Nocturne indien

Les grands voyageurs, ceux que je connais en tout cas, nous ont abondamment laissé de témoignages sur leurs traversées des déserts, leurs jonctions par route entre des points mythiques (Venise, Pékin, Istanbul…) et puis souvent leur errance dans les steppes de l’Asie Centrale, leurs marches de forcenés au travers du Taklamakan, du Gobi ou du Tsaïdam. L’un des plus récents, le journaliste Bernard Ollivier, auteur d’une « Longue Marche » a suivi à pieds l’itinéraire de la Route de la Soie, il est passé par Samarcande, le Fergana, la Khyrgizie, Xi’an et enfin Pékin.
Mais l’Inde ? qui a le mieux parlé de l’Inde ? Henri Michaux ? Octavio Paz ? Pier Paolo Pasolini ? Jean-Claude Carrière peut-être ? à moins que ce ne soit Tabucchi dans son « Nocturne Indien », repris au cinéma dans un merveilleux film d’Alain Corneau (1989), avec Jean-Hugues Anglade et, tout à la fin, dans une séquence dont on ne sait trop que penser (sérieux, moquerie, auto-dérision ?), la belle Clémentine Célarié. « Nocturne Indien » c’est ce film, et en même temps cette longue nouvelle de Tabucchi, où un jeune français débarque à Bombay à la recherche d’un ami qui s’est perdu et dont on devine vite qu’il n’est autre que lui-même (d’où la moquerie de Clémentine qui ne prend pas très au sérieux ce charabia pseudo-romantique…). Mais entre l’arrivée sur Marina Drive et la fin du chemin dans un hôtel de luxe goanais, le héros aura trouvé l’Inde et toutes ses occasions de rencontres extra-ordinaires, que ce soit avec une fille muette et aveugle qui lui lit son avenir, ou bien avec les sociétaires d’une Société Théosophique ou encore avec un rescapé des camps nazis qui se fait appeler Peter Schlemihl, amateur d’art indien et collectionneur de sculptures de Kali et qui va à Madras à la rencontre du médecin allemand qui l’a utilisé comme cobaye. Je ne sais pas pourquoi ce film donne autant le sentiment d’un contact intime avec la culture indienne alors qu’il n’émane pas à proprement parler d’un spécialiste de l’Inde et que la musique de fond est tout ce qu’il y a de plus occidental, pensez : un quintette de Franz Schubert, mais justement c’est là le coup de génie de Corneau : loin des clichés et des musiques exotiques raconter un point de vue totalement subjectif, celui d’un être un peu paumé qui reçoit ce pays en pleine face.
Si les grands voyageurs dont je parlais plus haut ont peu parlé de l’Inde (Nicolas Bouvier entre autres, au cours de son voyage des années cinquante qui est la matière de son célèbre « Usage du monde », arrêtera son récit aux frontières de l’Inde, au Khiber Pass plus précisément, avant de le reprendre plus tard, dans « Le Poisson-Scorpion » alors qu’il vient de sortir de l’Inde et se trouve au Sri-Lanka, l’Inde apparaît alors comme un blanc dans la narration et on ne retrouvera de lui que quelques pages qu’il avait publiées dans des journaux suisses, dans son œuvre complète publiée chez Gallimard (Quarto) en 2004) n’est-ce pas que, décidément, il y avait trop à dire et trop à vivre en ce pays pour qu’on puisse distraire ne serait-ce que quelques instants par la tâche de l’écriture les précieux moments que l’on passait à l’observation.
Ce n’est pas comme la Chine, ou bien d’ailleurs n’importe quel autre pays, où le regard est déjà organisé : il sait ce qu’il va voir, ou au moins, il sait comment et dans quel ordre il va balayer l’espace autour de lui pour y remarquer ici un homme tirant un pousse-pousse, là quatre femmes assises et lasses, ployées sous la chaleur de l’été, en train de faire leur partie de Mah-Jong, ailleurs une armée d’employés en rang sur le trottoir qui suivent attentivement les consignes du jour avant d’exercer leur fonction quotidienne. Non en Inde, le regard se désorganise, là où il attend une fleur il voit surgir un monstre, là où il n’espère plus rien de tant de misère, il s’éblouit d’une femme sublime en rouge sari. Il croise dans les rues trépidantes de Dehli des hommes entièrement nus pieusement assemblés qui convergent vers leur temple Jaïn et il s’étonne de rencontrer tout de suite après des femmes en burkhas. L’Inde explose à la figure et cette explosion est filmée à l’extrême ralenti. Il retombe partout des fleurs d’hibiscus et de caféier. Le souffle de l’air s’emplit d’odeurs de muscade et de poivre. Le gingembre ramassé sèche au soleil (Cochin) dans les cours des entrepôts qui l’expédient au-delà de la Mer d’Oman, recouvert, pour sa conservation, d’un produit qui le rend bleu-blanc comme la chaux teintée de bleu des maisons des îles grecques.

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On parle en Inde tant de langues et de dialectes qu’il a fallu installer à Mysore un important Centre d’Etude des Langues Indiennes, où des chercheurs informaticiens ont mis au point les programmes permettant de construire rapidement des dictionnaires et des opérations de traduction de n’importe laquelle de ces langues vers n’importe quelle autre. Le sanskrit lui-même n’est pas oublié (on pourra à ce propos consulter le site de Gérard Huet : http://sanskrit.inria.fr/ ), bien au contraire puisque certains chercheurs songeraient à en faire leur langue-pivot dans les programmes de traduction automatique !
La dernière fois que je suis allé en Inde, je lisais au retour dans une revue distribuée dans l’avion que l’Inde serait le premier pays à établir une carte tri-dimensionnelle complète des ressources minières de la Lune et pourtant, une année auparavant, je gravissais encore la montagne au départ de Siliguri, vers Darjeeling, dans ce fameux petit train (« toy-train ») laissé par les Anglais qui n’avait jamais été modifié depuis sa création, train unique au monde, parfois obligé de rebrousser chemin pour repartir dans l’autre direction quand le virage à négocier est trop aigu, ou bien aussi de boucler sur lui-même, collectionnant ainsi ce que tout bon mathématicien appellerait des points de singularité le long d’une ligne où l’on a parfois intérêt à descendre pour se dégourdir les jambes avant de remonter plus loin – le collègue avec qui j’étais amusait la galerie en descendant du train et en faisant semblant de le pousser – Img025_3
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Autre moyen de locomotion, le bus régional tel que celui qui devait nous emmener, C. et moi, d’Ooty à Cochin, mais où nous fûmes si compressés, écrasés, asphyxiés qu’au premier arrêt dans une ville de quelque importance (Palakkad) nous dûmes fuir en demandant grâce et je partis à la recherche d’un taxi pour les derniers kilomètres, lequel fila, toutes vitres ouvertes dans la plaine retrouvée : qu’il était bon enfin de respirer à pleins poumons un vent qui venait de la mer et agitait d’un indolent mouvement les palmes des cocotiers dont le nombre s’accroissait au fur et à mesure de notre progression joyeuse et klaxonnante.
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Ces bus régionaux réservent toutes les surprises, les douleurs mais aussi les plaisirs, comme celui d’humer durant tout un voyage le bouquet de jasmin dans la coiffure d’une jeune indienne sur la route de Pondichéry ou celui de rire du rire d’un enfant à qui l’on offre sa dernière barre chocolatée à l’arrière du car qui mène de Panjim à Calangute.
Impression d’hallucination lorsqu’on se réveille en pleine nuit au cours d’un long trajet qui passe par un col près de Shimla, où l’on croise de monstrueuses files de camions Tata arrêtés au bord de la route, phares allumés, dont les chauffeurs prennent enfin un peu de répit après cette route harassante qu’ils ont faite, et pleine de dangers, depuis le Cachemire tout proche. J’ai vu alors dans la nuit des soldats frapper les chauffeurs à coup de sticks pour leur commander de se réveiller et repartir pendant que notre bus péniblement était obligé de mordre sur le bas-côté instable pour pouvoir croiser d’autres files de cars et de camions venant d’en face. Une autre fois, descendant de Leh et à l’approche de Manali, une année où l’été avait été particulièrement pluvieux, ce qui avait tiré les torrents de leurs lits et détruit les routes (mais c’est devenu routine depuis) et à cause de cela nous avions dû attendre que les communications routières soient rétablies et nous prenions l’un des premiers bus autorisés à circuler de nouveau, devant nous, le bus qui roulait de concert avec nous avait perdu une roue dans la descente du Rohtang La, et nous nous arrêtâmes au bord de la route pour aider le chauffeur à la re-fixer, au moyen de six boulons repris à notre propre bus, que l’on jugeait dispensables. Il n’est pas rare de rencontrer sur les chemins de ces hautes régions des cars qui attendent, le moteur ouvert et quelques pièces gisant sous le capot, le chauffeur tout en sueur s’escrimant sur un vilebrequin rouillé pendant que les voyageurs, toujours patients, s’éventent assis sur les rochers ou se font un café de fortune avec leur petit réchaud à alcool.
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C’est un cliché que de dire l’Inde « mystérieuse ». « Mystérieuse » elle ne l’est pas plus que tout autre pays, pas plus que toute autre réalité humaine, mais ce qui frappe ici c’est la complexité. Semblablement à ce que Rilke disait du Beau, qu’il n’était « jamais que le degré du Terrible qu’à jamais nous supportons », sans doute pourrions-nous dire que le « mystère » n’est jamais que le degré du complexe que nous ne pouvons plus maîtriser, comme le trop-plein d’agitations contradictoires ressenti en mer ou en voiture nous cause malaise et nausée parce que nos organes sensoriels s’affolent.

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