Viennent de paraître des lettres échangées entre Hannah Arendt et Joachim Fest, ainsi que la retranscription d’une conversation radiophonique entre les deux historiens / philosophes, le tout sous le titre : « Eichmann était d’une bêtise révoltante ». Ce livre corrige l’impression que laisse une approche superficielle de la philosophe allemande, comme celle offerte par le film sorti l’an dernier. Notamment au sujet de ce slogan mille fois rebattu : « la banalité du mal ». On sait que la critique (et elle fut vive) a eu tendance à résumer le volumineux ouvrage d’Arendt, « Eichmann in Jerusalem » à deux idées parfois vécues comme révoltantes : celle-ci, et la culpabilité des Conseils Juifs qui eurent à gérer, sous
l’injonction nazie, les ghettos et les déportations. Dans ces lettres, bien que clamant haut et fort qu’elle n’a nulle envie de « se défendre » puisque selon elle ce sont ses contradicteurs qui l’ont mal lue, Hannah Arendt en vient à s’expliquer davantage sur ces deux idées et la manière fâcheuse selon elle dont elles ont été interprétées. Comme beaucoup d’autres, je n’ai jamais bien assimilé cette notion de « banalité du mal ». Je n’ai jamais ressenti l’impression que le mal absolu pouvait surgir du plus banal d’entre nous (donc de moi, entre autres !) en raison même de cette « banalité ». Et l’Histoire même, notamment les récits que d’anciens ou anciennes déporté(e)s nous ont livrés, comme ceux de Charlotte Delbo, nous a montré que de cette banalité pouvait surgir aussi le plus grand bien, des gestes de générosité non prévus ni prévisibles. Le « mal » en tout cas n’est pas banal, surtout lorsqu’on on peut le qualifier « d’absolu ». A la question de Joachim Fest concernant les nombreux malentendus associés à la notion de « banalité du mal », Hannah Arendt répond :
« L’un des malentendus est le suivant : on a cru que ce qui est banal est également quelque chose qui se produit dans la vie de tous les jours (alltäglich). Et je pensais… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je n’ai absolument pas voulu dire : il y a un Eichmann en chacun de nous, chacun de nous porte en lui un Eichmann ou le diable sait quoi. Rien de tel ! Je peux fort bien me représenter une situation où je parle avec quelqu’un qui me dit quelque chose que je n’ai jamais entendu auparavant, quelque chose qui n’appartient nullement au registre de la vie quotidienne. Et je dis alors : « c’est extrêmement banal. ». Ou bien : « c’est médiocre ». C’est en ce sens là que j’ai voulu dire que c’était banal »
Elle enchaîne sur un exemple, tiré des Journaux de guerre de Ernst Jünger. Celui-ci s’était rendu chez des paysans de Poméranie, qui avaient reçu des prisonniers russes pour les faire travailler dans leurs champs. Ils sortaient des camps. Un paysan dit à Jünger : « On voit bien que ce sont des sous-hommes – ils se comportent comme du bétail ! Il n’y a qu’à voir : ils prennent la pâtée des chiens pour la bouffer. » Jünger remarque à propos de cette histoire : « Il semble parfois que le peuple allemand soit monté par le diable ». Mais, dit Arendt, ce n’est pas qu’il attribue une sorte de caractère démoniaque à ces gens ou à ce peuple, mais simplement qu’il est révolté par la bêtise manifestée dans ces propos. « L’homme ne voit pas que ceux qui se comportent de cette manière sont affamés, et que chacun peut en faire autant. Mais cette bêtise a quelque chose de vraiment révoltant… Eichmann était tout à fait intelligent, mais il avait cette bêtise en partage. C’est cette bêtise qui était si révoltante. Et c’est précisément ce que j’ai voulu dire par le terme de banalité. Il n’y a là aucune profondeur, rien de démoniaque. Il s’agit simplement du refus de se représenter ce qu’il en est véritablement de l’autre ». Ceci est éclairant. Je suis toutefois frappé par l’insistance d’Arendt à dire que « Eichmann était tout à fait intelligent », comme si on pouvait être intelligent et stupide en même temps. Il serait certes plus simple de dire qu’Eichmann était tout simplement… bête, ce qu’il était d’ailleurs, très probablement. Pourquoi donc ce « intelligent » ? Sans doute Arendt a-t-elle voulu employer ce mot dans un sens très général, celui où, biologiquement parlant, on parle « d’êtres intelligents » pour désigner celles parmi les espèces, qui ont une certaine autonomie de comportement, voire qui possèdent le langage et la possibilité de réflexion. Elle veut sûrement dire qu’il n’était pas privé des principales capacités qui font de l’humain un être capable de penser : il savait évidemment lire, écrire, compter et comprenait les ordres qu’on lui donnait. En parlant de bêtise, elle fait donc référence, en négatif, à une autre sorte d’intelligence, dont Eichmann, et hélas beaucoup de ses contemporains et de nos contemporains semblent dépourvus. Celle qui réside dans la possibilité de se représenter « ce qu’il en est véritablement de l’autre ». Les humains naissent avec une qualité qui est très tôt repérée chez les bébés : l’empathie. Très jeunes, ils ressentent dans leur propre corps les douleurs et blessures qui affectent autrui. Ensuite se développe ce que les philosophes de la cognition ont appelé une « théorie de l’esprit », c’est-à-dire la faculté à se mettre au point de vue de l’autre pour juger d’une situation. Qu’est-ce qui perturbe le développement de telles capacités ? Charles Juliet, dans son Journal, raconte les souffrances d’un enfant trop tôt séparé de sa mère, ou qui ne reçoit pas suffisamment d’amour de la part de celle-ci. Sans doute cela a-t-il une grande part d’influence, mais n’explique probablement pas tout. Il y aurait finalement des êtres dénués de la possibilité de se mettre à la place de l’autre et c’est là la vraie bêtise. Ce qui est troublant cependant est que cette absence ne reste pas cantonné chez certains êtres seulement, mais semble hélas être contagieuse, se répandre à des populations entières. Comment la combattre ? L’éducation doit jouer un rôle important bien sûr. On remarque ainsi souvent que les sympathisants de partis d’extrême-droite se recrutent principalement dans les couches les moins éduquées de la population. Mais l’éducation n’est probablement pas suffisante : on trouve aussi des gens raisonnablement instruits du côté des forces les plus obscures. Le fait est que la bêtise semble bien être le fléau social n°1. On a pu lire récemment dans la presse qu’un soi-disant « humoriste » avait osé regretter en public la disparition des chambres à gaz (parce qu’il en avait après un journaliste de France-Inter) et que – le pire – cela avait fait bien rire l’audience compacte qui assistait à son show, lequel se déroule semble-t-il chaque soir dans un cabaret parisien. Que dire de cela, si ce n’est, comme pour les paysans dont parle Jünger, que cet « humoriste » et ses adorateurs sont d’une bêtise révoltante ? et même pas « démoniaques » ou « méchants » ou « véhiculant une idéologie »… non, juste bêtes.
Mais la discussion sur l’intelligence comparée à la bêtise ne s’arrête pas là, ainsi qu’y insiste en postface la traductrice de ces lettres, Sylvie Courtine-Denamy. Eichmann, comme d’autres, aurait la faculté de penser, comme tout le monde, mais rechignerait à l’utiliser car elle l’éloignerait du confort (Arendt parle de « plaisir ») qu’il y a à recevoir des ordres et à les exécuter, ce qui montre qu’une organisation dont on est un simple rouage peut fonctionner. Le fonctionnement prime sur la visée à atteindre, celle-ci pouvant être de n’importe quel ordre. « L’idiot » (le stultus) ne s’arrête pas pour réfléchir. Il fonce.
En ce sens, il me semble que Hannah Arendt se serait bien mieux fait comprendre si au lieu de « banalité du mal », elle avait parlé de « stupidité du mal ».
Un film est forcément réducteur par rapport à une œuvre philosophique. Néanmoins, ce que j’avais trouvé de très fort dans le film auquel tu fais allusion, c’est que l’on y voit le développement d’une pensée philosophique, comme en a rarement vu au cinéma.
Quant au concept de « banalité du mal », que tu proposes de remplacer par celui de « stupidité du mal », il me semble que le premier renvoie beaucoup mieux – avec l’acception qu’entend Hannah Arendt – au fait que ce mal peut être en chacun (celui qui obéit aveuglément aux ordres) alors que le deuxième paraît faire porter la « culpabilité » au mal lui-même qui serait ainsi qualifié de « stupide » (un terme faible quand on voit ses manifestations).
S’agissant de Dieudonné (un nom fort mal à propos pour ce soi-disant « humoriste »), il est bien aussi installé dans cette « banalité » qui amène ou côtoie, ou est parallèle à la « banalisation » du racisme et de l’antisémitisme : des « blagues », des signes (sa « quenelle » puante) qui sont acceptés par des gens dont le manque d’éducation – que tu soulignes – devrait être guéri par la projection imposée du film « Shoah » de Claude Lanzmann, une fois sortis du « Théâtre de la main d’or » (celle qui se dirige vers le bas et les tréfonds de l’abject).
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la formule « banalité du mal » me semble autant fautive que « stupidité du mal » puisque, dans la première, on laisse entendre tout aussi bien que le mal est banal, ce qui est aussi une manière de le réduire, et encore une fois, comment croire que ce mal est en chacun? quotidien? Hannah Arendt réfute justement cela en définissant la « banalité » d’une manière qui lui convient mieux… mais qui n’est guère conforme à la définition des dictionnaires. En insistant sur le fait qu’Eichmann était « d’une bêtise révoltante », elle lui tord le cou bien mieux que si elle disait qu’il était un simple homme banal.
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