Ôé ! cri d’alarme

Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards, mais bien plutôt de leur folie

 Oe-AdieuJ’ai dit que je lisais le livre de Kenzaburo Ôé « Adieu, mon livre » lors de mon court séjour au Japon, j’ai dit que j’attendais de lui beaucoup, en tant que réflexion sur la vieillesse, l’atteinte d’une fin de vie et de carrière, beaucoup en termes de sagesse. Maintenant que je suis arrivé au bout de ce livre (que j’ai eu du mal à lâcher, bien que pourtant il ne fût pas tellement drôle, ni tellement « à suspense », encore moins affriolant, mais bien plutôt par instant ennuyeux, parfois répétitif), je suis tout étonné car ce n’était pas finalement ce que j’attendais, mais autre chose, qui me laisse perplexe, m’a bousculé, dérangé en fin de compte. Ce livre est par instant récit rocambolesque, il narre l’existence de deux petits vieux, si l’on peut dire ainsi (bien que n’ayant pas encore atteint l’âge de soixante-dix ans, ils se qualifient eux-mêmes de vieillards), qui sont tout sauf « sages » et côtoient plutôt la folie, mais une folie bien particulière, peut-être cette folie raisonnable qu’il nous faut pour survivre. Il me vient justement à l’esprit que l’un des précédents romans de Ôé, du temps de sa pleine forme triomphante, avait justement pour titre : « Dites-nous comment survivre à notre folie ». Mais ici, c’est une forme de folie qui nous fait survivre. Comme je l’ai mentionné dans mon précédent billet, le livre se bâtit d’abord sur un hommage à Eliot : le poète anglais fournit à l’écrivain du roman, le double de Ôé lui-même, ici dénommé Chôkô Kogito, le nom de la maison qu’il a faite construire sur les plans de son ami architecte Shigeru : la Maison-Gerontion, d’après le titre du poème : « Me voici un vieillard dans un mois de sécheresse, / Ecoutant ce garçon me lire, attendant la pluie./ Je n’étais pas au brûlant défilé/ je n’ai pas combattu dans la pluie chaude/ …/ Ma maison est une maison délabrée ». Mais l’influence d’Eliot ne reste pas là, il fournit également ces vers : « Que je n’entende pas parler de la sagesse des vieillards, mais bien plutôt de leur folie », et Shigeru de poursuivre : « Tu sais, Kogi, je dis ça parce que j’ai moi-même une idée en tête. Je ne veux pas dire que leur crainte de la crainte et de la frénésie soit la seule chose qui me fasse agir. Non ! Mais s’il se trouve des hommes de notre âge qui ne se sentent pas concernés par ces vers, je n’en veux rien savoir, je ne veux pas les fréquenter… ». Il faut donc un projet fou pour continuer à vivre. Et quel projet fou ? Nous sommes dans un Japon post-Hiroshima (et même post-Fukushima) qui a connu le traumatisme de la guerre, de la défaite, de l’humiliation… période marquée plus que nous ne croyons par la folle entreprise et le suicide de Mishima, une obsession. Pourtant Ôé et Mishima sont aux deux extrêmes du spectre politique japonais, Mishima ayant adhéré aux positions les plus fascisantes et Ôé au contraire s’étant fortement engagé contre le nationalisme nippon, mais le second n’en éprouve pas moins une fascination pour le premier, car lui, au moins, a osé quelque chose et ne s’est pas cantonné dans une attitude intellectuelle confortable. C’est là, comme il est dit dans le livre, « le problème Mishima », qui nous vaut, à nous lecteurs occidentaux peu au fait des évènements, la lecture de longues digressions sur ce qu’il aurait pu advenir d’une issue différente de l’affaire. On sait que le grand écrivain japonais, auteur du « Temple d’Or », avait convaincu une partie des Forces Spéciales d’Auto-défense de se révolter et de prendre le pouvoir. De fait, l’aventure se solda par un lamentable échec que l’écrivain conclut par le suicide. Mais que serait-il advenu « si » ? si par exemple, il avait survécu, fait de la prison et s’il était réapparu quelques années plus tard, avec son aura de grand écrivain « ayant osé » ? Aurait-il été vu comme un leader ? Ce problème alimente la discussion entre les deux vieux amis mais aussi avec leurs étudiants. Que faire de l’exemple de Mishima ? L’architecte Shigeru – le « double » de Kogi, au sens où, très jeune, ils ont été présentés ainsi l’un à l’autre – a bien, comme il le dit, en effet, une idée derrière la tête, et il va d’autant plus y soumettre son ami que celui-ci est diminué par la convalescence suite à un accident dont nous n’apprendrons que fort tard dans le récit (et de manière quasi anodine) la stupéfiante origine. Le constructeur a planifié la destruction. Face à la violence globale qui règne dans le monde, on ne peut, théorise-t-il, réagir que par des mini-violences locales, sorte d’attentats terroristes suffisamment nombreux pour déstabiliser la machine gigantesque qui domine le monde : il suffirait pour cela de placer des explosifs aux bons endroits dans les tours urbaines. Vivre en étant une sorte d’Urban Bomber en quelque sorte, rien que ça. L’écrivain n’y croit pas, au début, et pense sincèrement que tout ceci n’est que jeu et mise en scène, mais il finit bien par se rendre à l’évidence : ces jeunes gens qui viennent travailler chez lui et qui pour cela enferment son pavillon dans des tubulures d’échafaudage, ces jeunes femmes qu’on lui envoie pour l’aider dans sa vie quotidienne ou lui faire la lecture dans le texte de T.S. Eliot, tous sont impliqués dans l’action ou la série d’actions prévues par l’architecte. Que penser ? Rêve de vieux fou ou bien, à l’aune de la réalité japonaise, seule issue possible à tenter face à l’inéluctabilité de la catastrophe qui, tôt ou tard (de cela, Ôé est convaincu) finira par arriver ? De fait, l’écrivain Kogito, pour limiter les dégâts, s’offrira comme victime expiatoire, c’est sa maison qui sautera (non sans avoir fait une victime humaine) et lui, partira se réfugier définitivement dans les forêts de sa chère île de naissance, Shikoku. On doit voir ici sans doute une image de la grande contradiction où se meut Ôé, entre un pacifisme intransigeant maintes fois exprimé dans ses essais, et une violence qui le fascine en fin de compte, contradiction qu’il résout en apparence par une sorte d’immolation symbolique, ou en tout cas, d’autodestruction de son image médiatique.

The-Fukushima-nuclear-pla-007Fukushima, nov. 2011

Au plan littéraire, le roman d’Ôé est remarquable par l’usage qu’il fait de la notion d’intertexte (un concept inventé dans les études littéraires des années soixante et qui se trouve particulièrement bien illustré ici), autrement dit des multiples autres textes que Ôé connait et auxquels il se réfère sans cesse, formant la trame souterraine du livre. Comme on retrouvait Doris Lessing chez Geneviève Brisac, on retrouve sans cesse de multiples auteurs, affleurant sous la plume d’Ôé : T.S. Eliot évidemment, mais aussi Dostoïevsky, bien entendu, dont Les Démons forme une sorte de modèle pour l’action principale, à moins que ce ne soit l’Idiot qui, tout à coup, apparaisse au devant de la scène, mais pas seulement : Céline est aussi convoqué (et aussi Pierre Gascar, un romancier français qu’on ne lit plus beaucoup). Etonnant chez un écrivain japonais (mais Ôé a été très marqué par la culture française), surtout un écrivain japonais « de gauche », mais le Robinson du Voyage a fortement impressionné, dans le roman, l’écrivain Kogi, dont le dernier rêve de roman est d’écrire son histoire. Oui, écrire un ultime roman, ce pourrait être celui-là. L’architecte Shigeru ne justifie-t-il pas aussi son entreprise folle par la volonté d’aider Kogi à finaliser ce projet romanesque ? En somme, la trame dostoïevskienne aiderait à mettre en place un dispositif réel qui n’aurait d’autre but que de donner les éléments nécessaires à la production d’un grand roman qui, lui-même, aurait suffisamment de force pour influer sur la réalité, en instillant des idées subversives chez ses jeunes lecteurs… On voit le problème d’Ôé, et même son obsession, qui est de trouver la formule qui permettra enfin à l’écrivain de peser sur la réalité du monde. Que peut la littérature ? crier suffisamment fort pour détourner, ne serait-ce qu’un instant, le cours des choses qui, inéluctablement, conduit au cataclysme (nucléaire, on le devine). Il répond ainsi à une interview par la jeune femme, Shinshin, invitée là pour parfaire son anglais en lui faisant lire du Eliot :

– Alors ma question est la suivante : avez-vous jamais cru que les puissances nucléaires allaient d’elles-mêmes mettre en place un programme d’abolition de cet armement ?
– La mise en garde des scientifiques parlant d’un « hiver nucléaire » a influencé les deux camps durant la guerre froide ; aussi, après l’écroulement de l’Empire soviétique, oui, j’ai eu un véritable espoir.
– Mais un espoir déçu !
– En effet.
– Est-ce que vous espérez voir de votre vivant l’abolition mondiale des armes atomiques ? Si vous n’entretenez pas un tel espoir, affirmez-vous tout de même qu’il faut continuer à argumenter contre les armes nucléaires ? Bien sûr, c’est votre droit ! Vladimir dit que vous aimez citer une phrase d’un Français d’autrefois, mentionné dans un ouvrage du professeur Musumi :
L’homme est condamné à disparaître. Soit. Mais il disparaîtra en résistant.

Dans sa retraite, à Shikoku, après l’incident, Chôkô l’écrivain ne fait plus qu’une chose : ramasser des signes, dit-il, les signes annonciateurs : « qu’est-ce que je cherche en procédant ainsi ? des chôkô, des signes ! N’importe quoi qui corresponde à l’un des termes anglais que je t’ai énumérés : des signes, des indications, des indices, des évidences, des symptômes. Je cherche dans tous les articles, courts ou longs, des signes indiquant une situation anormale et je les note. C’est l’entreprise que je poursuis et rien d’autre. Que se passe-t-il dans ce monde où nous survivons encore ? Tout d’abord au niveau de l’environnement, mais pas uniquement […] Parfois, se produit un évènement qui est ressenti comme crucial. Alors on assiste à une avalanche de commentaires énumérant les signes précurseurs et montrant le processus d’accumulation qui a mené à cette situation. Mais moi, ce que je fais, c’est de poursuivre la récolte de tous les infimes signes précurseurs avant que l’évènement ne se produise. Au-delà, à l’horizon de leur amoncellement, se profile la voie qui va vers le point de non-retour, la destruction complète, irréparable. Dans le cas du Japon des années 1920-1930, nous connaissons, toi et moi, de nombreux ouvrages qui retracent ce processus. Les signes annonciateurs que je décris veulent, à l’échelle mondiale, tracer à l’avance cette trajectoire ».

Faut-il y voir l’impuissance de l’écrivain ? Y voir le fait qu’il ne puisse faire autre chose que noter, espérant que les autres (les enfants, dit-il) se saisiront de ses notes pour enfin, enfin, avoir l’idée d’agir ?

Shigeru, à la fin, offre ces quatre vers à l’écrivain qui va sur sa fin :

Les vieillards doivent être des explorateurs
Ici-et-là n’importe pas
Il nous faut toujours nous mouvoir
Au sein d’une autre intensité.

Pas de repos donc, surtout pas.

On lira ici une intéressante étude sur l’écrivain japonais : http://www.laviedesidees.fr/Kenzaburo-Oe-ou-la-barbarie-du.html. Ecrivain difficile, dont la pensée politique n’est pas sans ambiguïté. Lors du dîner de colloque auquel je participais, j’avais en face de moi deux intellectuels japonais, un mathématicien et un philosophe, j’aurais aimé approfondir avec eux une discussion sur Ôé notamment. Difficile dans l’ambiance d’une taverne (et dans un anglais approximatif), mais quand même j’ai obtenu ceci : que, paraît-il, il aurait beaucoup de disciples dans le monde intellectuel (à noter aussi mon émerveillement quand le philosophe me fit part de son admiration pour… Jean Cavaillès, un autre héros résistant !).

 

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6 commentaires pour Ôé ! cri d’alarme

  1. MIshima reste une sorte d’énigme : la littérature comme seppuku…
    Je ne connaissais pas Ôé : je n’ai rien ouï de lui, mais merci de cette ouverture !

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  2. Hv dit :

    Très (souligné sans balises) intéressant

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  3. Debbie dit :

    J’ai lu un roman de Oé il y a longtemps maintenant. Aucun souvenir…
    Je vois que vous affectionnez la culture japonaise.
    Il y a quelque temps j’ai acheté pour ma fille une curiosité par Nasume Soseki qui s’appelle « Je suis un chat ». Vous le connaissez ? J’étais particulièrement saisie par l’introduction (mea culpa, je n’ai pas lu le livre, et ne sais pas si je le ferai un jour…) où Jean Cholley présente Soseki comme un exilé de sa propre culture, éduqué en Angleterre, et douloureusement sensible aux effets diablement corrosifs (mais si bien intentionnés…) de l’évangélisation occidentale dans le monde, surtout chez lui. (Sur ce sujet le livre de Graham Green, « Un Américain bien tranquille » est aussi exemplaire.)
    Pour la violence, il vaut mieux garder à l’esprit que la mot est employé pour qualifier ce qui est en rapport avec la force, la passion, et aussi…à ceux qui enfreignent la loi, les règles. On peut décider que toute enfreinte est nuisible, mais je crois qu’il n’est pas souhaitable d’être aussi dogmatique sur cette question. Tout cela laisse rêveur sur la nouvelle évangélisation occidentale dans son aspiration d’éliminer toute forme de violence de l’homme. (Une entreprise vouée à l’échec, dans la mesure où les mots conceptuels ne meurent jamais. Ils ne font que changer de signification.)
    Je suis surprise qu’Oé, en tant qu’écrivain, donc, manieur du Verbe, et toucheur au Logos lui-même, puisse être naïf au point d’opposer action et fiction. Ce serait Oé qui le ferait, ou son narrateur ? Ou vous ? Qui sait ?
    Un écrivain se doit de savoir à quel point le Logos est une bombe. Avec ou sans Dieu, d’ailleurs. (Et quand je parle du Logos, je n’évoque pas un raisonnement abstrait, mais les lois du langage lui-même auxquelles nous sommes tous assujettis.)
    Notre époque, tristement inconséquente, dont les « intellectuels » sont parfois ? souvent ? puérils tend à l’oublier, mais un (bon) écrivain ne devrait pas le faire…
    Pour la folie, Lacan a bien épinglé la nécessaire et inévitable folie de l’homme.
    Personnellement, je préfère la folie singulière à la folie.. sociale, tout de même.

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    • alainlecomte dit :

      Difficiles rapports entre le logos (le symbolique?) et le réel. On ne peut reprocher à un écrivain de se poser cette question et de ne pas trouver la réponse évidente. Ôé est influencé par Sartre, plus que par Freud, et donc bien plus que par Lacan qu’il ne connaît peut-être même pas. Je crois en l’action des mots sur le réel vécu par un sujet, en revanche, au plan de la civilisation, c’est plus problématique. Même Freud après tout, s’est bien gardé d’aller trop loin sur ce sujet (mis à part « Malaise dans la civilisation »). Or l’obsession d’Ôé, c’est ça: la menace qui pèse sur la civilisation (en particulier la menace nucléaire, ce qui, pour le coup, est la vraie violence).

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      • Debbie dit :

        Euh…. pour la violence des mots, pour le meilleur et pour le pire ? vous avez oublié les talents rhétoriques d’Adolph Hitler et… Jésus.
        Je distingue le Logos des effets du langage lui-même.
        Si j’ai bien compris, le Logos a surtout un rapport avec la pensée philosophique, donc, une certaine vision/théorie du langage, très endettée.
        Pour s’amuser un peu… mon mentor psychanalyste se méfie des effets de « l’abus » de l’étymologie, autrement dit, ce qu’on appelle les faux amis, les mots qui ont des racines souvent homonymes, mais viennent d’horizons différents.
        Pourtant… tout psychanalyste devrait savoir combien le rapprochement des sons dans les assonances tend à induire le rapprochement des significations.
        Pas pour la conscience « volontaire », positiviste qui croit tout voir, et tout savoir d’elle-même. Mais comme Freud a fait remarquer dans une oeuvre qui a fait une profonde blessure/entaille dans le positivisme occidental, nous sommes bien.. plus que ce que nous croyons être à nos yeux. Et donc, que nous ENTENDONS bien plus que ce que nous croyons entendre, qu’on soit psychanalyste ou pas. Evidemment, il ne suffit pas de se gausser d’avoir l’esprit critique pour échapper aux effets de ce que nous entendons à notre insu. Ce serait avoir un esprit bien trop… positiviste et volontariste…
        L’Evangile est l’exemple par excellence du pouvoir des mots. Qu’on croit dans la religion chrétienne, dans le Dieu chrétien ou pas, d’ailleurs.
        De toute façon, je ne crois pas en l’élimination de la violence dans nos vies… je ne crois pas que cela soit possible, mais encore, je ne crois pas que cela soit souhaitable, même.

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