Découvrant Elisabeth Costello

Dimanche, sur la route du retour après un court week-end pendant lequel il avait fallu poser des barrières autour d’un chalet valaisan afin d’éviter l’invasion des vaches qui allaient bientôt brouter dans les prés environnants (inalpe prévue mi-juin, importance de se prémunir contre les piétinements de tous leurs petits sabots si on veut éviter que la pelouse ne devienne un cloaque), nous écoutions à la radio l’émission hebdomadaire de philosophie animale d’Elisabeth de Fontenay (il faut dire « animââl »). Y était invitée une spécialiste de littérature comparée, qui se trouve être une collègue de l’université où j’officie. Cette dame s’appelle Catherine Coquio et elle intervenait sur le droit des animaux. Alors que nous nous attendions à subir le discours désormais classique – les frontières s’estompent de plus en plus entre les animaux et nous, au point que leur élevage et leur conduite à l’abattoir s’apparentent à un vrai génocide – discours culpabilisant pour tout amateur, de temps en temps, d’un bon steak saignant, cette invitée de l’émission fit entendre une petite musique à contre-courant : et si ce discours n’était pas un peu exagéré ? N’avait pas pour résultat, au lieu de surélever le sort des animaux en le ramenant à celui des humains massacrés au cours de l’histoire, d’abaisser ce dernier et dangereusement le banaliser ? Et elle faisait, avec obstination, référence à ce livre que je n’avais toujours pas lu (bien qu’acheté et rangé sur une étagère depuis au moins sept ans) de J. M. Coetzee : « Elisabeth Costello ».

Il n’en fallait pas plus – bien sûr – pour que le plus rapidement possible, je répare cet oubli. Ainsi donc, ai-je lu et me suis passionné pour, ces jours-ci, le roman magistral de l’écrivain sud-africain, prix Nobel de littérature 2003.

Les moins ignares que moi savent que ce roman fait le portrait d’une femme âgée, écrivain de son état (dois-je vraiment dire « écrivaine » ?), qui, l’essentiel de son œuvre étant derrière elle, va de congrès en croisière savante exposer ses idées sur un certain nombre de sujets. Dont celui-ci, justement : la vie des animaux. Farouche avocate de la thèse citée ci-dessus, elle est bien sûr végétarienne, au point que lorsqu’elle visite ses enfants, c’est toute une histoire de parvenir à faire manger aux petits-enfants la cuisse de poulet prévue pour le repas du soir. Nous avons tous plus ou moins dans notre entourage familial (à moins que nous-mêmes nous reconnaissions-nous dans cette attitude) de ces proches pour qui il faut, lors des repas de fête, faire des contorsions inouïes afin de leur éviter la vue du sang, je veux dire la vue de toute nourriture carnée. Manger de la viande est un acte barbare qui nous conduirait au statut de tortionnaire implicite. Elisabeth Costello harangue dans ce sens un auditoire universitaire à l’occasion d’un prix qui lui est décerné. Elle n’y va pas avec le dos de la cuillère et son plaidoyer, à bien des égards, semble irréprochable. Le point saillant de son argumentaire est dans l’attaque qu’elle porte à la tradition métaphysique qui traverse l’histoire depuis Aristote en passant par Descartes (les « animaux-machines ») et tous les philosophes classiques, selon laquelle la Raison est définitivement ce qui sépare l’homme de l’animal. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de « raison » et pourquoi faudrait-il rejeter l’animal de l’horizon de nos compassions, au prétexte qu’il ne la possèderait pas ? Bien d’autres choses que la raison entrent ici en jeu, et notamment le sentiment de la vie, dont la romancière australienne fictive, suppose qu’il est largement aussi fort chez le bœuf conduit à l’abattoir que chez l’humain. « Etre empli d’être, cela consiste à vivre comme un corps-âme. Un autre nom pour désigner cette expérience du bien-être est la joie », et rien n’autorise à priver un être, quel qu’il soit, de cette expérience. Elle entre alors dans la comparaison avec les camps de la mort, observant que si ces derniers furent bien un crime contre l’humanité, ce n’est pas seulement parce qu’on y exécutait des humains comme de la vermine, mais parce que, ce faisant, les bourreaux (et leurs voisins) ne furent jamais capables de se projeter à la place de ceux qu’ils éliminaient. Après ce discours, l’oratrice est conviée à un dîner avec quelques-unes des principales figures de l’université, dîner au cours duquel, bien évidemment, on s’était efforcé d’offrir des mets n’offensant pas la romancière (et pourtant un poisson…). A ce dîner figure un absent, un certain Abraham Stern, poète, qui, le lendemain, expédie une lettre à Elisabeth, lui demandant de l’excuser, mais, dit-il : « vous avez pris à votre compte la métaphore habituelle entre les Juifs assassinés d’Europe et le bétail qu’on assomme. Les Juifs sont morts comme du bétail, donc le bétail meurt comme les Juifs dites-vous. C’est là jouer avec les mots d’une manière que je ne saurais accepter […] Si les Juifs furent traités comme du bétail, il ne s’ensuit pas que le bétail est traité comme des Juifs. Le renversement est une insulte à la mémoire des morts. Il évoque aussi les horreurs des camps à  peu de frais. »

Dans la suite du livre, ce débat réapparaît plusieurs fois, et Elisabeth Costello finit par en être embarrassée. Il faut bien avouer que nous sommes là devant une aporie : d’un côté, il est tentant d’adopter le point de vue de la charité envers les animaux – tentant mais facile finalement – et de l’autre, quelque chose nous dit qu’en poussant trop loin la comparaison, nous tombons dans quelque chose de pire encore que l’attitude que nous voulons dénoncer, à savoir dans une indistinction des genres et des espèces qui finit par retirer aux horreurs commises dans les massacres leur spécificité, laquelle consiste justement dans le point extrême d’horreur qu’ils ont atteint. C’est qu’il doit bien y avoir un élément, dans le rapprochement, qui est faux.

J. M. Coetzee

Mais le roman de l’écrivain sud-africain ne s’arrête pas à cette conférence et à ses suites, puisqu’il traite encore d’autres sujets comme les « études humaines » (studia humanitatis) ou le « problème du mal ». La grande réussite de Coetzee réside dans le fait de construire un roman dont les personnages principaux sont, tout compte fait, les idées. Les idées en tant qu’elles s’affrontent, en dehors et en dedans de nous. Le dernier chapitre est l’épreuve de la mort : Elisabeth Costello est représentée comme frappant à la porte de l’au-delà. Un au-delà régi comme un Etat ou comme une administration, où, avant d’entrer, chaque candidat à l’admission est obligé de rédiger un mémoire sur ce à quoi il croit. Elle imagine bien s’en sortir en arguant que comme écrivaine, elle s’est cantonnée dans un rôle de « secrétaire » (secrétaire de « l’invisible ») et n’a donc pas été tenue de « croire » en ce qu’elle disait. Echappatoire facile où nous nous reconnaissons tous : que croyons-nous, en somme ? Nos idées et nos croyances ne sont-elles pas changeantes comme un ciel de nuages ? toujours évoluant et se modifiant en fonction du dernier avis un peu fort auquel nous avons été soumis ?

Je me disais ça particulièrement en ces temps troublés où la question du féminisme nous éclate à la figure une nouvelle fois, liée à l’événement très conjoncturel de la faute d’un homme de pouvoir. Peut-être en est-il de cette question comme d’autres, qui, à être soutenues au-delà d’une certaine norme invisible, peuvent apporter plus de malaise et de mal-être encore que ce que nous éprouvons présentement. Beaucoup de voix se sont élevées. Celles de la dénonciation virulente du machisme tel qu’il se montre dans les comportements de drague insistante allant jusqu’à l’agression sont des plus respectables. Mais d’autres aussi (y compris portées par des femmes) ont fait valoir que, hommes ou femmes, nous étions dans une commune humanité et que la séparation de ces deux mondes (comme on peut le voir dans certaines habitudes prises sur le continent américain) ne conduirait à rien de bon. Ou bien que la violence, hélas est une chose (évidemment condamnable), mais que le désir sexuel en est une autre. Que la séduction existe et que, à ce que nous sachions, aucune femme ne songe à s’enlaidir afin de se rendre moins désirable (sauf pour des raisons religieuses). La « Une » de « Libération » de ce mardi 31 mai montre, sous couvert de protestation contre le machisme ambiant, le portrait de six femmes politiques, toutes sous leur plus beau visage, l’une même allant jusqu’à s’offusquer qu’on lui ait dit trop souvent qu’elle avait de beaux yeux… alors que c’est l’exacte vérité. Eternelle ambiguïté : comme individus moraux, nous condamnons avec force tout ce qui  nous semble offense à la vertu, mais comme êtres désirants, êtres animés de ce « trop plein » dont parle si bien Elisabeth Costello, nous ne savons pas toujours résister aux jeux de la séduction. Et ce n’est pas nécessairement « un mal ».

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8 commentaires pour Découvrant Elisabeth Costello

  1. Cette « une » de Libé (outre que les deux pages intérieures n’apportent rien de bien original sur le sujet) a relégué en tout petit carré, à gauche en bas, la défaite cuisante de Berlusconi aux élections municipales italiennes.

    Il est dommage que l’inverse n’ait pas été choisi, sachant que le machiste transalpin était un exemple de choix pour le thème choisi !

    Quant aux vaches, laissons les vivre, elles sont pacifiques (donnons-leur du fourrage) et dégustons-les sans culpabilité.

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  2. carole dit :

    hum ! ce billet qui commence sur la question du bétail et finit par celle des femmes me laisse songeuse :))) … je plaisante bien sûr !!! j’aime toujours votre manière de voir, de réfléchir, de peser et de nuancer les termes d’un débat souvent aveuglant de simplisme.

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    • alainlecomte dit :

      oui, Carole, sur ce genre de sujet, il faut faire attention à ce qu’on dit et tenter d’éviter que le lecteur fasse des rapprochements non souhaités. Je me rends compte (avec l’âge sans doute…) à quel point la pensée est une question de dosage millimétré des mots qu’on emploie. Cela me fait admirer les vrais intellectuels (comme cette dame entendue sur France inter), je dis « les vrais », autrement dit pas les BHL et consorts….

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  3. erikantoine dit :

    Vous devriez lire le livre de fabrice Nicolino « Bidoche », qui donne des arguments factuels sur l’élevage et l’abattage industriels. Le rapprochement avec l’univers concentrationnaire s’impose de FAIT, s’il peut choquer de droit. L’industrie de la viande, c’est un univers concentrationnaire pour les animaux. Et ce n’est bon pour personne, ni pour les humains qui traitent des être vivants comme des choses, et se déconnectent du règne du vivant pour se loger dans celui de la technique, ni pour les amateurs de viande qui consomment ainsi TROP de viande (il faut bien écouler la production) et de mauvaise qualité, ni pour les éleveurs qui sont arraisonnés par la technique, qui les déconnecte de la vie avec le bétail et de leur savoir-faire d’éleveur, ni, évidemment pour les animaux (même si la compassion ne va pas directement aux poussins jetés vivants à la poubelle par paquet de cents, ou aux veaux sevrés de force au bout de 48 heures).

    La question, pour moi, n’est pas de manger ou pas de la viande, dans l’absolu, la question est de se renseigner vraiment sur des pratiques, en lien avec une culture et une économie, et de se demander ce qui se perd de l’humanité. Et franchement, l’industrie de la viande, c’est pas joyeux et il y a de quoi devenir végétarien (99% de la viande consommée aux états-unis est issue de l’élevage industrielle, 93% en Europe, ou en france, je ne sais plus exactement, pour ceux qui douteraient de la prégnance du problème). Dans les années 60, où les industriels n’avaient pas encore des conseillé en communication et où la 2de guerre mondiale n’était pas loin, c’est les industriels eux-mêmes qui faisaient la comparaison avec les camps de concentration.

    « Nous approchons de la fin [du reportage], restez à votre place, il reste une (grosse) surprise. Le journaliste pose en effet une vraie question, sur un ton certes gentillet. Il n’empêche :  » En regardant ces images, on a parfois l’impression d’une société concentrationnaire, non ? » A cet instant, on guette un haut-le-coeur chez Raymond Février, qui appartient, avec toute sa famille, depuis des lustres, à la gauche humaniste. Mais pas du tout. Février : C’est exact, c’est exact. Nous avons un pouvoir très grand sur la société des bovins, car avec un père nous aurons 100 000 fils. » Retenez à jamais ce commentaire d’un des grands de l’élevage français en 1970 : il est exact que le traitement des bovins est concentrationnaire. Dont acte, n’est-ce pas ? »
    Fabrice Nicolino, Bidoche, Babel, p. 49.
    le documentaire en question est visible sur le site de l’INA, le commentaire cité est à la 23e minute. Raymond Février était inspecteur général de la recherche agronomique.

    Juste une note en passant : c’est pour ça que les anti-corridas à l’aise dans la civilisation industrielle, tellement contents de la propreté de la mort du boeuf en abattoir, qu’on ne voit plus, me font toujours rigoler.

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  4. erikantoine dit :

    j’ai oublié le lien pour le reportage :
    http://www.ina.fr/video/CPF06020231/sauver-le-boeuf.fr.html

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  5. lignes bleues dit :

    Alain, pitié : ni professeure, ni écrivaine, trop laid…

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  6. Jean-Marie dit :

    Coetzee est un vrai iconoclaste dans notre société qui cherche désespérément des certitudes : il montre la relativité extrême de nos convictions, de nos positions, la fatuité des discours tranchants, voire comminatoires assénés par bien des bateleurs officiant dans les médias (chacun mettra les noms qu’il veut) et aussi, bien souvent, par nous-mêmes.
    Il est d’autant plus crédible que lui-même a été la cible d’attaques de tous ordres aussi bien aux Etats-Unis que dans son pays natal, l’Afrique du Sud, au point d’émigrer en Australie. Son oeuvre respire de toutes ces incertitudes, c’est une des raisons qui la rend si précieuse. Pas la seule : c’est aussi un formidable romancier, osant de nouvelles formes de narration débordant les frontières actuelles, mais tout à fait abordables pour des béotiens de mon espèce.

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  7. Dunia dit :

    Ciel! Je dois être hautement condamnable et soupçonnée de penchants gravissimes, moi qui me pâme devant les miroirs de l’âme sans pouvoir m’empêcher de dire à femmes, hommes, adolescents, adolescentes, garçonnets et fillettes:  » Quels superbes yeux tu as as! » Parfois j’utilise même le vouvoiement si la personne n’est pas proche. Ce doit encore être plus « inquiétant ». Bonjour, Alain! Non je ne me suis pas évaporée et je ne suis pas partie explorer la jungle amazonienne. Je suis toujours à La Chaux-de-Fonds, et je suis sur le point de vous envoyer un e-mail de la plus haute importance -du moins à mes banals yeux bruns fatigués par trop d’ordinateur- à l’adresse e-mail que vous laissiez sur mon blog. Bon dimanche.

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