« C’était à la fin de l’année 1962 et c’était la fin de mon dernier séjour clandestin en Espagne. »
Jorge Semprun parle de son éviction de la direction du Parti Communiste Espagnol, à la suite d’une divergence, a priori secondaire – sur la réforme agraire – mais voilà, Santiago Carrillo avait imposé un dirigeant qui vivait à Moscou depuis la fin de la guerre d’Espagne, « peu préparé, donc, aux exigences d’une clandestinité madrilène » pour remplacer Semprun. « Carrillo aura toujours préféré la fidélité des militants à leur sécurité ». Cela vient d’un petit livre publié peu de temps après la mort de son auteur, et qui s’intitule « Exercices de survie ». Texte inachevé en vérité puisque Semprun est mort avant de le terminer. Si j’en parle, c’est parce que je suis surpris de constater à quel point tout cela nous paraît loin aujourd’hui. Il y eut donc un temps où il y avait des partis communistes et notamment un en Espagne, qui luttait contre une dictature, à deux pas de nos Pyrénées… On débattait à longueur de réunion de cellule des problèmes de la classe ouvrière et de l’intérêt du parti, sûr que l’on était de lendemains aux couleurs de l’aube. On sait ce qu’il advint. On sait aussi ce qu’il en était du « socialisme réel »…
Les archives de l’ancienne URSS s’ouvrant aux chercheurs, les travaux d’historien progressent. Timothy Snyder, historien américain entrevu un soir de septembre à l’émission d’Elkabach sur la Chaîne Parlementaire, a écrit « Terres de sang », sous-titré : « L’Europe entre Hitler et Staline ». Il fait le récit implacable des massacres concentrés dans ce périmètre de l’effroi qui enserre Pologne orientale, Ukraine, Biélorussie et pays baltes : 14 millions de civils tués entre 1932 et 1945. Il en ressort que c’est Staline qui a commencé, dès 1932. Au début, Hitler est une pâle étoile. Il se rattrapera amplement : le roman de Jonathan Littel étalait il y a peu la barbarie des Einsatzgruppen, laquelle était déjà très bien documentée dans le livre de Michaël Prazan portant ce titre et sous-titré « Les commandos de la mort nazis ». J’avais acheté ce livre à mon retour de Riga. On voit, sur la couverture, un soldat nazi tirer sur une mère tenant un enfant d’à peu près cinq ans dans les bras, courant pieds nus sur la terre aride. Dans les fusillades, il fallait que les mères portent leurs enfants à bout de bras au-dessus de leur tête pour qu’ils soient mieux massacrés. Mais revenons à Staline : dans les années 1932-1933, il met en place une politique radicale de réquisition des céréales cultivées en Ukraine, au terme de laquelle les paysans se trouvent acculés à une des famines les pires de l’histoire mondiale. Le cannibalisme apparaît. Dans les familles on sacrifie parfois un enfant pour nourrir les autres. Avant de mourir, les parents donnent la consigne aux enfants qui restent de prendre sur eux la chair qui les nourrira encore quelques temps. Malgré ce qu’il apprend des autorités locales, Staline persiste dans son attitude, il clame que ces paysans sont d’infâmes réactionnaires et qu’ils le sont tellement, réactionnaires, qu’ils préfèrent mourir et faire croire à la famine plutôt que se plier aux injonctions du parti.
Ces livres qui paraissent aujourd’hui nous mettent mal à l’aise, nous qui avons cru un temps à la justesse de la ligne, qui aurions bien aimé pouvoir mettre une démarcation entre les totalitarismes, faire du communisme un système moins pire que le nazisme parce qu’au moins il aurait été inspiré par une « idée noble »… On voit guère d’idée noble en fait dans les agissements du petit père des peuples. La plus grande partie des exécutés et des déportés le seront sur une base ethnique. Appartenir à une minorité était déjà suspect. Au début, on pensait que c’était parce que les membres de ces communautés seraient forcément nationalistes, seraient réticents à l’intégration au sein de l’Union Soviétique, mais par la suite, cela devait s’avérer autre : s’ils manifestaient le désir de s’intégrer, c’était encore pire. « Sous Staline, la question paysanne allait être liée à la question nationale de manière désormais négative. Que les paysans ukrainiens acquièrent une conscience nationale était dangereux. » (p. 149) Plus tard, arrive la période 38-39. Jejov, âme damnée de Staline, invente la fable d’une Organisation Polonaise d’espionnage, motif pour exterminer tout ce qui a un nom polonais : les membres du NKVD les repèrent aisément sur le bottin téléphonique. Ils seront tellement nombreux à être tués qu’il arrive même qu’il n’y ait pas assez de munitions. Qu’à cela ne tienne, on les aligne, tête contre tête et le soldat ou le commissaire politique tire une seule balle qui les traverse tous…
Ces travaux d’historiens relèguent les souvenirs de nos discussions, tels ceux qu’évoque Semprun dans son petit livre pathétique, bien loin, dans le dérisoire. Ce n’est pas, bien sûr, que les crimes nazis, et en premier lieu la Shoah, en acquièrent une sorte de banalisation : ils restent au sommet de la hiérarchie de l’horreur, mais ils ne sont pas seuls, c’est le régime stalinien qui, pour ainsi dire, se trouve ainsi réévalué, remis à sa place, de premiers ex-aequo en quelque sorte. Dans la revue « Le Débat », Annette Wievorka, grande spécialiste de cette période et historienne des camps de déportation, reconnaît l’importance du travail de Snyder, elle lui fait juste le reproche d’avoir circonscrit ses Terres de Sang à une aire géographique un peu trop restreinte. Sans doute faudrait-il aussi regarder du côté du Caucase, de la Roumanie. La Bucovine… Tous ces pays dont les noms chantent à nos oreilles comme les paroles d’une comptine, mais qui ne sont pourtant que les noirs sons d’un tocsin. Elle conteste également le parti pris de Snyder à vouloir montrer que toute mort était (et est) personnelle, comme si cela faisait s’estomper le caractère de meurtre de masse, mais ne s’agit-il pas là que d’un malentendu ? De fait, dans sa réponse, l’historien américain insiste sur son parti pris, voulant voir là au contraire une manière de rendre dignité à tous ces morts, de refuser de se couler dans le moule de la propagande nazie qui, elle, aurait voulu qu’on ne voie là en effet que tuerie anonyme, industrialisée. C’est le nazisme (qui rattrape et dépasse l’horreur stalinienne pendant la guerre – Shoah, mais aussi mise à mort par la faim de trois millions de prisonniers soviétiques – ) qui prétend qu’un mort juif n’a ni nom ni visage, ni identité. Pour rétablir la dignité, Snyder cite les noms de ceux dont on a pu recueillir quelques pauvres témoignages. Je vois que dans un supplément du « Monde » d’aujourd’hui (6 mars), on publie des visages.
Il y a eu de nombreux ouvrages sur cette période, et notamment les travaux de Nicolas Werth (qui est l’auteur de l’article de fond dans « Le Monde » daté d’aujourd’hui, « Un massacre dicté par la paranoïa du régime ») mais le livre de Snyder, « superbe » comme le dit Annette Wievorka, se distingue principalement par deux approches originales de l’histoire : d’une part cette volonté, exprimée ci-dessus, de redonner nom et visage à toutes ces victimes, et d’autre part, celle de faire non pas l’histoire d’un régime ou d’une nation, mais de faire celle d’un TERRITOIRE.
Les territoires ne sont pas des entités abstraites, construites par les discours, comme le sont les régimes politiques ou les nations : ils existent en tant qu’entités locatives, lieux concrets. C’est leur prise en compte qui déstabilise la vision traditionnelle de l’historien, semble dire Snyder, pour nous renvoyer enfin à ce que sont les réalités de base. Quand on étudie le destin du territoire ukrainien (par exemple), on ne fait ni l’histoire « des gauches » ni celles « des droites », on fait l’histoire d’un contact inévitable entre deux régimes ayant des ambitions contradictoires (tous les deux s’en prennent à l’Ukraine parce qu’elle est terre à blé, pour les uns à exploiter sur le plan interne, pour les autres à coloniser). Dans son magnifique article paru dans la revue « Le Débat » de novembre-décembre 2012 (n°172), Timothy Snyder écrit :
« Nous nous donnons le luxe, et c’est un luxe que nous nous permettons régulièrement, de séparer deux systèmes qui en termes intellectuels semblent complètement distincts. Nous, historiens, nous écrivons en général au sujet de l’Allemagne nazie ou de l’Union soviétique comme si elles se trouvaient sur des planètes différentes, au lieu de les décrire comme deux systèmes puissants qui étaient à leur niveau de puissance maximale, du moins à leur plus haut niveau d’efficacité meurtrière, sur une portion précise de notre planète. Nous agissons ainsi car c’est confortable. Il est confortable de s’en tenir aux catégories de droite et de gauche, de même qu’il est confortable de s’en tenir aux catégories des différentes unités nationales, mais l’histoire n’est pas faite pour être confortable. L’histoire est fondamentalement inconfortable. » (p. 156)
Intéressant…
Mais les territoires ne sont pas neutres : ce sont bien des idéologies qui cherchent à les occuper (difficile de mettre la pensée nazie sur le même plan que celle de Staline ayant retourné sa veste fourrée). Les idéologies – sauf à proclamer de nouveau « la fin de l’Histoire – sont donc des territoires mentaux et les territoires leur « terrain de jeu » (si l’on peut dire).
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oui, les idéologies s’emparent des territoires, pour le malheur de ceux qui les habitent et donnent des justifications à ce malheur. Ces justifications peuvent bien sûr se faire en termes d’idées en apparence meilleures que d’autres, mais peut-on alors dire d’une idée qu’elle est meilleure si elle justifie le même type de crime? Evidemment, l’idéologie fait partie de notre mode de vie, on ne peut pas s’en départir (et de ce point de vue, le libéralisme n’est pas meilleur), mais il est bon que les historiens nous ramènent à la dureté des faits et nous aident à nous déprendre de certaines illusions. En tout cas il n’est jamais bon que les idéologies deviennent des systèmes. Peut-être pouvons-nous les tolérer comme forces ou comme potentiels, c’est-à-dire virtualités.
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S’en tenir au refus des amalgames, des confusions.
La Shoah est un génocide. D’autres taches aussi indélébiles figurent sur le front du XXe s : les Arméniens, l’ex Rwanda-Burundi transformé en champs de massacres.
Il n’y a pas à tenter de dresser des échelles des horreurs entre ces génocides ni d’esquisser des concours indécents entre les souffrances. Ces trois génocides sont insupportables : enfants, femmes, hommes, vieillards mis systématiquement à mort car « seulement » coupables d’être nés !!!
Etudier, tenter de comprendre les pourquoi et les comment de ces génocides revient à approfondir leurs spécificités. Ce qui les rend uniques.
Apparaît alors que la Shoah seule, représenta une entreprise industrielle de destruction totale sur la surface de presque toute l’Europe et avec des millions de persécutés disparus.
Le régime stalinien se caractérise par des flots de sang injustement versé. Par des camps (non d’extermination mais de travail forcé et/ou de concentration). Par des pouvoirs policiers, des armées aux bottes. Mais il n’en reste pas moins que toute comparaison avec l’hitlérisme ne peut passer par la Shoah. Deux régimes antisémites, certes. Mais seul le IIIe Reich instrumentalisa dès le début l’antisémitisme jusqu’à la « solution finale ». A ma connaissance certes très limitée, aucun peuple sous le joug stalinien ne faillit entièrement disparaître dans un rôle imposé de défouloir populaire ?
Un mot encore sur les identités. Par principe le nazisme voulait non seulement exterminer tous les juifs mais encore faire disparaître « à jamais » toutes traces de leur culture etc.
Les victimes perdaient leurs identités (je pense aux juifs de Belgique déclarés stattenloss – apatrides pour nier leurs liens avec le Royaume) pour n’être plus que de des « bouts » ou au mieux un triangle jaune avec un matricule. Ce rejet de l’humanité entrait dans la politique nazie : instaurer un statut de sous-hommes justifiant leur mise à mort par des bourreaux allemands ou des collabos dont les états d’âme éventuels étaient ainsi chloroformés. D’où effectivement l’importance pour la mémoire de remettre des noms, des visages, des récits de vie sur les cendres.
D’expérience, il me semble que le premier travail historique, aussi peu grand public soit-il, consiste à rassembler, soumettre à la critique archives et témoignages pour dresser un MEMORIAM des persécutés. Globalement, ce fut Serge Klarsfeld pour la France. Maxime Steinberg pour la Belgique.
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Aucun auteur et surtout pas Annette Wievorka, ni Timothy Snyder, ne prétend que la Shoah puisse être comparée à tout autre génocide: le caractère industriel et systématique, les camps qui, ici, ne sont pas « de déportation » mais d’extermination (les auteurs en question disent que l’immense majorité des Juifs exterminés n’ont jamais été en camp de concentration puisqu’ils étaient gazés aussitôt arrivés), la volonté de faire disparaître totalement une culture, dans ses moindres traces, ne sont pas remises en cause. Mais faire l’histoire de ce territoire singulier s’imposait malgré tout puisqu’il avait été soumis à une double occupation et qu’à lui tout seul il représentait 14 millions de morts (dont une majorité de Juifs, puisque nous ne devons pas oublier que ces territoires, Ukraine, Pologne orientale étaient ceux où était concentrée l’immense majorité de la population juive européenne. J’ai été surpris d’apprendre qu’il y a avait si peu de Juifs en Allemagne). Recenser les victimes du stalinisme n’enlève rien à l’horreur absolue du nazisme.
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« Terres de sang » est un livre majeur, il nous ouvre les yeux. Cet essai m’a secouée – je comprends votre malaise, le mot est faible. Je lis avec intérêt les réactions qu’il suscite, comme la vôtre ici.
(Pour qui voudrait lire d’autres extraits de Snyder, j’en ai copié quelques-uns.)
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Comme Tania j’ai lu Terres de sang cet été et la lecture fut un choc voire même une épreuve, chose que je fais rarement j’ai lu ce livre deux fois en quelques jours un peu comme pour me persuader que j’avais bien compris ce que j’avais lu.
Je ne sais pas si elle est encore visible mais il y a une vidéo de la conférence qu’il a donné à Sciences Po sur le site de l’école.
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