Ma marche préférée est celle qui monte au col d’Ambonne, puis se poursuit jusqu’au sommet de la montagne du Poët à environ 1300 mètres, avant de redescendre vers des altitudes plus raisonnables(!) au travers de champs de lavande, de forêts de chênes et de vergers d’abricotiers, jusqu’au village du Poët-Sigillat, planté sur sa crête. Le début est raide, mais j’aime quand le sol nous agrippe (davantage que nous ne l’agrippons), et appelle la semelle de nos chaussures de montagne (hors de question de faire ceci en chaussures basses, en baskets, voire pire en mocassins), et résiste un peu à la force (toute relative) de nos muscles. On passe d’abord… derrière chez nous, la ruelle de l’Estoune, qui s’en va sous les aubépines, les pins d’Autriche et les chênes rabougris. Quelques buis aussi (malgré la pyrale), mais pas un olivier, même sauvage, le dernier étant devant la porte de notre maison. L’ancienne propriétaire, la vieille Léa, l’avait planté là, quand elle avait obtenu du voisin un échange de terrain qui lui avait permis d’avoir un arrondi en face de son balcon. Celui-ci lui permettait sans doute de faire prendre à son troupeau de chèvres un virage plus facile en rentrant au bercail, autrement dit la cave que nous disons « écurie » où nous entreposons aujourd’hui notre bois, nos vélos (à assistance électrique) et maintenons un établi avec quelques outils pour faire croire que nous sommes bricoleurs.

Le chemin longe un chantier de gîtes qui sera peut-être fini un jour… le bâtisseur a dû voir grand, il voulait profiter du permis de construire qu’il avait obtenu de haute lutte, ayant durement acquis le droit d’implanter là sa petite entreprise familiale, ne ménageant pas ses efforts mais se faisant regarder de travers. Les habitants des lieux sont rudes, souvent âpres au gain, et sortent les griffes si jamais l’on vient perturber leurs plans établis de longue date. Le propriétaire des gîtes exploite aussi des champs dont il a loué certains à l’ancien maire, champs en pente et dotés de peu de terre fertile : la terre est ici pauvre, elle reçoit peu d’eau, n’accepte guère que quelques espèces d’arbres fruitiers, abricotiers surtout, mais qui n’ont pas non plus la vie facile à cause des printemps qui ne manquent plus d’apporter des nuits de gel détruisant les bourgeons et les fruits qui naissent à peine. Mais il a construit un chemin pour que passe son tracteur, c’est son chemin que nous suivons en parallèle un bon moment avant qu’enfin nous nous sentions libres, libres de tout, libres de chemin, libres de bruit et de tracteurs, enfin dans la solitude du pèlerin, celui qui monte avec peine, en soufflant, appuyé sur son bâton de marche. Le sol est calcaire. Les chanceux peuvent encore trouver de vieux fossiles, traces de fleurs et de coquillages qui sont posés sur le sol comme des offrandes qu’un géant inconnu aurait voulu rendre à la beauté du paysage ambiant : en se retournant, on voit le Ventoux, majestueux, et la crête qui soutient ce petit village que j’ai cité tout à l’heure, en contrebas la vallée avec toutes les nuances de vert et de bleu. La pente se raidit. On commence à voir un bouquet d’arbres et le reste d’un vieux poteau qui servait autrefois à alimenter en électricité une ferme dont nous parlerons tout à l’heure, mais on n’est pas encore arrivé à la halte attendue. Il reste dix bonnes minutes, et c’est la portion la plus raide, un cycliste dirait le mur de Grammont, c’est presque du vertical. Il faut tirer sur les bras sur les cuisses, on avale la poussière de l’été. Les papillons s’envolent, on les a dérangés. Enfin un gros rocher, un chêne vénérable, un terrain plat où l’on peut se poser pour reprendre souffle un peu, se désaltérer, quitter peut-être un instant sa chemise trempée de sueur pour qu’elle sèche. On remarquera des lambeaux de murs calcinés, autrefois on trouvait encore des ustensiles rouillés : c’est là l’emplacement de la ferme Rabel qui connut un triste sort au mois de mars 1944. Les résistants du coin se cachaient là. Sur dénonciation, probablement, les Allemands en eurent vent, ils débarquèrent en pleine nuit au village du bas, Sainte-Jalle, mais comme on sait, la nuit, les boulangers travaillent et celui de Sainte-Jalle à 3 heures du matin réveilla son fils, il s’appelait Guy Teste et devint par la suite maire de la commune, et lui dit de monter prévenir, ce qui fut fait. Il avait de bonnes jambes le jeune de quinze ans car au chemin déjà raide que nous venons d’emprunter il lui fallait ajouter les six kilomètres de montée de son village à celui dont nous sommes partis. Les résistants furent prévenus assez tôt, aucun ne fut attrapé, ils connaissaient parfaitement les grottes qui sont en haut des crêtes. Mais les Allemands brûlèrent tout ce qui pouvait brûler. Cette histoire, c’est monsieur Christian Peyre qui nous l’a racontée, qui habite la ferme en bas de la route de Bésignan, un homme maintenant âgé qui a bien dû dépasser les quatre-vingt, qui habite avec sa femme Danielle, la maison où il est né. Il se souvient de sa naissance : un résistant passait devant la porte, il vit une belle bergère… et voilà le résultat. Mais, me dit-il aussitôt pour me rassurer : ils se marièrent, après. Ce résistant, son père, était professeur de Français à l’Ecole militaire d’Aix-en-Provence : c’est de lui dont Charles Juliet parle avec affection dans L’année de l’éveil, et c’est justement lorsque nous avions invité le poète et diariste au cours des rencontres que nous organisions il y a encore quelques temps avec des écrivains et des écrivaines que nous avions fait connaissance avec le couple une première fois (ce temps reviendra peut-être, il était question qu’Anne Berest vienne prochainement avec sa maman Lélia que nous aimons beaucoup mais qui, hélas, pour l’instant doit à la fois lutter contre une méchante bête qui la ronge et se consoler de la perte brutale de son mari). Incidemment, monsieur et madame Peyre sont les parents de Mélina, que tout le monde connaît dans la région : c’est elle qui vend les meilleurs mets à base de pois-chiche sur les marchés des environs, et qui, surtout, exploite sa propre ferme où elle cultive, outre le pois-chiche, le tilleul et l’épeautre, on dit souvent d’elle qu’elle est la plus belle fille de la région et elle mérite cette réputation. Autrefois, à son métier d’exploitante agricole elle ajoutait celui de potière qu’elle a dû abandonner faute de temps, c’est dommage, nous adorions ses tasses à café (pas pour y boire dedans, juste pour les regarder).
Après ce replat, tout devient facile : un chemin guilleret se dessine entre les hautes herbes, il monte encore un peu, mais si peu. C’est sur ce chemin qu’un jour je vis une vipère endormie. Les chênes forment une voûte de plus en plus pressante, les cistes, les buis, les buissons de mûres et les framboisiers nous écorchent un peu les mollets avant que nous ne débouchions sur la grande prairie où, il n’y a pas si longtemps avaient coutume de se rencontrer les citoyens du Poët et ceux de Montréal-les-Sources qui est le village qui en est l’exact pendant de l’autre côté de la montagne, ils y pratiquaient de longues parties de pétanque et invariablement les montréalais gagnaient car, me disaient mes concitoyens sigillatiens, « ils avaient plus d’entraînement » (ils passaient toutes leurs journées à ça, eux !). A certains moments de l’année, on trouve sur cette prairie d’immenses tables avec des bancs, ce qui aide le promeneur bien sûr à sortir ce qu’il a dans son sac de victuailles et de côte du Rhône un peu chaud, mais à d’autres moments, je ne sais pourquoi, elles disparaissent.


La promenade n’est pas finie. Encore une montée un peu sévère permet d’atteindre le sommet, où est plantée une antenne relai. C’est en même temps, l’accès à la crête. Et là, on s’arrête un bon moment. Cela en vaut la peine : tout autour de vous, à 360° le panorama inoubliable des Alpes, du Vercors, des Cévennes, des Alpilles et du Ventoux. Au nord, la vue s’étend jusqu’au parc des Ecrins, mais avant de l’atteindre s’arrête sur les monts du Vercors et, au plus près, la montagne du Glandasse qui est près de Die, paradis des edelweiss, dans le bas, Rémuzat surmontée par le rocher du Caire où nichent les vautours et plus loin vers l’est, les Hautes-Alpes, les villages de Rosans et de Verclause, la crête qui continue vers la Vanige et les montagnes dominant Orpierre. Dans tant d’étendue de nature et de villages pas un seul défaut, mis à part le pylône contre lequel vous êtes assis, dévoué au culte des communications, pas une seule marque de civilisation qui viendrait ternir l’harmonie des lieux, je ne dis pas ça pour quelque éolienne qui pourrait s’y trouver : pour être clair, je ne serais pas contre, il faut bien qu’énergie se produise et si possible, de manière durable, mais il n’y en a tout simplement pas. A cette altitude (1300 mètres) dans la Drôme, c’est la steppe. Des herbes et des buis (qui rougissent à cause de la maladie) et un peu plus bas, des bêlements de brebis car on y pratique encore l’élevage… malgré la présence du loup. Oui, les brebis bêlent, et à ces bêlements se mêlent déjà des aboiements, ceux des fameux « patous » qui sont censés protéger les troupeaux, et dont on dit qu’ils ne sont pas si efficaces que ça face au loup mais qu’ils sont, en revanche, redoutables pour les humains. Le propriétaire du troupeau a soigneusement balisé son domaine, l’a enfermé, a inscrit sur les rochers la menace suprême d’être attaqué par ses chiens si l’on persiste à vouloir le traverser, pas question donc de suivre la crête. On descendra un peu en dessous, le long de celle-ci mais en perdant ainsi le bénéfice que l’on aurait eu à garder en point de mire ce panorama admirable si l’on avait pu la suivre. Le chemin empierré redescend, on arrive même sur une voie praticable pour les automobiles, par là où sans doute vont les parapentistes afin de s’élancer ensuite sur la vallée, suspendus par leur voile bleue ou écarlate. Mais on reste un bon moment en hauteur, suspendus désormais au-dessus des champs de lavande. Il n’est pas formellement interdit de prendre un raccourci et de courir entre deux champs pour rejoindre un petit bois de chênes, que l’on longera sur la droite (et non sur la gauche comme y insiste le balisage jaune) pour boucler la boucle, et revenir au village, au plus près des vergers d’abricotiers et par la voie du cimetière (car tout se termine ainsi).
Tu n’es pas encore au Nepal ?
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Si ! J’ai préparé ce billet avant car je n’ai pas bradé possibilité d’en faire en direct! Bon automne nyonsais !
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