Descendant sur Montréal

260px-Virginia_Woolf_with_her_father,_Sir_Leslie_StephenEn quoi se manifeste le mieux le génie littéraire… me demandai-je lors d’un de ces moments propices aux réflexions que sont les longs voyages. Du moins ceux assez longs pour qu’on ait le temps aussi bien de dormir que de lire avant l’atterrissage, forcément soudain, qui aura été précédé d’un lent – du moins en apparence – survol de terres inhabitées, blanches rayées de gris et d’ocre, tachetées de lacs inconnus, au-dessus de la péninsule du Labrador, de Terre-Neuve, lent survol au-dessus des toits plats des maisons individuelles des faubourgs de Montréal, ou d’un fleuve qui s’étale en baies et en méandres de son embouchure jusqu’à son resserrement quand il traverse la ville. Montréal, je n’y avais pas remis les pieds depuis quinze ans, depuis ce Noêl et ce Jour de l’An précédant le fameux hiver, celui du Grand Verglas, grand froid qui avait gelé les arbres autour du carré Saint-Louis comme partout ailleurs, alourdi les fils électriques qui étaient tombés sur la chaussée, privant les montréalais d’énergie, mais pas seulement, de ravitaillement aussi. On disait que des réflexes de solidarité nouveaux étaient apparus, que chacun aidait son voisin en attendant des jours plus chauds, des familles entières avaient du vivre une semaine dans des halles ou des pavillons de gymnastique. Mais pour en revenir à ma question initiale, je m’interrogeais, dans cet avion, sur le génie littéraire en personne, incarné à mes yeux par Virginia Woolf, dont je lisais pour la première fois – je ne suis pas précoce – le court roman intitulé « Le Phare » («  To the Lighthouse »), dans sa traduction française due à Françoise Pellan, qui me semble excellente, en tout cas pas un seul instant on ne doute que c’est bien la romancière anglaise qui parle, et que c’est bien son style qui est exprimé. Ce roman a cette particularité que toute une partie, pour un ensemble qui n’en contient que trois, concerne la vie d’une maison à l’abandon, sans qu’un seul personnage n’intervienne, à l’exception de la pauvre vieille qui doit en principe venir de temps en temps nettoyer le plus abîmé, le plus moisi, alors que bien sûr, seule elle ne peut pas faire grand-chose contre l’usure inexorable du temps, les pierres qui se disjoignent, les toits qui fuient, les rats qui finissent par rentrer et s’installer comme convives victorieux de leur combat contre les anciens propriétaires. Mais si la mort rôde et la décomposition s’étend, un seul évènement maintient le lieu encore en vie : le rayon lumineux du phare qui s’attarde régulièrement sur les murs intérieurs lorsqu’il a franchi au cours de la nuit la fragile barrière que lui opposent un volet disjoint, une vitre brisée. Pendant cette longue période – qui correspond à peu près à la durée de la guerre de 14 – où les Ramsay (c’est-à-dire les Stephens, famille de Virginia) ne sont pas revenus dans leur demeure estivale de l’île de Skye, de nombreux évènements surviennent, V. Woolf les a juste indiquées entre crochets, de manière laconique. La mort de la mère, Mrs Ramsay, soudaine, laissant Mr Ramsay veuf désemparé, celle de Prue, qu’on a connue jeune fille d’une grande beauté, décédée trois mois après son mariage, au cours d’un enfantement, ou celle d’Andrew, promis à un bel avenir de mathématicien, dans les tranchées de la guerre. Si le génie littéraire c’est, entre autres choses, réussir ce tour de force, c’est aussi maîtriser la langue au point que la forme du texte, sa syntaxe donc, s’en trouve affectée lorsqu’a lieu un évènement particulièrement troublant, un brusque accroc à l’ordre du temps qui se traduit alors en un accroc à l’ordre de la phrase. Mrs Ramsay meurt, je l’ai dit. Alors Virginia Woolf indique seulement, entre crochets (p. 116 de l’édition de la Pléïade, vol. 2) :

Mr Ramsay, titubant le long d’un couloir, tendit les bras un matin sombre, mais, Mrs Ramsay étant morte assez soudainement la nuit précédente, il tendit les bras. Ils restèrent vides.

Cette répétition marque le désarroi et rien ne pouvait mieux le rendre.

Je refermai le livre à l’atterrissage, il me restait à lire la troisième partie. Dehors, il faisait un temps radieux. On nous attendait pour nous conduire dans une maison au bord de la rivière des Outaouais, côté ontarien. De la terrasse, je suis face au Québec et je surveille les envols d’outardes. Elles sont de passage, emportant dans leurs cris les derniers rayons d’un soir.

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2 commentaires pour Descendant sur Montréal

  1. L’avion, comme le train, permet la pensée au long cours et la lecture ou les provoque. Lire Viginia Woolf, par exemple, est sans doute alors un des passe-temps – si l’on peut dire – les plus agréables.
    Cette évocation « montréalaise » m’a fait penser au film The Hours qui met la romancière en scène (époque de « Mrs Dalloway »).
    Beau séjour à toi là-bas !

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