Matière consciente

Dans le billet de la semaine dernière, je disais que Chomsky avait ouvert une voie vers une approche scientifique de la conscience. il ne donnait pourtant pas de solution et ne cherchait pas à « expliquer la conscience » plus que Newton au XVIIIème siècle n’avait cherché à donner une explication à la gravité. Il se contentait de suggérer que des approches nouvelles pouvaient exister pour peu que l’on se débarrassât du vieil antagonisme entre le corps et l’esprit.

isaac_newton
Newton, justement – toujours lui – avait eu l’audace de se débarrasser de l’idée de corps au sens où la véhiculaient Descartes et les autres philosophes de l’époque. La matière se trouvait tout à coup dépouillée de l’aspect intuitif qui l’accompagnait, basé sur la dureté, la solidité, le contact. Les « forces » devenaient citoyennes de première zone dans la République des sciences, si l’on ose dire. Tout le monde ne s’en est sans doute pas rendu compte tout de suite si l’on en croit la façon dont cette représentation de la matière a subsisté longtemps : on la trouvait encore chez les découvreurs de l’atome qui ont probablement cru qu’ils avaient trouvé les constituants ultimes, et qu’ils étaient insécables et corpusculaires. Jusqu’à ce que la physique quantique passe par là et fasse justice de ces images pour installer à la place des fonctions d’onde et des densités de probabilité… La matière est loin d’être la substance au sens de Démocrite… On peut juste lui assigner des propriétés : masse, charge électrique, spin… Elle répond à la gravité mais il ne faut pas la voir comme un assemblage de balles de ping-pong.

Et il y a peut-être alors divers types de matières, et l’un de ces types pourrait être celui de notre esprit/cerveau (Chomsky parle souvent de mind/brain pour désigner ce mixte bizarre d’une matière et d’une pensée), Bref, il pourrait y avoir une matière consciente. Et cette propriété de conscience pourrait n’être pas plus étonnante alors que celle de gravité appliquée à la matière « normale »…

Dans ce genre de direction, il est fascinant de prendre en considération les thèses de Giulio Tononi, un professeur de l’Université du Wisconsin, présentées la première fois en 2004, car elles sont basées sur l’idée que la conscience est identique à une certaine sorte d’information, dont la réalisation requiert une forme physique, et pas seulement fonctionnelle, et qui peut être mesurée au moyen d’une métrique que l’on appelle une « métrique phi ».

tononi

Quand il dit « une forme physique et pas seulement fonctionnelle », Tononi cherche à s’affranchir des thèses fonctionnalistes qui demeurent dualistes en ce qu’elles supposent que, comme dans un ordinateur, un niveau fonctionnel abstrait existe par-dessus les composants physiques, par exemple électroniques, et que c’est ce qui fait qu’on puisse parler de « symboles », de « fonctions », de « programmes » sans faire appel à la manière dont ils sont réalisés au sein de la matière. Ici, l’information est « intégrée » au monde physique. D’où la dénomination donnée à la théorie de : « Integrated Information Theory of Consciousness » – Théorie Informationnelle-Intégrée de la Conscience ». Cette théorie essaie de tenir compte de deux ensembles de convictions : d’une part elle tient à préserver l’intuition cartésienne selon laquelle l’expérience est immédiate, directe et unifiée, d’autre part, elle part des descriptions du cerveau effectuées par les neuro-scientifiques.

Pour le dire brièvement, la Théorie « I-I » de la Conscience suppose que des éléments soient regroupés dans un système, avec des relations physiques de cause à effet les uns sur les autres. Grâce à ces relations entre eux, les éléments se différentialisent « pour eux-mêmes » sans qu’il y ait besoin d’intervention extérieure. Parmi les divers regroupements au sein d’un système qui sont susceptibles d’avoir de telles relations de cause à effet les uns sur les autres, il en existe un qui le fait de façon maximale (au sens d’une certaine mesure dite « phi ») : c’est lui qui réalise la conscience.

Pour respecter le point de vue cartésien la théorie formule cinq axiomes :

1- Existence : la conscience est un phénomène réel et indéniable, il s’agit d’une réalité intrinsèque à un sujet,

2- Composition : chaque expérience a une structure, la couleur et la forme par exemple structurent l’expérience visuelle,

3- Information : la manière d’être d’une expérience la différencie de toute autre expérience, toute expérience est spécifique, distincte des autres,

4- Intégration : les éléments d’une expérience sont interdépendants, par exemple la couleur et la forme qui structurent uen expérience visuelle sont éprouvées ensemble, de manière inséparable.

5- Exclusion : chaque expérience a ses frontières, parce que chaque expérience est spécifique, elle exclut les autres.

Noter au passage qu’assurer ce qui peut paraître évident aux yeux de chacun, à savoir que la conscience est, et que non seulement elle est, mais elle a une action (entre autres sur elle-même) n’est pas anodin : des théories antérieures sont arrivées à la conclusion qu’elle n’était qu’illusion, voire épiphénomène, puisqu’on ne parvenait pas à « expliquer » pourquoi les fonctions cognitives, dont on arrivait bien à rendre compte, avaient besoin de provoquer chez le sujet cette sensation « d’avoir conscience de » afin de s’exercer. On a même connu des thèses surprenantes, suite aux expériences de Libet, affirmant que nos « décisions apparentes » de faire une action étaient postérieures au déclenchement du début de ces actions dans notre organisation cérébrale (ce qui en apparence réduit à néant notre libre-arbitre). Attaquer la théorie de la conscience sous l’angle de ces axiomes consiste donc à abandonner la vision qui s’impose en apparence d’une dissociation entre le mental et le physique pour mettre résolument au premier plan le constat d’une réalité bien à nous : la conscience (un peu comme Newton l’avait fait en son temps avec la gravitation universelle en abandonnant l’hypothèse mécaniste).

Ces axiomes vont de pair avec un certain nombre de principes :

1- Etant donné que pour qu’une chose existe, elle doit faire une différence avec d’autres choses, et cela grâce à un pouvoir de cause à effet (une chose n’existe pas si elle n’a pas un tel pouvoir sur une autre), la conscience existant à partir de sa propre perspective (en elle-même), elle doit avoir un tel pouvoir de cause à effet sur elle-même.

2- Le caractère compositionnel de la conscience entraîne que les éléments du système puissent se combiner, les combinaisons ayant leur propre pouvoir de cause à effet,

3- Pour que la conscience puisse distinguer une expérience d’une autre, elle doit disposer d’un répertoire d’actions pour cela, tous les répertoires pris ensemble constituant sa structure cause – effet. Cette structure est à chaque moment dans un état particulier. Evidemment le nombre d’états est très grand.

4- Le système formé devant être irréductible, autrement dit ses parties devant être interdépendantes, chaque élément doit pouvoir agir comme cause sur le reste du système comme il doit pouvoir être affecté par le reste du système.

5- Les frontières impliquent que chaque état d’un système conscient soit bien défini. Il existe des possibilités de regrouper les éléments de diverses manières en formant des sous-groupes simultanés qui ont chacun leur propre structure de cause à effet, mais parmi tous ces sous-groupes, un seul possèdera une structure irréductible : c’est la structure conceptuelle maximalement irréductible (MICS) ou, dit autrement : l‘état conscient.

Ces « éléments » qui forment structure à partir des relations de cause à effet pourraient bien être n’importe quoi, mais le cas le plus intéressant est celui de notre cerveau, qui engendre l’expérience au travers des neurones communiquant physiquement les uns avec les autres dans des systèmes liés par ces fameuses relations (autrement dit telles que les neurones puissent agir les uns sur les autres de manière à former une structure maximale insécable, irréductible à l’ensemble de ses éléments ou à la somme de ses parties).

15-dali-tete-raphaelesque-eclatee-1951-474x600

Maintenant intervient la mesure phi. Il est clair que si nous partitionnons un système de deux photodiodes sans connexion entre elles, il ne va rien se passer… cela ne va pas changer la connectivité du système puisque de toutes façons, il n’a pas de connexion. Conséquence : pas de phi dans ce système. Mais on peut avoir heureusement des systèmes où certaines partitions changent la connectivité : des connexions vont par exemple être supprimées. Il y a aussi des éléments dont la désactivation a peu d’effet sur la désactivation d’autres éléments, des systèmes aussi peu sensibles à certaines partitions ont un coefficient phi plutôt bas, ils sont assez… apathiques. Cela arrive pour des systèmes où l’information ré-entrante est concentrée localement mais avec peu d’intégration globale, mais cela arrive aussi quand il y a beaucoup de redondances dans les relations cause-effet. Un cerveau qui par exemple serait plein de ces redondances (des « stéréotypes ») aurait un faible phi, donc un faible niveau de conscience. Parmi tous les sous-systèmes connectés dépendant les uns des autres, il en est un qui maximise phi : c’est le MICS, autrement dit… une conscience. Si on prend un groupe de gens conversant, donc s’échangeant de l’information, il est possible de calculer le phi de ce groupe, mais il sera très inférieur au phi de chacune des personnes, le groupe de personnes ne constitue donc pas une conscience unifiée, alors que chaque personne l’est (ou plutôt le MICS associé à chacune). (La conscience de classe ne serait-elle qu’un mirage?).

La mesure phi est évidemment quantitative ; deux MICS peuvent bien avoir le même phi et pourtant être organisés différemment ce qui se traduit par : ma conscience de telle ou telle situation peut bien être aussi riche que la tienne et pourtant en être différente, et même, c’est sûr, elle est différente ! (compte-tenu du nombre astronomique de structures possibles).

Une telle théorie est bien sûr étonnante : elle contient en germe l’idée qu’après tout, il n’y aurait pas que notre cerveau qui soit susceptible d’engendrer de la conscience, d’autres systèmes peuvent le faire. Inutile de dire que les cerveaux des animaux ont leur propre niveau de conscience, ce qui va dans le sens de tous les mouvements actuels qui défendent la condition animale. Mais aussi des systèmes artificiels peuvent engendrer de la conscience. Cela est très étroitement lié, certes, aux architectures de ces systèmes. Certains peuvent être très complexes mais ne pas avoir assez de relations de ré-entrance : c’est probablement le cas de nos ordinateurs et robots actuels qui n’arrivent pas à différencier leurs états de fonctionnement pour eux-mêmes (seul un observateur arrive à le faire). D’autres systèmes auxquels nous ne songeons même pas pourraient avoir ce type de conscience. J’ai été frappé de lire les bilans de recherches sur les propagations d’ondes à l’intérieur de l’écorce terrestre, le modèle qui intègre ces mouvements est d’une très haute complexité, il n’est pas interdit peut-être de songer à calculer un phi à son propos et donc d’y voir une forme de conscience… terrestre !

L’autre point surprenant est la façon dont une telle approche remet au goût du jour la phénoménologie, autrement dit la description minutieuse de nos états de conscience comme relevant en fin de compte autant de la science que de la littérature. On peut imaginer que la littérature soit une entreprise de description de ce qui s’élabore à la surface de la conscience et que cette nouvelle science de la conscience s’en serve comme terrain d’analyse (il me semble voir là d’ailleurs comme une réminiscence de quelques idées des surréalistes, au moment où ils expérimentaient l’écriture automatique). Quelle valeur de phi associée à un état de conscience très local pour s’émouvoir à la lecture d’un poème ou d’un roman ?

ob_9af72d_images2

Lire, ainsi, peut-être, serait simplement s’enrichir la conscience… mais ça… on le savait déjà !

NB : ce billet est fortement influencé par la lecture d’un article de la « Internet Encyclopedia of Philosophy » écrit par Francis Fallon (Email: Fallonf@stjohns.edu) St. John’s University U. S. A. Certains passages sont des traductions directes en français de passages de cet article. Mais les suggestions faites dans les deux derniers paragraphes sont de moi.

Cet article, publié dans Philosophie, Science, est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour Matière consciente

  1. @ alainlecomte : On ne saurait évidemment faire « phi » notamment du dernier paragraphe de ce texte et de l’illustration finale consciencieusement choisie… !

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire