La pêche aux crabes et le sens moral

Les rencontres de l’esprit sont, autant que celles qui se produisent dans la réalité, des évènements imprévisibles. Vous ne pouvez pas prévoir que vous allez lire deux livres en même temps et que l’un parlera de la pêche aux crabes au Japon dans les années 1930, et l’autre de la naissance du sens moral chez les bébés …. Et puis qu’est-ce que cela a à voir ? Mais on trouve toujours quelque chose à accorder, même une machine à coudre et un parapluie, eût dit Lautréamont. Ainsi va la pensée, elle se nourrit de tous les hasards, de tous les évènements. Vous y mettez un germe, et le voilà qui pousse et si vous n’y prenez pas garde, cela vous entraînera très loin, vers une redéfinition du monde ou une méditation sur ce qu’il convient de changer en lui.

takiji-kobayashi.1274435346.jpgDans « Le bateau-usine », le roman récemment redécouvert du Japonais Kobayashi Takiji , « l’une des figures majeures de la littérature prolétarienne de l’entre deux guerres » (quatrième de couverture), mort torturé par la police en 1933 à l’âge de 29 ans, des marins et des ouvriers embauchés sur un bateau usine dévolu à la mise en conserve des crabes pêchés au voisinage des côtes du Kamtchatka, partis sur une chaloupe, dérivent et par miracle sont sauvés et recueillis par des paysans russes. On leur a décrit les Russes sous des traits tellement hostiles qu’ils n’en reviennent pas d’être traités par eux comme des hommes, ce qui n’arrivait jamais sur leur bateau. Au cours de cette rencontre, ils vont faire la connaissance des  idées du communisme et ils se promettent bien, à leur retour de les mettre en pratique. Heureux temps où les lendemains étaient encore chargés d’espérance et où l’on pensait qu’il allait suffire de renverser la classe dirigeante pour installer à demeure un état d’harmonie où enfin les hommes seraient traités comme des hommes et non comme des esclaves. Cette prise de conscience d’un autre monde possible ne va pourtant pas sans mal :  Kobayashi Takiji nous montre des hommes humiliés chaque heure de chaque jour, mais qui pourtant pleurent à la seule évocation des « valeurs de la patrie » (quand un destroyer de l’Armée Impériale croise leur route par exemple). Pourquoi sommes-nous tellement attachés à « notre groupe » (notre nation, notre drapeau), même quand cet attachement est contraire à nos intérêts et nous maintient dans ce qu’il faut bien appeler objectivement une aliénation ?

takiji.1274435318.jpg

(scène du film adapté du roman en 1953)

alison_sm_cropped.1274435567.jpgAlison Gopnik (cf. billet antérieur du 26/04), dans les derniers chapitres de son livre si riche « Le bébé philosophe » (qui est plus un livre de philosophie qu’un livre sur les bébés à proprement parler, et qui n’est en tout cas pas un « livre de recettes pour bien élever son enfant »), aborde la question du sens moral. Elle y montre que celui-ci émerge à partir de l’empathie, attitude que le jeune enfant possède dès la naissance à l’égard de son entourage, car il sait, le chérubin, se reconnaître dans les sourires et les éclats de joie de ses proches, il adopte même littéralement, dit-elle, les sentiments des autres. A dix-huit mois, Minie éclate ainsi en sanglots quand elle voit sa maman (ou sa grand maman) soigner une ampoule au pied, car elle sait d’emblée se mettre à la place d’autrui et elle réalise que ce bobo pourrait être le sien. De là vient l’altruisme : si je souffre moi-même de ce que l’autre endure, alors je vais essayer de supprimer la source de cette douleur. Si nous en restions là, comme l’humanité serait heureuse ! Mais l’empathie se manifeste pour le meilleur comme pour le pire : percevoir la colère d’autrui met en colère le jeune sujet. La haine suscite la haine et la violence, la violence. Il se développe ainsi des cycles vicieux de l’interaction sociale au même titre que des cycles vertueux.

Autre défaut grave, et qui nous conduit au cas des pêcheurs japonais : apparaît vite la propension à établir des classifications et des groupements : prenez un groupe d’enfants (et même d’adultes) et distribuez leur arbitrairement des maillots rouges et des maillots bleus. Supposons que le sujet qui nous intéresse se voit assigner un maillot bleu. Très rapidement, vous allez le voir manifester une préférence pour les bleus. Et cela conduit bien sûr aux bagarres de supporters, aux massacres inter-ethniques et aux guerres fratricides. C’est que l’empathie semble-t-il a bien du mal à sortir des limites du groupe social d’appartenance (voire de la tribu, ou de la famille), même quand celui-ci est déterminé arbitrairement. Les religions et les doctrines révolutionnaires s’efforcent d’étendre cette notion de groupe, mais se heurtent aux limites de celui qu’elles définissent elles-mêmes par leur appartenance.

On se réjouit d’un certain progrès moral : l’abolition de l’esclavage, après tout, est un de ces pas qui ont conduit à la reconnaissance que tous les humains étaient semblables, (quand bien même des formes modernes d’esclavage demeurent, notamment sous la forme de l’esclavage sexuel).

Renouveler la pensée de gauche, entend-on souvent. Il le faut en effet, mais cela passe nécessairement par une prise en compte sérieuse des découvertes scientifiques les plus récentes en sciences humaines. Il sert à peu de choses de s’évader dans une doctrine idéaliste qui ne prendrait pas en compte les déterminants de base de l’espèce humaine. C’est à partir de ceux-ci qu’on peut se poser des questions utiles comme : existe-t-il des moyens de développer l’empathie entre les humains, de faire en sorte qu’ils adoptent un parti pris de coopération mutuelle ? Comment combattre l’effet dévastateur de l’argent ? La question était déjà posée par les marxistes et les léninistes du début du XXième siècle : que substituer au stimulant matériel ? La genèse du sentiment de possessivité vis-à-vis de l’argent (« toujours plus » quand on en a déjà bien assez) n’est pas étudiée par Alison Gopnik : c’est un manque. Il faudrait pourtant la comprendre, n’est-elle pas à la base de notre économie et de sa « crise » ?

Est-ce que la réflexion que semble avoir le PS autour de la notion de « care » va dans cette direction ? Par charité, on pourrait répondre par l’affirmative, même si c’est une avancée encore bien modeste… et qui, pour modeste qu’elle soit, n’a pas fini de se voir ridiculisée par les « beaux esprits », de Valls à Mélenchon.

chomsky2.1274435899.jpgDans les entours de cette pensée figurent aussi les réflexions politiques de Noam Chomsky, que cite le dernier numéro du « Monde Diplo » (Je pense que ni l’histoire ni l’expérience ne démentent les suppositions d’Adam Smith et de David Hume selon laquelle la sympathie et le souci pour le bien-être des autres sont des traits fondamentaux de la nature humaine).

 

(Il est vrai toutefois que la théorie du sens moral développée par les chomskyens est sensiblement différente de celle d’Alison Gopnik : ils le font dériver d’une sorte de système de règles inné, un peu comme dans le cas du langage, mais je ne crois pas que cette analogie soit nécessairement la bonne et je préfère décidément la thèse de l’empathie).

Cet article a été publié dans Bébés, Livres, Philosophie, Politique. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

8 commentaires pour La pêche aux crabes et le sens moral

  1. michèle dit :

    Ce qui est passionnant dans le foisonnement intellectuel que vous décrivez, ce sont les liens faits entre deux entités semblant si éloignées. Qui finalement, semblent correspondre intimement à ce qui vous anime.
    Comme si, pour chacun d’entre nous, chaque pièce de notre puzzle perso. nous emmenait vers une unité, profonde, de notre questionnement existentiel.
    Sur l’empathie, oui, certes.
    Mais il reste un sacré vieux fond de cruauté ; est-ce lié à l’instinct de survie, un truc ancestral ?

    J’aime

  2. Alain L dit :

    Oui, Michele, l’intérêt dui blog (et de l’écriture plus généralement) est celle-ci, à mon avis, de faire ressortir une unité, ou plutôt de la construire là où elle n’existe pas forcément. La construction du moi comme fiction (ou « soi comme un autre » selon Paul Ricoeur)…
    Sur la cruauté, Alison Gopnik ne dit rien…. Bien sûr, il faut tenir compte de cela aussi. Mais quelle cruauté? N’y en a-t-il pas plusieurs? Chez le petit enfant, ne correspond-elle pas à une simple ignorance (on va essayer pour voir), ou bien alors, elle entre dans les cas de souffrance (infliger à autrui ce qu’on subit soi-même). Que le thème de l’empathie ou « du care » pénètre la réflexion sur le renouvellement de la pensée de gauche me semble en tout cas une bonne chose, c’est sans doute dans l’air du temps puisque hier, dans « le Monde », la tribune d’Edgar Morin terminait exactement là-dessus.

    J’aime

  3. michèle dit :

    Je pensais plus à la cruauté des adultes, mais c’est vrai qu’enfant, je me souviens des jeux des garçons, jamais je n’aurais osé un dixième de leur main mise sur le monde.
    Oui, c’est intéressant ce que vous dites sur l’intérêt des blogs, de lier ce qui semble disparate. Encore faut-il avoir la cohérence nécessaire.
    Ce qui m’intéresserait plutôt, ce serait comment la culture d’autrui, sa vision sur le monde est en interaction avec la mienne ; là, je trouve riche l’échange, avec une remontée des souvenirs, et une compréhension du pourquoi on a fait ce parcours. Pour moi, blogguer permet une accélération du processus de compréhension, et puis aussi la rencontre avec des gens que l’on ne fréquenterait pas autrement, à cause de nos classifications sociales.
    Cela nécessite beaucoup de respect mutuel, sinon c’est la chasse aux sorcières, avec un déchaînement de violence effrayant.
    J’attends avec impatience ce que vous nous relaterez de Chomsky ; j’aime sa modestie, et le fait qu’il ne soit pas inféodé à quiconque. J’admire les esprits libres, capables d’autarcie, non soumis à des modes, mais fidèles à leur ligne tracée.

    J’aime

  4. carole dit :

    Ah OUI OUI : des liens, des associations d’idées, des ponts entre des domaines différents : voici votre pensée en mouvement ! c’est formidable…. Je suis en train de lire les écrits politiques de Georges Orwell. Il passe aussi de la description de la souffrance des autres (la vie REELLE des chômeurs pendant la crise de 29) à des réflexions morales et politiques.
    Tellement de pistes dans votre article, tellement de questions « qui en valent la peine » comme : « que substituer au stimulant matériel ? » ou encore : qu’est-ce qui empêche les gens de prendre un parti pris de coopération mutuelle ??? il me semble qu’en son for intérieur déjà on peut se poser ces questions. ce qui peut conduire à une remise en cause assez personnel et intime avant de servir à la collectivité ou à la rénovation d’un parti politique.
    Cela eveille une autre question : comment passer de l’individuel au collectif et comment ne pas briser le premier dans l’intérêt du second ou inversement. (un peu confus ce que je dis ? possible :-))

    J’aime

  5. Cybionte dit :

    Bonjour,
    Il me semble important d’introduire une notion supplémentaire pour mieux comprendre les mécanismes en jeux dans les relations humaines: la sympathie, (dans le sens « Fait de s’associer aux sentiments d’autrui »). En effet il est tout à fait possible de se mettre à la place des autres sans pour autant être contaminé par les émotions des autres. Voir éprouvé l’inverse du sentiment perçu. Cela peut expliquer les fonctionnements pervers avec la cruauté, ou le fonctionnement du psychopathe, tout à fait capable de savoir ce que l’autre ressent sans pour autant le ressentir. De même un psychothérapeute doit pouvoir faire preuve d’empathie mais ne doit pas être en sympathie, au risque d’être incapable d’aider son patient.
    C’est pourquoi la différence entre empathie (se mettre à la place de l’autre) et sympathie (ressentir les sentiments de l’autre) est importante.
    L’altruisme est alors fondé sur la sympathie, ainsi que le propose le TLFi « Disposition bienveillante à l’égard des autres, fondée sur la sympathie » http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=4127826270; et non sur l’empathie.
    Empathie, sympathie sont des caractéristiques qui ne sont pas propres aux être humains, elles sont vraisemblablement liées en grande partie aux neurones miroirs, qui nous font traiter ces informations venant de l’extérieur par les mêmes zones cérébrales qui nous permettent de les mettre en oeuvre. Il est donc vraisemblable que le sous-bassement neurologique soit fortement dépendant de mécanismes innés. Ce qui n’empêche aucunement l’intervention des apprentissages, pour développer ou maitriser tel ou tel aspect de l’empathie ou de la sympathie.

    J’aime

  6. Alain L dit :

    Bonjour Cybionte!
    Faut-il accorder tant d’importance aux « neurones-miroirs »? c’est-à-dire se rabattre si vite sur l’organisation biologique? (ce serait facile en effet). Alison Gopnik envisage cette hypothèse mais l’écarte: les neurones miroirs ont d’abord été étudiés chez les singes qui justement « n’imitent » pas au sens des bébés humains. On peut d’autre part se poser la question de savoir si ces neurones agissant comme miroirs ne sont pas plutot des effets que des causes, les associations entre le voir et le faire se faisant dans les mêmes cellules au terme d’une évolution?

    J’aime

  7. michèle dit :

    Ce qui me semble important dans la nuance apportée entre sympathie et empathie, c’est la notion de sincérité.
    La sympathie peut être très factice. On ne peut pas tricher avec l’empathie.
    Un psychologue, ou psychiatre, se doit d’être à distance, et neutre ; son rôle est un effet miroir, révélateur de la propre pathologie du patient. De l’empathie, ou même de la sympathie ne feraient que retarder le processus de compréhension.

    Un jeu, pervers, ô combien, consistant à donner à différents individus ce qu’ils recherchent avec un total désinvestissement de soi-même, ne peut qu’engluer celui/celle qui s’y investit dans un vide astral.

    En effet, la relation humaine, la vraie, consiste avant tout à traiter l’autre comme un être sensible, doué d’intelligence et de raison, et aussi d’émotions.

    Tout acte de quiconque et quel qu’il soit envers autrui en lui déniant cette chaleur là, intrinsèque à l’homme, est mortifère, sur celui qui le subit, mais également sur celui qui le commet.

    Il suffit alors de lire L’espèce humaine de Robert Antelme, pour s’en convaincre, et s’en garder.

    La gravité de ce commentaire-là est liée à ce que je lis sur la toile, aux manipulations observées, et à l’effroi qui , de ce fait, m’étreint.

    J’aime

  8. Carole dit :

    juste en passant : il me parait quand même important que chaque individu s’implique personnellement dans la compréhension de ce qui fait de lui un être humain et ne pas tout laisser aux scientifiques. La cure psychanalytique, ou l’analyse est une façon de réfléchir en profondeur sur ce que l’on est, ce dont on a besoin, ce qu’il nous manque (pour être heureux?) pour être bien ? élargir cette analyse intime vers le social et le politique : savoir que l’un ne va pas sans l’autre…

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s