Ce n’est pas que j’en aie après Johnny… après tout, chacun fait ce qu’il veut, on peut être artiste de variétés et chanteur de blues autant que l’on peut être ténor à l’Opéra ou chanteur balladin… Des amis découvrant ses chansons disent qu’elles n’étaient pas si mal, et c’est vrai. A ceci près qu’elles n’étaient pas « ses » chansons mais celles d’Aznavour, de Berger ou de Goldmann. Johnny était un fantastique homme de spectacle : j’en sais quelque chose, moi qui proposai un jour à mon beau-fils, pour ses dix ans, de l’emmener le voir. Johnny passait à Grenoble. Ce fut un déluge de décibels et d’éclairs aveuglants, les basses nous faisaient tressaillir en nos fondations et les aigus (qu’il savait faire, comme on nous l’a assez rabaché ces jours-ci, sans passer à la voix de tête, c’est-à-dire tout en force là où d’autres se seraient cassé la voix) nous strièrent le tympan. Au bout d’une heure, Y. rendit grâce et demanda à ce qu’on rentrât à la maison. C’était bien assez.
A ses débuts, Johnny chantait yéyé, souvenirs-souvenirs, t’aimer follement… et moi je trouvais cela amusant puisque cela horripilait les parents, et avec les copains du lycée, nous commencions à échanger des disques, c’était, bien sûr, le temps de Salut les Copains. L’époque n’avait pas attendu Régis Debray pour basculer dans l’américanisme. Où il apparaissait nettement aussi que Johnny « pompait » sec… entendez par là qu’il reprenait simplement des adaptations de mélodies américaines. Mes copains s’y croyaient en éructant « ba ba be lou ba, ba ba bing boum » et on s’essayait au twist, danse facile puisqu’il n’y avait qu’à se tordre les genous.
Ce n’est donc pas que j’en aie après lui… mais après cet incroyable excès, cet hybris envahissant et mis en scène depuis longtemps – car il n’est pas possible d’organiser en si peu de temps de telles cérémonies, de tels hommages, de tels numéros spéciaux. Non, Johnny n’en valait pas tant. Chanteur modeste au parcours hiératique, il aurait pu se contenter d’un enterrement recueilli au Père Lachaise entre ses ex, son actuelle et ses enfants, quelques vedettes et, s’ils le souhaitaient, quelques politiques venus en amis déposer une gerbe sans paroles. Eddy Mitchell ou bien Thomas Dutronc aurait pousser la chansonnette au bord de la tombe et tout un chacun aurait essuyé une larme discrète, certains osant s’aventurer sur un « en perdant Johnny, j’ai perdu ma vie » ou bien un « nous avions tous en nous quelque chose de lui », mais tout le monde après la cérémonie s’en serait reparti chez soi en songeant à la vie qui continue. Au lieu de cela, nous avons eu droit à des funérailles nationales, au long discours d’un Président, aux embrassades appuyées de son couple avec la famille et les vedettes du show-biz. Tout ça pour affirmer que l’on est « avec le peuple » alors même qu’il ne s’agit, on le sait, inutile d’être Finkielkraut pour le remarquer, qu’une partie de ce peuple, blanche et « pavillonnaire » (pour reprendre l’expression de Régis Debray). On avait empêché Marine Le Pen de venir, ouf ont dû penser certains… mais ce n’est que soulagement passager : on sait où vont les sympathies de cette partie du peuple. Pour une fois, j’approuve Debray : ce à quoi nous avons assisté c’est à « l’institutionnalisation du show-biz, nouveau corps de l’Etat, sinon le premier d’entre eux ». Et Debray de faire malicieusement remarquer que « nos deux anciens présidents ont déjà une vedette pour compagne ».
J’ai, dans un billet précédent, loué les discours transversaux, mais c’était à propos de l’art, ainsi à la Biennale de Lyon, voyait-on avec bonheur le son, l’image et la lumière se mêler dans un esprit nouveau, renouvelant joyeusement le concept même d’oeuvre, je faisais le parallèle avec ce qui pouvait se produire d’équivalent dans le monde sociétal voire politique: foin des « disciplines », des corps constitués en entités chacune hermétique aux autres. Nous voyons malheureusement ici, avec l’enterrement de Johnny, le négatif de ce mouvement : la confusion des genres qui peut conduire au pire, l’instauration pure et simple du spectacle et de l’apparence comme seul vrai pouvoir.
Régis Debray (hors quelques affirmations contestables concernant des arts qui seraient mineurs par rapport à la littérature) a bien écrit ce qu’il fallait – comme toi, ici – sur ce déchaînement médiatique orchestré en sous-main par le pouvoir en place.
Au fait, on attend avec impatience le decorum qui sera inventé pour Charles Aznavour… ou Jacques Chirac).
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ouais… on a pas fini de rigoler quand les vedettes du show biz tomberont une à une…
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Le plus consternant dans tout cela est que nous pourrions espérer qu’il représente l’acmé de ce système qui tend à désormais séparer la société non plus de manière horizontale (c’est à dire par corps de métier, appartenance politique ou religieuse, lieux de résidence, tranche d’âge, etc etc) mais bien en strates totalement verticales et hermétiques, que l’on pourrait presque trier par la tranche d’imposition sur le revenu. Mais il n’en est rien. Il en représente en réalité juste le début, la prise du pouvoir du cynisme absolu, consistant à prendre en otage les sentiments sans doute sincères et finalement simples de beaucoup de gens, pour servir la cause du haut du panier, trop content de pouvoir faire pleurer dans les chaumières, en construisant un sentiment d’appartenance à une France un peu réac qui profite de l’aubaine pour construire une unité de façade et qui s’auto-congratule en récitant l’hommage postume le plus larmoyant.
J’ai bien aimé quelques chansons de Johnny, et je continuerai de le faire (peut être même un peu honteusement) pour des raisons personnelles, mais en rien elles ne représentent la France pour moi. Je n’ai rien perdu, je ne me sens pas triste, et je n’ai pas le sentiment qu’un morceau de notre si beau pays s’en est allé, mais j’imagine que les braves gens qui sont se sont déplacé sans doute très sincèrement, naïvement, car Johnny représentait quelque chose d’important pour eux ont du être un peu surpris et mal à l’aise de voir tant de récupération. Un hommage populaire totalement volé au peuple, quelle ironie.
Constater par ailleurs que tellement de ceux qui le considéraient comme un gros beauf, un exilé fiscal, un piètre chanteur se sont mis à l’adorer quelques semaines avant sa mort (car tout était « prévu » ou du moins prévisible évidemment), est assez réjouïssant.
Préparez vous ce n’est que le début, bientôt viendront Aznavour, puis Drucker et plus tard Zidane….
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oui, je crois, hélas, que tu as raison, Y. Nous ne sommes qu’au début de ce qui risque d’être une manière, simplement, d’effacer « le peuple » pour le remplacer par « le public » (auparavant, on avait trouvé « l’opinion » mais déjà c’est dépassé).
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En lisant ce post, je pense à Kundera, dans « L’insoutenable légèreté de l’être », dont j’ai lu une citation dans un livre de Nicole Jeammet, « La haine nécessaire ».
Voici Kundera :
« Le monde du kitsch, c’est celui « d’un accord catégorique avec l’Etre où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas (…) L’argument en est la sensibilité. Lorsque le coeur a parlé il n’est pas convenable que la raison élève des objections. Au Royaume du kitsch s’exerce la dictature du coeur. Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion ; la première larme dit : « comme c’est beau des gosses courant sur une pelouse ! » la deuxième larme dit « comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue des gosses courant sur une pelouse ». Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch… La fraternité de tous les hommes ne pourra jamais avoir d’autre base que le kitsch. Le Goulag peut être considéré comme une fosse septique où le kitsch totalitaire jette ses ordures ».
Ne me demandez pas la page, c’est une citation dans un autre livre.
Où l’on voit que la deuxième larme introduit une dimension spéculaire, la dimension de la conscience de soi (comme spéctateur/touriste) qui a tout à voir avec la présence des médias dans la société du spectacle/consommation.
Vous savez maintenant que je n’ai pas de patience pour le pauvre « peuple » qu’on abuserait, tellement je vois… une corruption générale de tous les acteurs de la scène politique, sans exception sous la pression d’un désir général que je ne qualifierai pas de fraternel de nier la merde, et (le mal) EN SOI.
Je ne vois pas une grande différence entre le kitsch de la fraternité communiste et le kitsch de la société de consommation au point où on en est. Je précise bien que je ne vois pas de différence entre les kitsch… ON VERRA BIEN A L’AVENIR POUR LA SUITE…chez nous, les soi-disant libres, suite qui pourrait être bien corsée.
Je précise que je considère que Kundera a bel et bien une certaine expérience, et autorité sur la chose que je n’ai pas.
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je suis assez d’accord, moi non plus je ne vois pas de différence entre les kitsch, bien que le passage au Goulag me semble un peu rapide.
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Cette débauche d’hommages était indécente.
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