De la place de la Sorbonne à Clelles, dans le Trièves

lavenirQu’il est doux d’appartenir à un milieu social où tout est beau, où les êtres sont intelligents et sensibles et les débouchés tout tracés… Le film de Mia Hansen-Löve, « L’avenir », croule sous les compliments et les prix (Ours d’Argent du Festival de Berlin) au point que j’en fus intrigué et voulus connaître cette oeuvre sur le chemin du retour, après avoir déposé ma petite fille à son école, en début d’après-midi donc. Ce n’est pas une heure pour aller au cinéma. On n’y retrouvera que des gens comme soi : des retraités à tête blanche, prêts à s’émouvoir aisément d’un bébé à naître ou d’un gros matou coquin. Le film est beau, sensible, possède un rythme tout de douceur, pas de séquence choc mais quelques longs passages mélancoliques. On commence par y reconnaître la Bretagne, Saint-Malo, le petit ilôt qu’on peut rejoindre à pieds à marée basse, où se trouve la tombe de François-René de Chateaubriand. On fait ainsi la connaissance de la famille. Madame (Isabelle Huppert) corrige des copies de philo, sujet : « peut-on se mettre à la place de l’autre ». On continue sur un intérieur parisien cossu aux murs tapissés de livres trop bien rangés… Monsieur (André Marcon) est prof de philo à la fac, madame (Isabelle Huppert) est prof de philo dans un lycée. La hiérarchie homme-femme est respectée. Madame, appelons-là désormais Nathalie (Chazot), lit « Le perdant radical » dans le métro. Elle sait affronter un barrage d’élèves grévistes, montre ce que c’est que croire en son travail d’enseignante. Elle reçoit d’ailleurs la visite d’un ancien élève, Fabien, qui lui dit avec émotion tout ce qu’il a tiré de ses cours. Fabien est sur une bonne pente, après sa terminale ; il a fait une prépa, puis Normale Sup. Rebelle, il a démissionné de l’Education Nationale, vit de petits boulots, cherche à écrire, fait publier par son ancienne prof de petits livres pour étudiants sur Adorno et Horkheimer. Nathalie est l’auteur d’un manuel de philo chez un éditeur (fictif), Carter. On la convoque pour lui dire que ses livres se vendent mal et qu’il faudrait les relooker, leur ajouter de quoi les rendre plus attractifs (cela s’appelle ajouter des facilitateurs en jargon de l’édition et du marketing…). On sent à ce moment-là que le film se veut quand même un peu revendicatif : il s’inscrit dans la ligne d’un juste combat de l’éducation et de la culture contre la gestion managériale, on ne saurait bien sûr en blâmer la réalisatrice…

huppert

J’ai l’air de faire de l’ironie… à moitié, dirais-je. Comme dit plus haut, tout est beau. Ces gens sont enviables, ils appartiennent à un milieu, auquel j’appartiens aussi, où il n’y a guère de problème insurmontable, où les conflits sont liquidés dans la grâce et l’harmonie. Lorsque l’homme, après vingt-cinq ans de vie commune, l’homme qui se plaît à être décrit comme une personne qui n’a pas changé d’opinion depuis l’âge de dix-huit ans, « le ciel étoilé au-dessus de la tête et la loi morale au fond du coeur », dit adieu à sa femme parce qu’il court rejoindre une plus jeune, celle-ci ne se roule pas par terre, ne crie pas, ne hurle pas, elle se drape dans sa dignité – de toutes façons, quelque chose en elle lui faisait se préparer à un tel événement – elle sait immédiatement qu’elle va pouvoir en tirer son parti, elle deviendra libre.

Bien sûr, chacun a ses gros et ses petits soucis. Gros soucis : le fardeau d’une mère qui sombre dans la folie et le gâtisme et pour qui il faut bien trouver une maison de retraite – on prendra la plus chère pour se déculpabiliser – petit soucis : ces téléphones portables qui ne captent pas le réseau partout… mais comment peut-on être malheureux quand on a la chance d’avoir « une vie intellectuelle bien remplie » ? (sic).

On l’aura compris, mon ironie est une auto-ironie, car ce milieu social est, en gros, le mien depuis mes débuts dans la profession d’enseignant-chercheur (auto-ironie d’autant plus grande que tout cela se termine…. dans la Drôme ! Plus précisément près de Clelles, dans le Trièves et que, bien entendu, je me retrouve presque dans chaque réplique d’Isabelle Huppert). Mia Hansen-Löve a tout compris d’un milieu social où elle a probablement elle-même grandi, où, souvent, l’avenir des enfants découle des écoles qu’on leur a fait fréquenter (ce qui n’est pas tout à fait notre cas, dommage pour nos enfants) et où la vie reste en permanence colorée de livres, de films ou de musiques auxquels l’accès est facile. Je ressens ce film comme une sorte de miroir et ce n’est jamais très confortable de se voir portraituré avec autant de complaisance. Il me vient à l’esprit cet autre milieu social, situé à des années-lumières, que l’on voit dans cet autre film qui fait tant parler de lui en ce moment : « Merci Patron », illustré par la famille Krul, ouvriers au chômage du Nord de la France, qui n’ont aucune idée précise des différences et des écarts de revenus à l’intérieur de la société française, puisqu’ils pensent que leur ex-employeur (en l’occurrence Bernard Arnault) doit bien gagner lui… dans les trois mille euros par mois (au moins!). Comment faisons-nous pour nous accoutumer à de telles divergences de représentation du monde ? À de tels fossés dans les comportements sociaux ?

Il ne sert à rien, évidemment, à l’inverse, de s’auto-flageller… Mais juste garder en soi un peu d’humilité.

L-avenir-03

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7 commentaires pour De la place de la Sorbonne à Clelles, dans le Trièves

  1. J’ai vu la bande-annonce de ce film qui semble bien « parisianiste » (et non « pianiste ») au sens « bobo » du terme, avec les « gros soucis » qu’affrontent ces gens-là.
    Peu après, j’étais alors embarqué dans le film chinois « Kaili Blues » en tous points extraordinaire, créatif, inventif (un plan-séquence qui doit durer quasiment une demi-heure !), magnifique, et distribué dans seulement deux salles ici (les Halles, Odéon)…
    Sans doute pas de quoi pavoiser pour Mia Hansen-LØve, mais ne surtout pas chinoiser pour le réalisateur Bi Gan !

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  2. Parfois, le tain de certains miroirs est si épais, que pour découvrir ce qu’ils cachent, il faut les briser.
    Merci de ce récit intéressant et du partage de vos émotions !

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  3. Debra dit :

    J’irai voir le film.
    Je connais des personnes dans ce milieu (parisien) qui n’est pas le mien, et que je n’envie pas.
    Tout se paie, hein ? Le prix… de ce milieu là est beaucoup trop élevé pour moi.
    L’aristocrate paie très cher son aristocratie, vous savez ?…ne serait-ce que dans et par son sens du devoir, qui s’intrique dans son sens de caste.
    (Je ne voudrais pas plus passer mes soirées comme les Klur, devant la télé, même si, depuis Jésus et avant, « on » s’est rendu compte qu’il y avait plus de vie vivante chez les gens qui AVAIENT moins que les personnes avec du bien…ça, c’est un très vieux savoir.)
    Mais comme je ne suis pas d’humeur à faire l’éloge du dernier blockbuster américain, ni de la culture américaine forcément mise à la sauce française, ni de la liberté (d’acheter encore) du Coca, encore du Coca, etc, je ne tape pas (trop…) sur le milieu que vous décrivez dans ce billet.
    Imaginez… du temps où je suis arrivée en France, assez ignare, tout de même, « on » pouvait avoir des discussions passionnantes avec beaucoup de personnes dans la rue, des personnes même avec un sens critique un minimum aiguisé, sans aller jusqu’au Collège de France, et la société française n’avait pas de complexes autour de la richesse des connaissances de ses membres… richesse, d’ailleurs, qui nous était envié dans le monde, il n’y a pas si longtemps.
    (Pour se faire une idée, il faut regarder l’interview entre Billy Wilder et Michel Ciment (français), fait en 1980, « Portrait d’un homme « A 60% Parfait », et entendre l’intelligence avec laquelle Wilder répond aux questions o combien intelligentes, et fines de Michel Ciment, dans ce petit bijou qui est peut-être impensable à l’heure actuelle).
    Il m’arrive de dire à mes amis que… du côté des ennemis, on est toujours SOI, son pire ennemi. Autrui n’a pas l’intelligence, ni les moyens de nous atteindre comme nous le faisons si bien nous-mêmes…(Pascal, ou La Fontaine a déjà dû le dire mieux.)
    Idem pour la société française…

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  4. pascale dit :

    Dans sa classe douillette le pôvre Brice Côturier se sent seul, cerné par quatre méchants révolutionnaires, mais dans la cour le petit Boldoré arrache le pain au chocolat du petit Bouygche, et sous le préau l’islamophobie se répand …petit bonhomme ne sait plus où se réfugier. Va encore falloir qu’il jongle avec ses «  »valeurs » » … ou qu’il claque la porte à bout d’arguments. Réfugié dans les toilettes, un petit wee-wee tweet ?

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  5. emmanuel besnard dit :

    Merci Alain pour ce bel article sur un film et vous : donnant envie de voir les deux.
    E. B.

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  6. Debra dit :

    J’ai vu le film ce soir. J’ai aimé les paysages du Vercors, et aimerais bien trouver la cascade.. Les yeux du chat étaient beaux. Je pense que le chat était la personne la plus intéressante du film. C’était un film pour faire valoir Isabelle Huppert. (Les autres personnages étaient de pâles copies d’eux-mêmes.)
    Pourquoi pas ? Dans « Amour » de Haneke, elle était époustouflante, et je me suis dite comme ici, « quelle sacrée actrice », mais.. c’est triste quand on est réduit à dire « quelle sacrée actrice » en n’aimant pas le personnage.
    Loin de trouver que cette dernière fut une mère courage, j’ai trouvé qu’elle était… inconséquente.
    Que la civilisation, sous prétexte de nous civiliser, nous enlève toute possibilité de courage, de noblesse, en nous enlevant les risques de vivre (ne parlons même pas de mourir…).
    Que le mot « liberté » devient inconséquent, avec nous, d’ailleurs.
    C’est terrifiant, d’ailleurs, de penser que la caste intellectuelle en France pourrait se bercer de méconnaissance 24h/24 à ce point. Vraiment terrifiant…
    (Ça ne m’embêtera pas le moins du monde que vous volatilisiez cet écrit… Il est pour vous, et je n’ai pas votre mail…)

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