférieures (genre insectes) que ce soit, presque rien sur le système de navigation des insectes, comment voulez-vous savoir quelque chose sur un système tellement plus complexe comme peut l’être le langage humain ? Seules quelques propriétés dites « de grammaire » sont connues à ce jour. Pour le reste, « that goes far beyond our understanding »…

Les mensonges de la politique internationale

Cette façon de pourfendre les fausses évidences s’étend, bien entendu, au domaine du politique. Notre monde occidental est censé apporter un modèle de démocratie qui fonde, paraît-il, l’action extérieure des Etats-Unis, alors que la démocratie américaine a largement démontré toutes ses failles (dites-moi quel candidat a l’appui des puissances financières, possède le budget de campagne le plus grand et je vous dirai qui sera « élu »). On parle de la démocratie américaine mais peu de la démocratie en Bolivie par exemple, alors que là, de vraies élections libres ont pu avoir lieu qui ont mené au pouvoir un Indien Aymara choisi par ses compagnons de lutte. Une idée communément admise est que le bombardement de la Serbie a permis d’empêcher des atrocités au Kosovo, alors que si on regarde de près, c’est l’inverse qui s’est produit, les pires atrocités ayant été commises pendant et après le bombardement. Le rapport Gladstone sur l’entrée d’Israël dans Gaza conclut simplement au caractère « disproportionné » de la réaction d’Israël face aux lancers de roquettes palestiniens, ce qui est le point de vue généralement adopté, mais on a oublié qu’au départ du processus, c’est Israël qui a déclenché le blocus de Gaza (qui dure toujours) pour la seule raison que le résultat des élections ne lui plaisait pas (comme il ne plaisait pas, d’ailleurs, à l’ensemble du monde occidental) et ainsi de suite. Dans tous ces cas et bien d’autres encore, une vérité consensuelle s’impose par le biais évident des médias.

Pointer l’ensemble de ces contradictions devrait être le boulot normal de ceux qui, par leur statut et leur position dans la société, ont les outils critiques leur permettant de traiter l’information. S’ils ne le font pas la plupart du temps, c’est qu’il semble bien plus avantageux de développer des théories cachant les faits derrière un écran de fumée (voire professant qu’ils n’existent tout simplement pas !). Bien sûr, il est plus conforme à une certaine idée de la bonne éducation (celle qui est instillée à Sciences Po ou ailleurs) de développer des discours idéologiques sur la faillite de l’Europe, comme le fait un Pascal Bruckner récemment dans « le Monde », que de révéler que des idéologues américains avaient tout simplement décidé une bonne fois pour toutes, il y a quelques mois, de dire « Good bye, Europa » au prétexte que l’Europe ne participait pas suffisamment aux efforts guerriers déployés par les Etats-Unis au Moyen-Orient et en Afghanistan…

Platon et Orwell

Noam Chomsky rappelait ce lundi, dans le grand amphithéâtre « Marguerite de Navarre » au Collège de France (pourvu que Birnbaum ait apporté ses sandwiches…) que deux problèmes l’avaient passionné toute sa vie, qu’il a caractérisés comme le « problème de Platon » et le « problème d’Orwell ».

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Le premier problème peut se formuler ainsi : comment se fait-il que les humains, tout en ayant une information tellement partielle sur le monde, parviennent à en connaître tant ? Platon le résolvait par la réminiscence. Le second problème peut, quant à lui, et à l’inverse, se formuler par : comment se fait-il que les humains, qui ont tellement d’informations disponibles devant eux, parviennent pourtant à connaître si mal les choses…. Deux questions en apparence contradictoires. La première conduit à s’interroger sur notre questionnement. Y a-t-il un sens à dire que nous pouvons tout connaître ? Aurions-nous la faculté d’élargir notre champ de connaissances indéfiniment ? Ne connaissons-nous pas le monde au travers d’un système d’acquisition du savoir qui est nécessairement borné car ancré dans notre organisation biologique ? Et elle débouche sur les travaux du linguiste.

La deuxième question, elle, concerne le versant politique de la pensée de Chomsky, et il l’a d’ailleurs introduite au moyen d’exemples politiques. Dans de multiples circonstances, nous sommes face à des faits qui devraient logiquement nous faire induire certaines conclusions, mais quelque chose nous en empêche, et c’est en général la force de la propagande. Noam Chomsky fait remonter à la Première Guerre Mondiale l’affirmation que, désormais, la contrainte physique (militaire, policière) ne suffit pas pour que l’Etat s’assure la soumission de ses sujets, mais qu’il faut y ajouter la contrainte idéologique. Il n’a pas fallu attendre Patrick Le Lay et sa proposition de « vendre aux annonceurs du temps de cerveau disponible », pour voir apparaître l’idée sous la plume de certains idéologues libéraux comme Edward Bernays (1928) que « les minorités intelligentes [devaient] enrégimenter jusqu’à la moindre parcelle de l’esprit public, exactement comme une armée enrégimente le corps de chacun de ses soldats » (Chomsky, Raison & Liberté, p. 230, éditions Agone).

Chomsky s’est toujours défendu de la « thèse du complot ». Si les médias fonctionnent d’une certaine manière, ce n’est pas suite à un plan concerté, car ils n’en ont pas besoin. Le processus de sélection des « élites », au travers des (toujours « grandes » !) écoles est en général suffisant pour que les classes dirigeantes (au premier plan desquelles figurent évidemment les tenants du capitalisme financier) soient sûres d’avoir près d’elles des agents fiables et dociles. La thèse des « chiens de garde » autrefois défendue par Nizan, continue de s’appliquer. Les « traitres » (Bourdieu, Rancière … ) sont dénoncés avec hargne par ceux que les hebdomadaires présentent comme « nos intellectuels influents » (même s’ils y incluent Badiou… un loup qui s’est fait bien agneau ces derniers temps !). Ou bien, ces médias font ce qu’ils font en ce moment : passer l’évènement de la visite de Chomsky à Paris presque sous silence. Chut !! Il ne s’est rien passé. Chut !! Il n’a rien dit d’intéressant. Vite, allez voir ailleurs !

Or, la présence de Chomsky à Paris a, je crois, apporté un souffle de fraîcheur et de liberté que l’on n’avait pas connu depuis longtemps. Toujours raison, Chomsky ? Non, rassurez-vous, je ne pense pas ça… et il y a bien des points où j’aurais aimé le titiller si j’en avais eu l’occasion. Mais ceci est une autre histoire, que je développerai un jour…. Si vous le voulez bien !

NB : on peut trouver la version intégrale de la conférence donnée par Chomsky à la Mutualité sur plusieurs sites y compris un blog hébergé par Le Monde.fr , je n’en parlerai donc pas, m’étant concentré plutôt sur les aspects des conférences données ces derniers jours qui ont été peu couverts jusqu’ici. On trouve aussi toujours un grand ensemble de documents et de videos ici .

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8 commentaires pour Platon, Orwell, Chomsky

  1. Carole dit :

    C’est quoi le problème avec ORWELL ? 🙂 …je dis ça parce que je suis en train de lire ses écrits politiques où il soulève les « lièvres » de son époque d’une manière tout à fait intéressante je trouve.

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  2. Alain L dit :

    Dans « Knowledge of language » qui vient d’être traduit en français, Chomsky dit ceci: « Depuis de nombreuses années, je suis intrigué par deux problèmes concernant la connaissance humaine. Le premier est le problème d’expliquer comment nous pouvons savoir tant de choses alors que nous avons si peu de données [NdT: evidence]. Le second est le problème d’expliquer comment nous pouvons savoir si peu, alors que nous avons tant de données [NdT: evidence]. Le premier problème pourrait être appelé « Problème de Platon », le second, « Problème d’Orwell », un analogue dans le domaine de la vie sociale et politique de ce qui pourrait être appelé « problème de Freud. »
    Il fait référence en effet aux écrits politiques d’Orwell, qui mettent en évidence le rôle de la propagande dans la fabrication d’un consensus qui s’éloigne le plus souvent de la vérité. Donc…. si vous lisez Orwell, vous êtes sur la bonne voie 🙂 vous lirez bientôt Chomsky (êtes-vous aller à certaines des conférences d eces jours derniers?).

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  3. le site du Collège de France va mettre en ligne sa conférence le 7 juin
    http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/phi_lan/audio_video.htm
    mais heureusement il y a Mermet. Chosmsky est plus facile à écouter qu’à lire. D’ailleurs la paresse (entretenue en grande partie) ne serait-elle aussi à incriminer dans le peu de réaction et de compréhension du monde par le « peuple » ? Passer du bon temps devant un film idiot ou un match de foot et laisser les grandes questions aux autres ? Ne plus militer dans des organisations et des partis etc. Ceci dit, j’en fais intégralement partie du peuple. Ce n’est pas uniquement moral, cette histoire de paresse, même si le mot est mal choisi. D’ailleurs tiens, les mots, puisque vous en parlez si bien… Outils pour la pensée, je suis tellement contente quand quelqu’un exprime bien ce que je voudrais exprimer. on pense avec des mots, mais si les mots manquent… alors on pense plus ? on pense pas très justes, on se trompe, on comprend mal, on se fait entortiller et adieu la réflexion… pourtant le peuple avec ses mots à lui n’est pas idiot. il comprend dans ses tripes. on nous dit toujours que tout est extrêmement compliqué, qu’on ne peut rien faire pour changer le système, mais quand une grève démarre et qu’elle abouti à quelque chose elle provoque des changements dans les relations entre le gens, dans la compréhension des événements, dans les jeux de pouvoir. mais quand je dis les gens, le peuple… encore des mots à définir !! Alors c’est vrai que si on peut un peu partager le travail, ceux qui sont bien doués pour la réflexion peuvent écouter un peu les autres et traduire 🙂
    Bien à vous

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  4. Alain L dit :

    Merci « journaldunechomeuse », c’est bien comme ça en effet que j’entends les choses et c’est ce qui (modetement) me rapproche le plus de Chomsky finalement: l’idée que ceux qui, par leurs études, ont acquis une certaine habileté dans le maniement des concepts aident les autres, tous les autres, au lieu de se mettre immédiatement au service du pouvoir.

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  5. Carole dit :

    on pense avec les mots dit « journald’unechômeuse », si les mots manquent alors on ne pense plus ? . Boileau disait : « ce qui se conçoit bien s’énonce aisément » : cela voudrait dire que la pensée est avant le mot ? qu’en est-il exactement ? il y a sans doute aussi un usage de la parole qui empêche de penser : les jargons qui compliquent tout, la langue de bois qui anesthésie l’interlocuteur… pas facile de s’y retrouver…. il faut se poser les questions à son niveau, dans sa sphère et élargir autant que possible en essayant de trouver les « bons » maîtres. car en réalité on peut très bien penser avec des mots simples et comme le dit si bien « journald’unechômeuse » avec ses tripes, je crois !

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  6. erikantoine dit :

    article qui vient de paraître dans le mensuel de critique sociale CQFD sur la visite de Chomsky. Extraits:

    « Chomsky dans le 9-3
    Du 28 au 31 mai, Noam Chomsky est en tournée française. CNRS, Collège de France, Mutualité, etc., l’intellectuel américain a surtout fréquenté le Quartier Latin. Une seule fois, il a franchi le périphérique pour aller à la rencontre d’une trentaine de lycéens de Clichy-sous-bois et son intervention, trop cadrée en amont, a laissé sur la langue et le cerveau un goût d’amertume. Une parfaite illustration des mécanismes de pouvoir que Chomsky analyse et dénonce.
    […] Ces élèves, pour la plupart des Noirs et des Arabes – dont une moitié de filles -, ont à peine mentionné la question du racisme et des violences policières. Côté parisien, les organisateurs de la rencontre, le journaliste et l’invité, sont, quant à eux, des hommes blancs. La parité n’est rigoureusement appliquée que chez les pauvres: vérité en deçà du périph’, mensonge au-delà. […]
    Noam Chomsky n’a pas les pudeurs de ces représentants, il a donc expliqué clairement comment les prisons servaient à gérer la pauvreté dans son pays, des taules dans lesquelles une propostion importante de Noirs et de Latinos se trouvent incarcérés. Il a préalablement pris soin de souligner qu’il n’était pas venu à Clichy pour enseigner quoi que ce soit, mais pour apprendre des adolescents. « Les solutions globales doivent être appuyées sur des intitiatives locales », souligne-t-il. Il cite alors pour exemple le modèle d’un quartier très pauvres de Beyrouth où des riches ont cédé des livres aux classes défavorisées afin d’établir un réseau de bibliothèques mobiles. On voit mal en quoi cette initiative locale se distingue des oeuvres de charité. »
    CQFD, n° 79 15 Juin 2010, p. 4-5
    salut à tous!

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  7. Alain L dit :

    intéressant point de vue, mais n’y a-t-il pas une contradiction à reprocher à la fois à Chomsky de s’être cantonné au quartier latin ET de s’être rendu (dans le peu de temps qu’il avait) à Clichy? N’est-on pas dans un cas où, de toutes façons, quoique l’on fasse, on a tort? Charité de la part des riches de Beyrouth à l’égard des plus pauvres, certes, peut-être, mais en effet comment faire la différence avec des actions de solidarité? comment sonder les sentiments profonds?

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  8. Emmanuel CHEIRON dit :

    La formulation de la problématique selon Chomsky est peut-être l’application particulière du problème métaphysique suivant: « Si l’Un existe, pourquoi tout est multiple? »
    Mais pour grimper au sommet du Ladhak, encore faut-il faire de l’exercice mental…
    kiki soso largyalo!

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