… dans mon enthousiasme, j’oublie parfois de parler de l’essentiel. Un article de la revue « l’Avant-Scène », n°1345-1346 consacré à « Par les villages », rappelle les propos de Stanislas Nordey lors de la conférence de presse de présentation de la 67ème édition du Festival : « le théâtre, c’est le texte, d’abord le texte et même seulement le texte »… Enfin. Il fallait sans doute que cela fût dit une fois. Cela n’empêche pas d’autres conceptions, certes, mais celle-ci aussi a le droit d’exister. Pour le bonheur de beaucoup. Handke – Nordey, une rencontre parfaite (et pourtant… on apprend dans ce même numéro qu’ils ne se sont jamais rencontrés en personne, le second laissant cela pour un après, après que cette aventure se soit achevée !). Théâtre-texte, théâtre qui fait vivre les textes et nous convoque à l’étude des textes. Ce que, modestement, j’aimerais pouvoir faire ici.
D’abord noter que, dans ce théâtre particulier qu’est celui de Handke, si bien servi par Nordey, les acteurs portent le texte, mais non comme des personnages dans une comédie, qui se répondent, font du ping-pong, ou bien incarnent, comme chez Brecht, des idées. L’instruction donnée par Handke aux acteurs, au début du texte, est celle-ci, étrange : « « C’est moi qui suis là. » Tous sont dans leur droit. » C’est moi, cela ne doit pas être compris comme « c’est moi, Peter Handke », non, bien sûr – même si on insiste souvent sur le caractère autobiographique de cette pièce – mais comme c’est « moi » tout le temps, autrement dit, c’est, au travers de chaque personnage, la globalité d’un je, avec sa cohérence et toute sa légitimité. « Tous sont dans leur droit » parce qu’ils sont tous, a-t-on envie de dire, « du bon côté ». La pièce ne donne jamais la parole à la force ennemie, toujours pointée du doigt, mais demeurant sans voix, la contrainte extérieure, économique, financière, représentée par les patrons, les objectifs de rentabilité à court terme, la violence exercée à l’encontre des humiliés, des exploités. Handke ne cite jamais Marx, bien entendu (il craindrait trop, je pense, d’être catalogué comme écrivain « politique »), pourtant il n’est guère d’autre mot que celui « d’aliénation », au sens marxiste, qui semble convenir à ce qui est décrit, cette aliénation dont Marx a dit qu’elle ne frappait pas seulement les exploités, mais, en retour, les exploiteurs eux-mêmes.
Hans : « Quand dans les vallées je regarde nos bâtiments terminés, je le vois bien, quelque chose manque : peut-être comme autrefois une certaine courbure, dans la charpente – non pas un ornement extérieur, une ligne de finesse plutôt, dans les nervures. Je n’ai pas du tout honte de ces constructions neuves, je suis même un peu fier d’y avoir participé, mais tout de même, chaque fois il me manque un petit détail – qui serait le couronnement du tout. Il manque l’arrondi ! Oui, il manque l’art. Depuis toujours nous avons été les esclaves. Par moments, nous avons eu le droit d’être « les ouvriers ». Maintenant on est redevenus les esclaves – tous ici même les architectes ou les scientifiques qui ont analysé le sous-sol, même le ministre qui va bientôt inaugurer le bâtiment. Aucun d’entre nous n’a une activité digne d’un être humain ».
Les personnages s’adressent donc au public, alternant leurs témoignages, ou leurs incantations, chacun étant une facette d’un vécu finalement partagé. Lequel est, d’une certaine façon, unique, étant le bagage propre de l’humanité, quand bien même cette unité aurait du mal à se réaliser, ce qui soulève la question des trois ouvriers de chantier reprise en chœur avec l’intendante : « Quand les cloches épisodiques retentiront-elles d’éternité et quand y aura-t-il autour de la Terre une seule humanité ? » Témoignages, incantations, et non plaintes. Hans ne se plaint pas, Sophie ne se plaint pas, et la vieille femme non plus ne se plaint pas, il y a une nuance : « On a dit que je n’avais pas de raison de me plaindre, que ma chambre était chauffée et que j’avais assez à manger. A cela, je réponds : je ne me plains pas, je porte plainte. »
On peut parfois penser que la pièce est nostalgique. Après tout, bien des choses ont changé entre l’instant d’avant et maintenant, mais le temps existe-t-il ? Pour parler de passéisme, il faudrait un passé, alors que, comme nous le savons à partir de notre propre expérience, nous n’avons presque pas la possibilité de nous retourner, pris que nous sommes dans des lambeaux d’histoires encore brûlants, qui ne s’éteignent pas, se mêlant et s’entre mêlant dans un présent tout relatif. Hans présente ses trois équipiers à Gregor : tous d’anciens élèves de la même école : « Anton a trimé des années durant outre-mer, dans le Grand Nord, à poser des pipe-lines : or ne vient-il pas d’aller avec toi à l’école communale ? Ici, (il montre) l’oreille gelée – il n’y a pas longtemps l’instituteur avait menacé de l’arracher ? Ici, (il montre) les bouts des doigts écrasés, il y a à peine un instant, c’était la main de celui qui te précédait dans le cortège de Première Communion – il y a à peine un instant encore, les doigts trop courts pour le gros cierge, il y a à peine un instant s’égouttant d’eau bénite ! Et ici, (il montre l’arrière-plan) le tohu-bohu des bétonneuses jour après jour, et pourtant pas plus actuel que les crépitements des feux de Pâques il y a vingt ans […] » La pièce n’est ni passéiste ni nostalgique, encore, parce que le temps se confond avec l’espace, qui est une somme de moments qui ne s’égrènent pas dans un fil (« Le tic-tac de fer blanc des pendules n’a aucun sens » dira plus tard Nova), et qu’il est naïf de croire qu’en supprimant un lieu, on supprime un temps. Là où les chantiers se bâtissent, il reste toujours un coin d’herbe sauvage, même si, comme le crie l’intendante, la nature sauvage est défigurée, même si les humains fatigués, exploités ne voient en elle que motif à domestication : « personne ne retient rien ; rien n’est plus transmis. Au mieux quelqu’un déterre dans les gravats une racine étrange, la rapporte chez lui et la vernit pour en faire un ornement dans son jardin. A bas les sculpteurs de racines, j’ai envie de dire, et finissons-en avec la prolifération de fleurs dans les vieilles brouettes et les niches vides » ( !).
Nature sauvage en allée, on sait aussi que la paix peut à l’occasion s’enfuir, pour le bien de quelques uns, de quelques chefs, de quelques gros bras sans doute qui rêvent de refaire le monde à la mesure de leurs appétits de pouvoir. Handke sera, plus que quiconque, sensible à cet aspect de l’Histoire, lorsque viendra le déchirement des guerres balkaniques et l’émiettement d’un pays en une multitude de « peuples-Etats » (comme il les fustige dans « La nuit morave »), mais ce n’est pas encore le cas quand il écrit cette pièce. De là qu’on puisse dire aussi que « Par les villages » est un texte prophétique et qu’il nous dit aussi en filigrane, que le Vieux Continent, de nouveau, pourrait bien bruire d’étranges et terribles détonations, dans un futur proche. Les frères, les sœurs, les habitants d’un même village prêts à s’entre déchirer, toujours sur le qui vive, prêts à se retourner l’un contre l’autre. « Sois en certain – dit la vieille femme à Gregor l’intellectuel – personne ne t’aime, et là-dedans non plus, tu n’auras pas la paix. Déjà on vient vers toi […] Je vois quelque chose que tu ne vois pas. Déjà ils approchent au pas de course. Jadis un nuage de poussière les aurait enveloppés et la terre aurait tremblé sous les sabots des chevaux, de l’écume blanche serait tombée sur les champs, le souffle des chevaux renforcé par une tôle recourbée devant leurs naseaux et leurs chants de guerre auraient signifié : Enfin cela devient sérieux – enfin ces collines, les ravins, les têtes rocheuses et les clairières recomposent cet ordre du paysage auquel ils sont destinés : le terrain pour la guerre. C’en est fini du jeu du « comme si » : la paix, ça n’a jamais existé. Oui. Leurs mains sont prêtes à défenestrer n’importe qui. Ils ont des masques au lieu de visages, leurs yeux ne sont plus que des pupilles qui s’obscurcissent, impénétrables, élargies de tristesse, comme jadis celles des rois partant pour le royaume des morts, et c’est ton frère qui marche en tête et brandit le drapeau noir. A partir de maintenant, le front c’est ici ».
Gregor fait appel à un souvenir commun pour que la tension s’apaise, l’usage qui était le leur, au temps de leur enfance, de « masques de feuilles » (ces masques viendront sur le devant de la scène lors de l’ultime tableau) : ces masques seuls pouvaient atténuer leurs différences, unifier leurs visages et leurs histoires, c’est en leur nom que Gregor cède à la revendication de Sophie et Hans, concernant la gestion de la maison familiale, mais il ne se fait guère d’illusions, pour lui, ce qui se transmettra de génération en génération, et que recevra en héritage l’Enfant, ce sera encore et toujours une condition d’esclave. Eclat de réalisme, ou de pessimisme ? Pour Sophie, en parlant ainsi, Gregor, « dans le mal, fait le pire » : « voler son avenir à un enfant au nom de la vision d’un monde en délire ».
Qu’est-ce qui nous sauvera ? Sommes-nous condamnés à rire de notre corruption ? L’humanité est-elle à ce point abandonnée, comme le clame Hans, à bout de souffle et de douleur ?
C’est alors que commence le long chant d’espérance de Nova. Où elle donnera ses recommandations : « Négligez les sceptiques loin de l’enfance. N’attendez pas une nouvelle guerre pour être présents d’esprit : on est intelligent en face de la nature. Laissez votre regard survoler la campagne – et finie la bêtise méchante ». Nous sommes sauvés par la Création, par l’Art, qui traversent évidemment les stratifications sociales. Tout un chacun n’est-il pas ému de la beauté des choses humaines… le miracle n’est-il pas dans le je, cette histoire incroyable qui fait qu’à chaque instant nous pouvons nous reconnaître et dire « c’est moi ».
Ce monologue, parfois jugé « trop long », est pourtant ce en quoi Handke se rapproche des grands auteurs de la tradition germanique, comme Hölderlin ou Rilke (d’ailleurs, certains « conseils » délivrés font penser à ceux que donne Rilke dans ses fameuses « Lettres à un jeune poète » comme « ne vous plaignez pas d’être seuls – soyez plus seuls encore »). Le thème de l’enfance est là, pas comme « enfantillage » ni « naïveté », mais au sens de la joie et de l’ouverture au monde : « seul le peuple des créateurs, chacun à sa place, peut devenir enfant et se réjouir comme des enfants ».
« Regardez le jardin d’Eden et ne vous laissez pas convaincre qu’il n’y a pas de beauté – c’est la beauté créée par nous qui est émouvante ».
Cette pièce, Peter Handke l’a écrite quand il habitait Salzbourg, à l’automne 1980 et à l’hiver qui a suivi. Elle a été une première fois mise en scène par Wim Wenders au Festival de Salzbourg en 1982. Elle a été traduite en français par Georges-Arthur Goldschmidt, grand traducteur du poète autrichien, mais aussi grand écrivain lui-même. Stanislas Nordey l’a réactualisée, il en a fait une pièce du XXIème siècle, une pièce d’après tout ce qui a changé notre monde en trente ans. Il a voulu se servir du cadre exceptionnel de cette cour d’honneur du Palais des Papes pour faire entendre plusieurs voix : celles de l’intellectuel (Gregor) mais aussi celles des ouvriers, qui existent encore en ce siècle, « la voix de ceux qui ne parlent jamais ».
« … les propos de Stanislas Nordey lors de la conférence de presse de présentation de la 67ème édition du Festival : « le théâtre, c’est le texte, d’abord le texte et même seulement le texte »…Il me semble qu’il s’agit d’une définition étroite et très contemporaine qui a éloigné du théâtre tant et tant de spectateurs et l’a souvent coupé de son ancrage populaire.
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je ne suis pas certain que l’éloignement du public populaire par rapport au théâtre soit lié à une histoire de « texte ou pas texte ». Dans les premiers temps du TNP et du Festival d’Avignon, on donnait une grande part au texte (Brecht, Corneille, « le prince de Hombourg » etc.). Je me souviens, dans les années soixante, avoir vu mes premières pièces de théâtre au TNP, avec un public très populaire (à l’époque, les comités d’entreprise emmenaient les personnels des entreprises au Palais de Chaillot) et c’était très textuel (ma première pièce vue était une pièce de Valle Inclan!). En revanche, certaines mises en scène très déroutantes, et, pour le coup, très visuelles (cf. Jan Fabre etc.) ont beaucoup contribué à faire du théâtre quelque chose d’élitiste. mais évidemment, cela dépend du texte (!), comme cela dépend aussi du « visuel »! En tout cas, je pense qu’un spectateur issu de milieu populaire, à condition d’être placé dans les premiers rangs (!!), peut tirer beaucoup de plaisir à une représentation de cette pièce de Handke, qui trouve des mots si justes pour parler de la condition ouvrière.
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Amateur de théâtre depuis longtemps, alors ? Et une superbe photo d’Emmanuelle b.
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