Comme je lui avais demandé : « et alors, Chomsky, qu’est-ce qu’il pense de tout ça ? », mon ami P. P. m’a aussitôt envoyé ce lien vers une émission de télévision américaine câblée où l’on peut voir Chomsky répondre à la question : « what’s next ? the elections, the economy and the world». On constatera au passage que « le célèbre linguiste » porte encore bien ses plus de quatre-vingts balais et… que ce programme de télévision s’intitule « Democracy Now ! » (essayons d’imaginer en France une chaîne de télé dénommée « Démocratie Maintenant ! »…).
On s’étonnera peut-être que je consacre si souvent, sur ce blog, un billet à Chomsky (il est certain que cela n’encouragera pas les rédacteurs du Monde à m’inclure dans leur liste de « blogs préférés »… – mais cela n’a vraiment aucune importance! -), je m’en explique aisément : je ne vois pas aujourd’hui, dans notre monde occidental, beaucoup d’intellectuels qui puissent soutenir la comparaison avec le penseur américain (j’ai parfois mentionné Badiou ou Zizek mais ces derniers ont une pensée encore très abstraite et spéculative, relativement peu étayée sur des faits concrets, voire des arguments scientifiques). Etre un intellectuel dans notre monde, ce n’est pas simplement agiter des idées, fabriquer des mythes ou vouloir « ré-enchanter » la vie en société, c’est d’abord, et avant tout, faire un effort de lucidité et s’armer d’assez de courage pour risquer d’aller parfois (souvent) à contre-courant de l’idéologie commune. C’est ce que fait Chomsky.
Car que dit-il en substance dans cette émission enregistrée à Boston ?
Certes que l’élection d’Obama est un évènement historique :
The word that the rolls off of everyone’s tongue is historic. Historic election. And I agree with it. It was a historic election. To have a black family in the white house is a momentous achievement. In fact, it’s historic in a broader sense. The two Democratic candidates were an African-American and a woman. Both remarkable achievements. We go back say 40 years, it would have been unthinkable. So something’s happened to the country in 40 years. And what’s happened to the country- which is we’re not supposed to mention- is that there was extensive and very constructive activism in the 1960s, which had an aftermath. So the feminist movement, mostly developed in the 70s-–the solidarity movements of the 80’s and on till today. And the activism did civilize the country. The country’s a lot more civilized than it was 40 years ago and the historic achievements illustrate it. That’s also a lesson for what’s next.
Mais bon, peut-on parler de « grande victoire de la démocratie » pour autant ? Ce qui s’est passé aux Etats-Unis est certainement unique si on ne regarde que les pays occidentaux développés (les pays européens…), mais cela ne l’est pas si on élargit son champ de vision. La victoire d’Evo Morales en Bolivie par exemple, un Indien Aymara, était tout autant inimaginable il y a quarante ans que celle de Barack Obama aux Etats-Unis. Et cette victoire permet d’opposer deux types de « démocratie » : il y a celle dont nos pays se réclament (dont on sait les limites : rôles des grands groupes de média et, d’une manière plus générale, de l’argent, passivité des « citoyens » dont le rôle se résume à glisser un bulletin dans une urne de temps à autre et à observer la vie politique comme un spectacle) et il y a celle qui permet l’expression de mouvements de masse qui élisent leurs propres représentants et propulse ainsi sur le devant de la scène des individus qui n’ont pas été pré-sélectionnés par des enquêtes d’opinion, mais choisis en fonction du rôle qu’ils ont eu dans des luttes effectives.
L’élection américaine, comme la française, ou l’italienne, sont avant tout question de rhétorique, ou pour dire mieux « d’avertising », autrement dit de publicité. Et :
The goal of advertising is to create uninformed consumers who will make irrational choices. Those of you who suffered through an economics course know that markets are supposed to be based on informed consumers making rational choices. But industry spends hundreds of millions of dollars a year to undermine markets and to ensure, you know, to get uninformed consumers making irrational choices.
And when they turn to selling a candidate they do the same thing.
Autrement dit, l’élection d’Obama, même si elle traduit une évolution de la société américaine dont on ne peut que se réjouir (et qui laisse nos sociétés européennes à la remorque), n’échappe pas à cette règle. Aussi ne devrions –nous pas nous étonner outre mesure des « déceptions » que nous ne manquerons pas d’endurer. De qui s’entoure en effet le leader démocrate ? Les commentaires de Chomsky sur le sujet sont éloquents, notamment quand il cite les futurs responsables de l’économie :
They [Robert Rubin et Larry Summers] are among the people who are substantially responsible for the crisis. One leading economist, one of the few economists who has been right all along in predicting what’s happening, Dean Baker, pointed out that selecting them is like selecting Osama Bin Laden to run the war on terror.
Voilà donc ce que pense Chomsky sur cette élection historique.
Mais revenons maintenant à ce qui nous concerne plus directement : la situation française. On a du mal en effet à imaginer une émission, une chaîne câblée, un mouvement politique en France qui s’intitulerait « La démocratie, maintenant ! » (même Besancenot, même Bayrou ne le feraient pas). Et il est particulièrement étonnant qu’on ne puisse pas l’imaginer. Comme si dans nos pays, la démocratie était pleinement réalisée. Or, tout ce que nous voyons autour de nous prouve le contraire. Avons-nous accepté, par un vote effectif, l’âge de la retraite à 70 ans ? Avons-nous accepté la privation de revenus pour les chaînes de télévision publiques, en faveur des chaînes privées ? Est-ce que nous disons notre mot sur les réformes dans l’enseignement, là où même les principaux intéressés ne peuvent pas se faire entendre ?
Chomsky a sans doute raison de dire que si les Etats-Unis ont pu élire un Afro-Américain à leur tête, si une femme a pu aller si loin dans la course au pouvoir, elle aussi, Hillary, c’est grâce aux mouvements de masse des années soixante : ce ne sont pas des « cadeaux tombés du ciel », et si nous souhaitons que des progrès de cette sorte soient encore possibles dans le futur, cela ne pourrait être que grâce à d’autres mouvements de masse qui seraient similaires. Il est pourtant bien évident que la structure des pouvoirs autant que l’organisation des médias font tout pour les empêcher. Comment parler de démocratie dans ces conditions ?
Les grands mouvements populaires paraissent de plus en plus improbables. la peur de la précarité, de la pauvreté, la course à l’acquisition de biens matériels éphémères ont pris le pas…tristesse et inquiétude.
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je crois quand même que si la crise s’aggrave encore au point où les gens en arrivent à se dire qu’ils n’ont plus rien à perdre, de grabds mouvemnts populaires peuvent naître. Ils risquent alors de balayer les partis existants (on ne voit pas comment par exemple le PS s’y serait préparé…) et de provoquer beaucoup de bouleversements que nous ne pouvons absolument pas prévoir.
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Sur l’élection de Obama je me suis fait cette réflexion : les USA suivent un mouvement engagé en Amérique latine, l’accès au pouvoir de personnes qui ne sont pas blanches (puisque c’est bien là le critère!). Par contre la différence est que Obama appartient à une minorité, alors que Moralès appartient à la majorité (près de 70% d’Indiens et de métis en Bolivie). Je parle d’un mouvement car Moralés est le plus emblématique, mais Correa est métisse, tout comme Chavez, tout comme Toledo l’ancien président péruvien, Lugo, le nouveau président Paragueyen, est lui aussi me semble-t’il métisse et de toute façon entouré de nombreux Guaranis. En Amérique centrale ce mouvement accélère.
En fait en dehors du Chili, de l’Argentine et de L’Uruguay, les 3 pays « blancs » et le Mexique (mais je pense que ça va bientôt changer aussi), les peuples « premiers » se rapproprient le pouvoir confisqué au moment de la colonisation. Ce mouvement va-t’il duré? C’est très probable, les oligarchies sans le soutient des USA ont en effet peu de chance de pouvoir continuer à dominer le continent et je ne crois pas que les peuples latino-américains laisseront, une fois encore, les USA reprendre le pouvoir sur le continent.
Bref d’une certaine manière les USA deviennent un pays suiveur et c’est une bonne nouvelle. Est-ce que ce mouvement présage la fin de 3 siècles de dominations européennes sur le monde, cela serait bien.
Le soucis de Chomsky est finalement qu’il vient de ce monde en déclin, il serait peut-être temps que les voix non occidentale se fassent réellement entendre, pourquoi un Yunnus obtient-il le prix Nobel de la paix et non d’économie par exemple. En Amérique du sud les penseurs sont le plus souvent encore sur le constat, l’inventaire, la réécriture de l’histoire, mais pas sur la construction d’une nouvelle société (Galeano, Gelman, Piña etc.), ceux qui pensaient en une autre société ont bien souvent fini sous les balles et la tortures des dictateurs que nous avons soutenus (je pense par exemple à Walsh, Oesterheld), mais le mouvement est en marche, l’Amérique latine y joue son indépendance, celle qu’à obtenu Cuba en 59, celle qui n’avait pas de réelle existence avant le début des années 2000 sur le reste du continent.
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L’arbre du symbole fort de l’élection d’Obama ne cache pas la forêt de la finance toute puissante. Pourquoi les US viennent-ils de refuser la proposition de gendarme financier mondial. Ce pays est un état tenu par la mafia de la finance depuis des lustres, l’élection d’Obama y changera t-elle quelque chose ?
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merci Dul de ce long commentaire qui montre que tu en connais un bout sur l’histoire récente de l’Amérique latine. Je ne connais pas les noms que tu cites (Galeano, Gelman, Pina etc.) mais c »est un fait que ce qui se passe en Amérique latine est enthousiasmant et que les USA ne sont sans doute plus dans la position où ils étaient il y a trente ou cinquante ans pour réprimer les mouvements progressistes de ces pays (ils ont bien trop à faire avec le monde oriental).
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galeano, jete conseille : les veines ouvertes de l’amériques latines
Ce n’est pas un livre récent, mais c’est un livre fondamental.
Je crois que les USA ont aujourd’hui trop à faire avec eux-même.
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