Des mots et des couleurs

Mon article précédent, intitulé « La couleur des choses », appelle une contrepartie : «la  beauté des mots ». En l’écrivant je ne pouvais qu’avoir en moi l’arrière-pensée de comparer les mots et les couleurs. Il est connu qu’à l’aube de la philosophie occidentale, chez Platon, on considérait allègrement que les noms étaient des propriétés des choses auxquelles ils s’appliquaient. Il était d’autant plus facile de le croire que les inventeurs de cette philosophie ne connaissaient guère l’existence que d’une seule langue, la leur. De là à penser que chaque nom reflétait directement quelques propriétés de la chose à laquelle il s’appliquait… Plus tard, cette position fut plus délicate à tenir, dès lors qu’on sut qu’il y avait d’autres langues. Mais cela n’a pas empêché de faire continuer d’exister une conception qui s’acharne à dire que les noms, au moins, « ressemblent » aux choses. Les défenseurs de cette position sont souvent des écrivains qui se sont penchés sur la poésie. Les mots qu’utilise le langage poétique ont en effet, dans leurs sonorités, des ressemblances avec les choses qu’ils dépeignent. Peut-être la poésie ne serait-elle pas possible sans cela, étant indéniablement ce versant du langage qui renvoie aux sonorités avant de renvoyer aux sens et aux concepts. Néanmoins, il ne serait pas juste de dire simplement que ces qualités des mots viennent directement des objets, réitérant une sorte de philosophie objectiviste qu’on a vu à l’œuvre à propos des couleurs, pas plus qu’on ne saurait dire, comme le fait la vulgate saussurienne, que les signes sont arbitraires. On ne sait pas très bien où se trouve la limite entre l’imitation et l’arbitrarité. Vient alors à la pensée qu’il en serait des mots un peu comme des couleurs, ils ne sont pas fondés sur une propriété objective, ils viennent bien sûr des opérations de notre esprit actif, mais celui-ci a la ruse de les doter de propriétés pour les faire être « comme si » ils découlaient directement des choses. Comme disait magnifiquement Borges, « la langue est un système artificiel qui n’a rien à voir avec la réalité » :

La réalité est une combinaison de perceptions, d’émotions, de sentiments, de rêves et de surprises. A côté, le langage est un système rigide fait de règles auxquelles nous devons obéir. Nous désignons les choses par des noms que nous avons inventés, ainsi nous appelons ce fruit « une pomme » mais nous ne faisons que percevoir une couleur, un goût, une forme, une texture, un poids dans la main, nous ne savons pas vraiment s’il existe une chose appelée « une pomme »

Autrement dit, il n’y a pas de « pommes » dans la réalité, tout juste y a-t-il des choses que nous pouvons distinguer par nos sens auxquelles nous attribuons le mot inventé « pomme », encore que souvent nous soyons dans l’indécision car de loin par exemple on peut confondre une pomme avec une pêche ou bien avec une tomate… S’il en est ainsi, on voit très bien qu’il est possible d’employer les noms comme s’emploieraient – si la théorie de Al-Saleh s’avérait juste – les couleurs. Avec cette différence de taille que les noms dépendraient totalement de nous, de nos conventions linguistiques, alors que les couleurs, bien sûr, ne dépendraient pas de nous (c’est-à-dire pas de nos prises de décision volontaires). Mais la propriété commune aux noms et aux couleurs serait celle de coder. Nous avons besoin de ces entités pour coder les éléments du monde autour de nous. Reconnaître quelque chose comme rouge est une compétence dont l’évolution nous aurait doté afin, entre autres, de distinguer des objets comme dignes d’intérêt pour notre nutrition ou au contraire comme dangereux, donc à éviter. On me dira d’ailleurs que le rouge est souvent utilisé pour signifier des interdictions. Il l’est aussi parfois, notamment dans les pays asiatiques, pour désigner de toutes autres choses, le bonheur et la richesse par exemple. Bonheur d’avoir trouvé un fruit rouge. Ce rouge déteint alors sur la langue. Le caractère chinois pour le mot « hong » qui signifie « rouge » a un préfixe commun avec celui qui signifie « soie », lequel préfixe se retrouve dans beaucoup d’autres mots (par exemple le verbe « donner »). Cela vient de ce que le rouge a été dès l’origine associé à la soie et s’est répandu sur les mots qui connotent la richesse ou des actions généreuses. Rencontre des noms et des couleurs donc. Et non seulement les deux systèmes auraient ce point commun de servir au codage de la réalité, mais en plus, ils interfèreraient entre eux, les couleurs ayant en chinois partie liée avec des substances représentées par des caractères. La langue, en quelque sorte, surcoderait le rapport aux couleurs. Les couleurs codent déjà la réalité, mais en plus, les mots ou les caractères coderaient les couleurs au moyen d’éléments de ce qu’elles codent dans la réalité.

rouge comme la soie

La réalité serait ainsi pour nous modelée (« formatée » dirait J-Y. Girard) par les systèmes de couleurs et de noms. On aurait inventé le langage parce que, finalement, le système des couleurs ne suffisait pas. En tout cas, le système des couleurs permettait de « reconnaître » mais pas de « transmettre » ce qu’on avait reconnu. Et ça, le langage le pouvait. Au début sûrement, comme pour les couleurs : il n’y aurait pas eu de rigidité, de système. Les expressions du langage se seraient distinguées entre elles par les sonorités qu’elles impliquent. Il y aurait eu toujours assez de temps, plus tard, pour les doter d’autre chose de beaucoup plus élaboré. Parce que dans le même temps, grâce au langage, le cerveau se serait développé et aurait inventé la pensée conceptuelle, et aurait doté les mots de contenus conceptuels… Pour en revenir à la poésie, je suis assez persuadé qu’elle est une résurgence qui demeure vive de ce lointain passé. Par l’effort de créer poétiquement un texte, une parole, nous faisons ce travail sur nous-mêmes de retourner à ce vieux fonds qui demeure en nous de sonorités attachées à une proto-histoire du langage.

Est-ce à dire que les mots « colorent » la réalité ? On peut y penser en effet… comme si nous, espèce humaine, avions inventé avec des sonorités que notre appareil phonique est capable de produire des équivalents sonores des couleurs. Comme si aussi, nos mots, à l’instar des couleurs décomposables en couleurs élémentaires, et à l’instar des caractères chinois, étaient décomposables en traits qui, par un lointain souvenir, avaient rapport avec des perceptions aujourd’hui perdues. Ce qui expliquerait aussi parfois la ressemblance des langues entre elles (on sait que des « linguistes » un peu fumeux défendent la thèse d’une seule langue à l’origine…), car ces lointaines perceptions auraient été communes entre des tribus distinctes.

Cézanne – Exposition « Le chant du monde » – Martigny, Fondation Giannada, été 2017

Autre chose : nous avons vu que si les couleurs avaient ces fonctions de codage, il n’en restait pas moins qu’elles héritaient « de surcroît » d’autres fonctions puisque des objets se trouvaient être rangés parmi les rouges ou les bleus sans pour autant devoir être assimilables à des propriétés d’utilité pour l’être humain, ces objets héritant de couleurs, en quelque sorte, gratuitement. Et ce serait cette merveilleuse gratuité qui serait à l’origine de la beauté du monde. On y ajoutera aussi évidemment d’autres paramètres, qui ne sont pas traités ici mais mériteraient de l’être, comme les formes (nous reviendrons un jour sur les formes) qui elles aussi, sûrement, codent quelque chose (John Ruskin a par exemple tenté dans « Ecrits sur les Alpes » d’expliquer l’origine de notre sentiment de beauté face aux paysages montagneux à partir d’un répertoire de lignes et de formes qui nous émeuvent).

Les formes… (Auguste Rodin, parc des sculptures de la Fondation Giannada, Martigny)

Si nous continuons notre réflexion, le beau serait donc le gratuit. Toute société développe des pratiques ludiques à partir de systèmes qu’elle a élaborés dans des buts plus « sérieux ». Le sentiment du beau naîtrait alors du fait que l’esprit se trouverait débarrassé d’un coup de la nécessité de trouver l’utile. L’art viendrait de là, bien sûr. Et de la prise de conscience que l’on est mortel. (Vu sur le mur d’une exposition à Pékin en novembre 2016 : « l’art est né la première fois où quelqu’un est mort. C’est alors que le vivant et le mort se sont vus comme s’ils étaient le reflet l’un de l’autre »). Pourquoi ? Parce que le sentiment de la mort oblige à faire un retour en arrière, à « léguer ». Et l’art est nécessaire pour faire cette transmission de la beauté.

Exposition Francesco Clemente in China – Pékin, automne 2016

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2 commentaires pour Des mots et des couleurs

  1. Mais qu’advient-il quand on entend : « Il me manque les mots pour le dire… » ?
    Des choses, ou des pensées, des sentiments, des impressions… échapperaient ainsi aux mots : il faudrait relire « Les mots et les choses » et imaginer que le non-dit, l’indicible, peut se traduire – avec la perte induite peut-être – dans d’autres moyens que le langage (poésie, discours, littérature) : peinture, musique, sculpture, cinéma muet…
    La beauté ne se réduirait alors pas aux mots qui en restent forcément éloignés : comment se l’approprier sans la dégrader ?
    Elle reste heureusement hors de portée ou hors de « dénomination ». Elle échappe, par définition, à tout enfermement.
    Le rouge d’un temple japonais peut être signifié de multiples façons. Son impression sur la rétine est sa marque, quelle qu’en soit sa formulation, écrite, photographiée, filmée, dansée, chantée.
    Pour Michel Foucault, dans son livre cité plus haut, tout part de Babel… et l’on retrouve Borges !

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    • alainlecomte dit :

      oui, bien sûr. Je ne dis pas que la beauté ne tient qu’aux mots et ce que je vise dans la « beauté des mots », c’est la poésie, uniquement. Le poète est finalement celui qui ne se laisse pas impressionner par le fait que les mots lui manquent, il les trouve toujours ou bien trouve un équivalent très proche de ce qu’il veut exprimer. A côté de Foucault, il y a ou il y eut Wittgenstein et sa phrase fameuse: « ce qu’on ne saurait dire, il faut le taire », mais toujours le poète relève le gant et essaie quand même de dire.

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