En toute… Bonnefoy (poésie et politique)

BONNEFOY YvesSans vouloir aucunement porter ombrage à Patrick Modiano, qui mérite amplement son Nobel, il reste que deux grands poètes contemporains francophones en méritent un depuis longtemps, Philippe Jacottet et Yves Bonnefoy. Ayant souvent déjà parlé du premier sur ce blog, je voudrais aujourd’hui parler du second. D’abord, ce qui m’a mis en tête la pensée d’Yves Bonnefoy, c’est le rappel, aperçu sur FB (je dis bien « aperçu » car hélas les réseaux sociaux sont tous à la fois parents et enfants de l’éphémère… ce que vous saisissez à une heure de la journée, pas sûr que vous arriviez à le retrouver quelques heures plus tard, enfoui que c’est devenu sous un flot constant de « nouvelles », d’alertes diverses, de protestations de vos « amis » sur tel ou tel fait qui se déroule au Québec, en Equateur, en Mongolie… quand ce ne sont pas les photos du petit dernier ou bien l’annonce captivante qu’Untel a mangé fort bien dans un restaurant de Stockholm…), rappel donc d’une conférence qu’il prononça en 2000 à « l’Université de tous les savoirs » sur le thème de la parole poétique. Que peut-elle ? Que signifie-t-elle ? Quel type de connaissance apporte-t-elle (puisqu’il faut bien de temps en temps adopter le point de vue des philosophes analytiques) ? Ensuite… oui, bien sûr, j’ai glané de ci de là (chez les bouquinistes du bord de la Seine notamment) quelques œuvres éparses du poète sous la forme de plaquettes discrètes aux titres hiératiques : « Rue traversière », « Immobilité de Douve », « Le lieu d’herbes », « Les planches courbes », « Ce qui fut sans lumière »… Ajoutons que je fus marqué pour la vie par la lecture, vers l’âge de mes vingt ans, du magnifique volume sur Rimbaud, publié dans la collection « écrivains de toujours ». Où il est dit d’ailleurs, préfigurant une réponse possible à la question du type de connaissance apportée :

Quel ouvrage de poésie a jamais été entrepris pour « communiquer » un sentiment, une connaissance, une pensée ? Un poète a pour souci d’inventer, de vérifier, c’est là vivre et ce n’est pas dire – il ne dira que conséquemment […] Et si le poème achevé peut valoir pour tous les hommes et femmes, c’est parce que son auteur n’a rien voulu qu’être soi, dans une expérience privée. (p. 112)

A13U89onZwLLa question que pose Yves Bonnefoy, on l’a compris, est celle de l’existence possible d’un « autre savoir », à côté de celui qui prévaut en général et s’illustre principalement dans la méthode scientifique, un savoir que l’on pourrait qualifier de « poétique ». Une question qui n’est pas nouvelle, ayant surgi aussi dans la philosophie, à propos notamment de la possibilité d’un « savoir phénoménologique ». Beaucoup d’auteurs qu’on peut rattacher au courant positiviste (sans qu’il y ait là d’intention péjorative), de Piaget à Bouveresse par exemple, ont répondu par la négative. Il faut lire entre autres le réquisitoire de ce dernier contre ce qu’il appelle une « bigoterie littéraire », dans son livre de 2008, « La connaissance de l’écrivain », en stigmatisant une conception « qui voit dans la littérature une forme de connaissance supérieure de la réalité, qu’il ne faut surtout pas essayer de discuter et d’analyser réellement, et autour de laquelle il convient d’entretenir au contraire une atmosphère de mystère indispensable à la préservation de sa valeur et de son autorité particulières ». Or, il me semble justement que ce n’est pas quelque chose que l’on peut reprocher à Yves Bonnefoy, qui ne dédaigne nullement entrer sur le terrain de la discussion avec des outils de la connaissance rationnelle, des concepts linguistiques notamment. De plus, il ne prétend pas que la forme de connaissance à laquelle il en appelle soit nécessairement « supérieure » à l’autre. Il dit simplement que les deux se partagent le travail, en quelque sorte… Réfléchissant à ce qui peut bien faire l’essence de la poésie, et à pourquoi on attribue la qualité du « poétique » à des œuvres si dissemblables les unes des autres (de Villon à Artaud, de Ronsard à Chateaubriand et même à Proust), il s’arrête à la façon dont un type de parole a affaire directement avec la « matière sonore », alors que le « discours » en général traite du conceptuel. Il est un fait que dans notre usage quotidien de la langue, le concept l’emporte : il s’agit, grosso modo, d’utiliser des mots qui codent les différents aspects d’un objet, de manière à en reconstituer une image, une représentation pour notre esprit. L’usage du concept culmine dans la science où la « représentation » se fait « modèle ». On a souvent décrit, à juste titre, l’activité scientifique comme visant à « modéliser la réalité », c’est-à-dire à mettre à la place de l’objet une sorte de « maquette », souvent virtuelle, qui en restitue les aspects essentiels, du moins, ceux parmi ses aspects qui nous concernent au moment de l’étude. Cette démarche, qui va de pair avec une mise entre parenthèses du sujet observant, et qui vise à fabriquer un monde objectif, parfait reflet de la réalité, a parfois été remise en cause par des scientifiques : on schrodingercitera en particulier Erwin Schrödinger, sur qui le philosophe Michel Bitbol avait écrit, dans les années quatre-vingt-dix, une passionnante étude, intitulée « L’élision » pour indiquer justement que la condition pour faire apparaître un monde objectif parfaitement analysable au moyen de la connaissance était l’évacuation du sujet, opération qui ne se fait jamais sans un reste (au même titre que l’élision d’une lettre dans un mot, qui demeure marquée par un accent circonflexe, par exemple en français), ce reste étant alors l’insistance de certaines apories du savoir qu’on dira « conceptuel ». Yves Bonnefoy note ainsi que le savoir conceptuel est impuissant à saisir le temps. Nous savons en effet que les physiciens n’intègrent le temps dans leurs équations que comme simple variable t (supposée varier continument sur la droite réelle) et que pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’une nécessité technique mais qu’en fait le temps n’existe pas réellement en physique (voir ici le billet que j’avais rédigé autrefois sur un petit livre de Carlo Rovelli). Le temps n’existerait que comme produit de l’interaction entre le sujet humain et le monde physique, et donc, dès lors qu’on a chassé le sujet du monde pour favoriser la pensée conceptuelle, deviendrait hors d’atteinte, du moins pour cette dernière. Comment donc « connaître le temps », au sens où l’on dit aussi « se connaître soi-même » ? Il faudrait pour cela revenir en pensée à un moment précédant « l’élision », ou bien aussi, comme le disent des penseurs ou des méditants relevant de traditions plutôt orientales (bouddhisme…), au moment précédant « la séparation » (celle par laquelle s’est institué un sujet, justement). Bonnefoy voit dans la poésie une telle tentative, autrement dit l’essai d’en revenir à un moment préliminaire au logos, où la parole est encore toute empreinte de sa matière sonore, où les mots sont utilisés non pas d’une manière représentationaliste et conventionnelle, mais dans un rapport direct à la sensation (le voir, l’entendre, le toucher même) et à l’intuition du temps, et où « la forme, c’est le son comme autre chose que ce qu’il est dans le discours de la signification, le son comme présence pleine ». La poésie est ainsi ce qui nous permet d’être plus présents, plus attentifs, de cette attention, de cette vigilance, dont nous avons tellement besoin dans nos rapports avec les autres (et avec nous-mêmes !) si nous voulons peser un minimum sur la qualité de notre vie, et surtout celle des vies, vies des êtres qui nous entourent.

619ewPKICGLIl y aurait ainsi un lien entre poésie et… politique, mais pas bien sûr au sens où l’on entend ce mot trop souvent (il ne s’agit évidemment pas de celle qu’on dit « politicienne », mais même pas de cette politique qui se croirait rationnelle en pesant le pour et le contre de telle décision, attribuant à tous les critères le même poids, et de ce fait même réduisant à néant le choix fondamental qui serait celui de la vie avant tout), au sens où la vraie « révolution », ce serait celle où chacun(e) porte attention au bonheur de l’autre. Un petit livre circule en ce moment… il est signé d’un « comité invisible » (aïe, je vais me faire taxer de dangereux anarchiste) et il tente de tracer des pistes pour ceux qui en ont assez des « procédures », des « assemblées parlementaires », assez d’une conception de la démocratie limitée à ces dernières et qui s’avère finalement bien peu démocratique, et qui aboutit à ce que l’on voit autour de nous (récupération de nos peurs par les fascistes, affrontements sanglants, totale surdité des gouvernants…). Curieusement, ce petit livre retrouve les accents du poète, là où il dit, notamment : « Seul un déploiement omnilatéral d’attention – attention non seulement à ce qui est dit, mais surtout à ce qui ne l’est pas, attention à la façon dont les choses sont dites, à ce qui se lit sur les visages comme dans les silences – peut nous délivrer de l’attachement aux procédures démocratiques. Il s’agit de submerger le vide que la démocratie entretient entre les atomes individuels par un plein d’attention les uns pour les autres, par une attention inédite au monde commun ». Il dit aussi : « au XIIème siècle, lorsque Tristan et Yseult se retrouvent nuitamment et conversent, c’est un « parlement » ; lorsque des gens, au hasard de la rue et des circonstances, s’ameutent et se mettent à discuter, c’est une « assemblée ». Voilà ce qu’il faut opposer à la « souveraineté » des assemblées générales, aux bavardages des parlements : la redécouverte de la charge affective liée à la parole, à la parole vraie ». Alors, Bonnefoy : penseur politique, aussi ? cela ne serait pas étonnant tant nous sentons bien que le politique est avant tout affaire de langage et qu’au premier rang des « réformes » à effectuer… devrait figurer une action sur le langage, sur notre usage de la langue en tant que c’est lui qui fait lien entre les « atomes individuels ».

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6 commentaires pour En toute… Bonnefoy (poésie et politique)

  1. Debbie dit :

    Hmmm…
    Très intéressant. Merci.
    C’est très intéressant que vous ayez parlé de poésie, de philosophie, mais..
    Vous n’avez pas parlé de psychanalyse, ni des psychanalystes.
    Il y a trois ans, moi, feu psychanalyste, j’ai transféré les livres écrits par Freud dans le rayon philo de ma petite bibliothèque associative où je travaille comme bénévole.
    Pourtant.. Freud n’est pas un philosophe, et je regrette maintenant.
    Ce que Freud dit, c’est que notre conscience dépasse de loin ce que nous voyons de cette conscience. Nous savons cela. Vous le savez. Vous savez que les gens qui travaillent dans le marketing se creusent la cervelle pour trouver des formules pour nous faire acheter.
    C’est bien… la preuve (peut-être pas scientifique…) qu’au moins quelques uns parmi nous savent bien que nous entendons bien plus que ce que nous croyons entendre, y compris dans le langage quotidien.
    Mais nous l’entendons… ailleurs.
    Petit exemple :
    Une semaine avant sa mort, ma mère m’a posté un courrier dans lequel elle m’a félicité d’être une excellente épouse, mère de famille. Elle m’a dit qu’elle était fière de moi, et elle m’a dit qu’elle savait qu’il était important de dire ce genre de choses pendant qu’on était encore vivant, pendant que les autres étaient encore vivants, pour entendre. Elle est morte de crise cardiaque quelques jours après avoir posté cette lettre.
    Alors… savait-elle qu’elle allait mourir ?
    Si on comprend le mot « savoir » comme savoir conscient et volontaire, d’une manière… cartésienne, ça devient : elle était consciente d’être condamnée, et elle m’a écrit cette lettre à partir d’un esprit… en pleine lumière.
    Mais… je crois que vous pouvez concéder qu’en toute probabilité elle ne savait pas de cette manière là… Coïncidence ? Na. Elle savait.. sans le savoir. Sur un plan, dans un lieu de son esprit, en arrière plan, elle savait que la mort était proche, mais au niveau de la conscience.. cartésienne, elle ne le savait pas.
    La psychanalyse repose sur l’idée que nous disposons d’un savoir qui ne peut pas être réduit à la conscience cartésienne.
    Et la psychanalyse donne une énorme importance à la manière dont le langage nous travaille, et nous déterminent, car nous faisons des opérations diablement complexes en parlant, et en écoutant, des opérations qui ne sont pas de l’ordre du décodage, car la parole… poétique s’appuie sur l’équivoque, la polysémie. Et ça nous travaille pour nous rendre, et rendre notre monde, plus riche.
    Je ne sais pas ce que Bouveresse a contre la littérature.
    Fut une époque, très lointaine, où la philosophie et la littérature était.. Une.
    Mais les philosophes eux-mêmes se sont mis à se méfier de la polysémie, à vouloir la détruire.
    Et en cela, certains sont devenus.. des ennemis de la littérature…
    Pour le logos… on le voit bien à l’oeuvre dans Genèse. Dans la création du monde.
    Le Dieu juif de Genèse… est un poète…

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    • alainlecomte dit :

      Tout à fait d’accord avec vous sur tout ça. Bien sûr, il y a un savoir qui excède la conscience (d’ailleurs même les neuro-scientistes le reconnaissent)

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  2. Debbie dit :

    Merde. J’étais tellement fiévreuse que j’ai répondu sans corriger les fautes… mea culpa…

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    • alainlecomte dit :

      j’ai corrigé.

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      • Debbie dit :

        Hmm…
        Vous savez pourquoi le français était la langue diplomatique par excellence ? C’est parce qu’il faut la lire, la relire, la relire encore quand on a écrit un texte, par exemple, et en se relisant on a une toute petite chance de s’entendre mieux, que ça se grave encore plus dans le sillon par le biais de la répétition, et ça devient, à force… la réflexion.
        Il y a encore des fautes là haut que je vois que vous n’avez pas corrigé….
        A vous, maintenant.

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  3. Poésie et politique : les surréalistes ont tenté cette alliance (Marx + Rimbaud), André Breton en fit un mot d’ordre (ou de bouleversement).
    Il reste toujours d’actualité.

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