Que faisons-nous de nos vies?

sorj-chalandon-le-quatrième-mur-206x300Pour l’instant, de toute cette « rentrée littéraire », je n’ai lu qu’un seul roman :  « Le quatrième mur », de Sorj Chalandon. Et si c’était l’un des seuls qu’il faille lire ? je veux dire simplement : l’un des meilleurs (car il n’y a bien sûr pas d’obligation en la matière… pas de livre qu’il « faudrait » lire). Qu’est ce que « le quatrième mur » ? c’est ce mur fictif, mais bien réel, qui sépare toujours  les acteurs d’une pièce de leurs spectateurs, un mur de verre qu’en dépit de tous les efforts faits (notamment des trucs de mise en scène comme de faire monter les spectateurs sur scène ou, au contraire, de faire circuler les acteurs dans le public) on ne brise jamais. Alors à quoi bon ? A quoi sert le théâtre si on ne parvient pas à faire que ce qui se joue sur scène puisse entrer de plain pied dans le réel ? … si ça n’a pas d’impact, si ça ne change rien aux situations réelles ? comme cela semble être le cas. C’est sans doute ce que s’est dit le personnage central, Georges, du roman de Sorj Chalandon. Avant Georges, il y avait eu Samuel. Le premier. Le premier à avoir pensé que le théâtre pouvait changer les choses. Samuel est un homme de théâtre grec, qui a connu la période des colonels, a participé à de courageuses manifestations contre ce régime : on se souvient notamment de l’occupation de l’Ecole Polytechnique par les étudiants avant que la police ne les déloge. Samuel y était. Ensuite il s’était réfugié à Paris. Nous étions dans les années post-soixante-huit, Georges était gauchiste, il faisait le coup de poing contre les groupes d’Assas (Ordre Nouveau, les fachos de tous poils, entre autres des Longuet et des Madelin…). La faiblesse du livre est de s’étendre un peu trop sur ce passé. Chalandon a beau insister sur le caractère dérisoire de ces guéguerres (après tout, les CRS n’étaient pas des SS… loin s’en faut), il n’empêche qu’il leur accorde un bon quart du livre, ce qui est beaucoup… mais peut-être est-ce exprès, après tout, pour nous faire sentir le contraste qui existe entre une fausse et une vraie guerre… La vraie guerre, on ne va pas tarder à la connaître, même s’il faut attendre la page 107. Cette vraie guerre, c’est celle du Liban, bien entendu. Les Palestiniens se sont installés dans Beyrouth. Le pouvoir libanais vacille. La société libanaise éclate. Phalangistes, chiites, sunnites, palestiniens, druzes s’affrontent, tous à partir de leurs bastions. Samuel a voulu tenter une entreprise de paix : le théâtre pourrait servir à cela. Faire en sorte qu’au moins lors d’une trêve de la durée d’une représentation, les armes se taisent, des membres de toutes les communautés se réunissent dans la magie du spectacle. Et quel spectacle : il s’agirait de leur jouer l’Antigone d’Anouilh. Antigone serait Palestinienne, Créon serait maronite, ses gardes chiites, Hémon, l’amoureux d’Antigone, un Druze etc.  Il y aurait aussi une Arménienne et une Chaldéenne. Quelle plus belle pièce qu’Antigone en la circonstance, qui dit la révolte pure d’une sœur face à la violence des hommes, elle qui refuse que le pouvoir (son père, Créon), pour des raisons d’état, n’accorde pas à son frère mort une sépulture honorable. Si Georges est obligé d’entreprendre le voyage du Liban pour tenter de réaliser ce projet, c’est que Samuel se meurt dans une clinique parisienne, et qu’il lui a fait le serment d’accomplir cette mise en scène.  Au moment où Georges arrive à Beyrouth, il met le pied dans la fournaise. Son chauffeur de taxi druze est de bonne composition : il l’emmènera où il voudra, affrontera les snipers d’un bord ou de l’autre quand il le faudra. Comme les pièces d’un puzzle, laborieusement, la mise en scène prendra forme et les rôles seront distribués. On trouvera un vieux cinéma, installé à cheval sur la ligne de front, où le jour dit, le 1er  octobre 1983, pourra avoir lieu la seule et unique représentation. Evidemment, tout ne s’est pas fait sans mal, il aura un peu fallu trahir Anouilh, mettre un peu d’huile dans les rouages, avoir accepté que l’un dise que le vrai héros était Créon, qu’Antigone, bien fait pour elle, payait de sa vie sa désobéissance etc. mais l’un dans l’autre, cela allait se faire. Georges pouvait retourner un temps chez lui, retrouver Aurore, la femme connue lors de ses interventions féministes dans les amphis de Jussieu, et retrouver la petite Louise, l’enfant qu’ils ont eue ensemble. Puis revenir pour la représentation. Hélas, comme tout un chacun le sait, le 1er  octobre 1983 vient après l’intensification de la guerre liée à l’entrée brutale d’Israël au Liban, couronnée par les massacres de Sabra et Chatila, en septembre. Ce qui vient après, dans ce roman, est tout horreur et enfer. Les bombardements d’abord, qui touchent les hôpitaux, où Georges a voulu aider notre Antigone, infirmière, et d’où il ressort les yeux brûlés. Le fracas des bombes résonne dans ces pages comme rarement on a pu l’entendre à la lecture d’un texte. Ensuite, le massacre. Inutile de résumer. Aller lire le livre aux pages 259 à 270 pour savoir. Et puis toutes les horreurs de la guerre, exécutions sommaires, écrasements par les tanks, enfants embrochés, bébés jetés aux chiens, on en passe et des plus horribles. Antigone n’aura jamais lieu. Georges rentrera au pays, traumatisé à jamais. En réalité, Georges est devenu fou. Je ne vous raconte pas la fin…

Ce livre intense pose évidemment de multiples questions. Je sais bien (cf. la discussion avec P. Engel suite à mon billet sur la connaissance littéraire) qu’un roman sera à jamais impuissant à nous rendre réellement « l’effet que ça fait », par exemple ici l’effet que ça fait d’être mêlé à une guerre atroce, de recevoir des bombes sur la tête, d’être témoins de massacres, de perdre des gens que l’on a aimés, je sais bien aussi que, comme le disait crûment L.N. en mai de cette année, « finalement, les autres, on s’en fout », sous-entendu : les malheurs qui arrivent aux autres ne sont jamais les nôtres. Et pourtant… Il faudrait ici expliquer la manière dont on reçoit ce genre de roman. Le quatrième mur n’est pas seulement au théâtre. Il est de façon plus générale dans la littérature. Je lis ces choses affreuses pendant que je suis confortablement installé dans un fauteuil de TGV, ou à la terrasse d’un bistrot parisien devant un  café ou une bière. Faut-il croire que les œuvres se consument, chacune dans sa bulle, du fait d’être lues ou regardées, et qu’il n’est pas d’autre destinée pour elles ? Alors, elles seraient vaines, bien sûr, comme est vaine l’entreprise de vouloir monter Antigone sur le théâtre de la guerre réelle. En somme, l’œuvre est aussi étrangère à la réalité qu’elle décrit (une guerre jouée n’est jamais une guerre réelle) que le lecteur demeure à jamais étranger à l’œuvre, et donc à cette réalité. Mais pourquoi lit-on ? Pourquoi va-t-on au théâtre ? Au cinéma ? (dans le même genre, on se souvient du film mémorable de Denis Villeneuve d’après la pièce de Wajdi Mouawad, « Incendies »). Le monde est-il un conglomérat de bulles, qui ne communiqueraient pas entre elles, ou alors seulement par le biais des images ou des rêves ? Qu’apprenons-nous en lisant « le quatrième mur » qui ne soit pas déjà su, au moins par toute personne ayant suivi à peu près l’actualité du Proche-Orient depuis une quarantaine d’années ? Nous ne percevons peut-être que fugitivement des semblants de réponses à ces questions : quand nous le faisons, nous sentons qu’il y a un moment où nous sommes confrontés à nous-mêmes : qu’est-ce que j’aurais fait, moi, à la place de tel ou tel ? Je rejoins ici un peu la position de P. Engel concernant le roman : le personnage de fiction est un exemple, une sorte de prototype dont la présence suffit à elle seule, même couchée dans les pages du livre, à indiquer une direction. L’aurions-nous suivie ou en aurions-nous suivi une autre ? Nous sommes en quelque sorte, un frêle instant, hissés à la hauteur de l’évènement.

En intitulant « La connaissance inutile » l’un des livres qui composent sa trilogie sur Auschwitz, Charlotte Delbo a voulu mettre l’emphase sur le fait que, quoiqu’on dise ou écrive, la connaissance apportée par l’expérience des camps (on pourrait ajouter celles des guerres et des massacres) était inutile, au sens où elle n’allait servir à personne, et c’est en partie pour cela sans doute qu’elle a retardé la publication de son récit pendant vingt ans. A quoi bon ? et pourtant, elle publie le livre, après coup. Et elle l’assortit de cette exhortation :

Je vous en supplie
Faites quelque chose
Apprenez un pas
de danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau et de votre parole
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie

Comme si, en fin de compte, tout cela n’était qu’un intense appel à la vie, comme si les meilleurs romans étaient ceux qui ne faisaient rien d’autre que susciter en nous une exigence de vie plus grande, plus ouverte, plus abondante, même (et peut-être surtout) quand ils portent sur le plus tragique de l’Histoire. En somme, la finalité de l’œuvre serait éthique. Nous apprendrions par elles à être plus exigeants au sujet de la qualité de nos vies…  Et à quoi riment en effet les mensonges et les compromissions, toutes les petitesses, comparés à tant de souffrance et à tant de morts.

liban-guerre(image de la guerre au Liban)

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Un commentaire pour Que faisons-nous de nos vies?

  1. La vraie littérature se dépasse elle-même (pas simplement récit, rédaction, reproductin typographiée des choses) : elle est bien « éthique », philosophique, métaphysique, elle change quelque chose en nous, sinon ce n’est qu’un pauvre « divertissement ».

    Je lisais les articles de Sorj Chalandon dans « Libé » puis il est passé au « Canard enchaîné » : ses livres bâtissent des murs franchissables.

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