Réflexions du Luxembourg – I (Emptyness)

[Tous les mardis, vers midi, lorsque le temps le permet, c’est-à-dire lorsqu’il ne pleut pas, ou qu’il ne fait pas trop froid, je mange mon sandwich au jardin du Luxembourg, assis sur une chaise métallique, surplombant l’espace marqué en son centre par le vaste bassin où les brusques rafales de vent font parfois dévier les jets d’eau, embrassant une vue qui va, à droite, du palais du Sénat jusqu’à, vers la gauche, l’allée qui conduit à l’Observatoire. Vous saurez où me trouver comme ça.]

Après que des décennies et même des siècles aient écarté la métaphysique comme discipline ringarde, dépassée, après que l’ère post-métaphysique ait été solennellement déclarée, rappelée par les plus grands, au point que tout l’effort de la pensée a du se concentrer sur la manière de donner des justifications à tous les principes philosophiques, y compris la raison, en se basant sur autre chose que la métaphysique, voici que celle-ci revient et devient même envahissante. Les présentoirs des libraires, les bacs des grandes surfaces se remplissent d’ouvrages à sa gloire. Le Collège de France a accueilli en son sein une métaphysicienne (Claudine Tiercelin, voir mes billets: 1, 2), et on ne compte plus les ouvrages que l’ami Frédéric Nef consacre à ce domaine. Tenez, encore un, le voici : rien de moins qu’une exploration du vide. Pour dire quoi ? Au moins ceci : « que tout ce qui existe est composé de qualités abstraites et que c’est la vacuité, entendue comme dépendance sans point d’arrêt, qui est le lien entre ces qualités ou tropes », et pour conclure qu’un tel livre «est tout entier une exploration d’un système philosophique sans ciment ou colle ontologique ». J’ai assez conscience de ce que de telles thèses peuvent avoir de mystérieux pour un lecteur qui ne serait pas familier des arcanes d’un discours qui souvent prend ses sources dans le foisonnement de la philosophie scolastique. Et j’avoue moi-même mon malaise. Le non-philosophe que je suis oscille, bascule aisément d’une orientation à l’autre. Doit-on par exemple « être réaliste » ? A l’opposé, quel sens y a-t-il à se dire « anti-réaliste » ? Le pragmatisme américain (issu de Peirce, Dewey, James, incarné aujourd’hui par Putnam, Brandom etc.) n’a-t-il pas rayé d’un trait de plume la grande prétention métaphysique en décrétant l’interrogation de notions comme celles de vérité ou de réel comme dénuée de sens ? Wittgenstein lui-même, oui, le grand Wittgenstein, souvent donné comme le plus grand philosophe du XXeme siècle n’a-t-il pas, à longueur de pages, fait la critique de la pensée métaphysicienne en dénonçant les questions dont elle se nourrit comme étant mal posées, non conformes à une « grammaire philosophique » implicite ? On peut donc être d’autant plus surpris de voir que ce renouveau de la métaphysique invoque si souvent la relation avec ces parents proches de notre siècle (encore) commençant. Peirce ne serait pas ainsi uniquement le fondateur du pragmatisme mais il serait en même temps le grand père d’une tradition métaphysicienne. Wittgenstein serait un penseur plus complexe encore qu’il n’y paraît : on peut le lire d’une autre manière que celle qui le relierait à une tradition d’analyse du langage ordinaire. Austin, Strawson sont relus aujourd’hui à travers le filtre d’une pensée métaphysique. Je m’étonne de lire cette phrase sous la plume de Nef : « Entre Platon et Aristote, choix crucial entre deux paradigmes, qui occupait par exemple Leibniz à quinze ans dans les jardins de Hanovre ou Avicenne en Iran, j’ai depuis longtemps choisi le camp de Platon, le Platon du Timée et du Parménide. Ce n’est pas contradictoire avec le particularisme : les Formes sont en dehors de l’espace et du temps, mais elles sont particulières et les qualités sensibles particulières sont des instances des Formes dans les choses particulières qui tirent leur unité contingente et provisoire de leur imitation débile des Formes parfaites ». Il y aurait donc un sens aujourd’hui à être, à se dire platonicien. Il y aurait un sens à admettre qu’il existe des entités en dehors du temps et de l’espace (oui, mais où ? demande le sceptique qui s’entête). Comment des essences (car ce qui comporte majuscule n’est-ce pas…) peuvent-elles être particulières ?

J’ai assisté la semaine dernière au colloque « Truth Makers and Proof Objects » organisé à l’ENS par le grand mathématicien, logicien et philosophe suédois Per Martin-Löf, qui tentait de réunir dans une même salle les tenants d’une métaphysique qui se raccrocherait selon moi à une sorte de nominalisme médiéval (les « truth makers ») et une espèce de logiciens contemporains ayant développé l’idée que les preuves – les processus mentaux rigoureux par lesquels nous atteignons la vérité de certains énoncés – sont des objets de première importance (et dont les travaux sont issus principalement du courant intuitionniste, initié par le mathématicien néerlandais Brouwer, donc emprunts à la base d’un certain idéalisme puisque la vérité ne serait pas dans les choses mêmes mais dans la manière dont nous les construisons, point de vue kantien s’il en est). Peter Simons (photo), représentant éminent de la première tendance (et se réclamant d’un « nominalisme rationnel ») insistait sur le caractère concret des propriétés particulières (ce que l’on appelle depuis le philosophe anglais George Frederick Stout des « tropes »). Autant dire pour moi qu’il insistait sur… le caractère concret de l’abstrait ! Ce en quoi, personnellement, je ne lui donnerai pas complètement tort… ayant toujours trouvé très concrètes des choses que les autres trouvaient abstraites… mais enfin… il y a là quelque chose qui semble antinomique. Comme un oxymoron. Et cela ne peut que nous déranger.

Qu’est-ce que la métaphysique aujourd’hui ? Claudine Tiercelin, dans sa leçon inaugurale au Collège de France qui vient d’être publiée, nous rassure un peu : « rares sont les métaphysiciens encore obnubilés par la recherche de vérités éternelles, universelles et de surplomb. Dans leur grande majorité, ils cherchent, au contraire, à comprendre la relation qui est la nôtre avec le réel, ce que l’on ne peut faire qu’en partant de l’endroit où l’on est, et non de « nulle part » ». Il ne s’agit pas, insiste-t-elle encore, de « fournir une vérité absolue et définitive », mais de « fixer [le système socratique de questions et de réponses, de doutes et de croyances] ». De répondre à nos inquiétudes alors ? Pourquoi pas. La philosophie en ce sens, serait grande pourvoyeuse de remèdes, une sorte de médecine de l’âme. Mais pas une science. Tout le monde sait bien que la médecine n’est pas une science… ou si vous voulez que j’amoindrisse mon propos : une science exacte. Or, il y a aussi semble-t-il, chez nombre de métaphysiciens ce projet, à mon sens déraisonnable, et dont Claudine Tiercelin n’est peut-être pas si éloignée, de considérer la métaphysique comme une science à l’instar des mathématiques. Le point de vue ici serait que, après tout, elles aussi, les mathématiques, ont des objets (les structures) situées hors du temps et de l’espace. On se demandera alors s’il n’y a pas concurrence indue. Il faut, dit la métaphysicienne du Collège de France « accepter l’idée que la métaphysique est bien l’étude de la structure la plus fondamentale de la réalité (coextensive donc avec l’ontologie), qu’elle vise la vérité ». Ah bon, moi j’aurais justement dit ça des mathématiques…

A la fin, que reste-t-il, ou : qu’y a-t-il ? Frédéric Nef fait le compte : il y aurait bien des substances mêlées à des accidents mais où se rangerait le vide, catégorie ontologique fondamentale ? Il n’est à coup sûr pas substance (vous avez vu un vide substantiel, vous ?), accident ? pas plus (il a quelque chose de fondamental), ou alors il y aurait seulement des tropes, ces fameuses propriétés particulières, mi-abstraites mi-concrètes. Regardez le sourire de Juliette Binoche ou bien le rouge de cette pomme, vous les trouvez abstraits ? Pourtant ils sont « abstraits » en un premier sens : celui où je dis que du visage de Juliette Binoche, j’extrais le sourire (autrement dit « je fais abstraction du reste »), mais ils sont extraordinairement concrets parce que reconnaissables entre tous, tous les sourires, toutes les rougeurs. Et les objets concrets matériels seraient conglomérats de ces abstraits particuliers. Ici arrive le thème de la colle : comment faire tenir ensemble des tropes pour qu’ils forment objet ? La substance était bien utile : on la décrivait comme substrat. Mais qu’est-ce qu’un substrat à l’état pur, ne possédant aucune propriété ? Les tropes existeraient alors tout seul ? en suspension ? ils se renverraient paraît-il les uns aux autres, sans fin, sans point d’arrêt, au sein d’un vide, ou plutôt : d’une vacuité (qui n’est pas vide, elle, ne désignant que la propriété d’être non fondé, régi par l’interdépendance).

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3 commentaires pour Réflexions du Luxembourg – I (Emptyness)

  1. jeandler dit :

    La vérité éternelle ? La belle, la grande inconnue.
    Nous sommes parvenus au temps où il n’y a plus de vérité, où l’on ne peut même plus affirmer avec le grand Montaigne, vérité ici, erreur au-delà… Pirandello avait bien tenté de prôner à chacun sa vérité mais cela ne marche plus aujourd’hui en ces temps hyper-individualistes.
    Dieu est mort et la métapysique avec lui.

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  2. En ce jardin-là, le vide paraît si dense, qu’on en est étourdis…

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  3. Alain L dit :

    chers Jeandler et Chantal,
    vous me semblez bien pessimistes… et bien sceptiques. Pourtant il y a des vérités. Peut-être pas « la » vérité, unique et éternelle, bien entendu, mais DES vérités. Celles de la science par exemple, mais aussi d’autres, celles de l’inconscient, de la vie tout court… Ce n’est pas parce que notre époque tente de les ignorer qu’elles ne continuent pas d’exister tapies dans leur coin. Quand tout s’écroulera autour de nous, on dira que c’est à cause de la crise de la dette, mais ce sera surtout à cause de la crise de la vérité. D’ailleurs, les deux chemins sont parallèles. Les deux dernières décennies et surtout le dernier mandat bling bling de Nicolas Sarkozy nous ont entraînés vers une sacré dette vis à vis… pas tant de la valeur monétaire que de la vérité: on a tiré des traites sur elle à longueur de temps, érigeant le mensonge en règle suprême du jeu politique. Mais peut-être cela n’aura eu qu’un temps, et il sera bon de revenir à la métaphysique afin de comprendre ce que sont les lois qui nous régissent, comment elles tiennent ensemble et comment elles font tenir le monde. D’ailleurs, si ça s’écroule, ce sera bien parce que finalement, des vérités inexorables auront été ignorées.

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