La poésie comme lieu où s’absenter

 

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Les films coréens et japonais jouissent auprès de nous d’un avantage : ils nous proposent toujours au moins quelques balades exotiques, quelques percées vers un univers social qui nous semble une autre planète. Un bus coréen démarre sur une route peu fréquentée : on écarquille les yeux pour voir défiler le paysage. Il s’arrête : on descend avec la vieille dame, et on scrute les bas côtés d’une ruelle de village. Si, plus tard, on a la chance de se rendre dans ce pays là, on sera heureux de constater que c’est bien comme dans les films : les gens sourient pareil et s’inclinent lentement pour se saluer. Le film « Poetry » de Lee Changdong est-il sublime, comme le prétend le critique du Nouvel Obs, ou bien est-il ennuyeux, comme l’a asséné une critique de France Inter ? Ni l’un ni l’autre ou peut-être un peu des deux en même temps. En tout cas, ce n’est pas parce qu’un film (ou un livre) parle de poésie qu’il est « poétique ». Il faut donc chercher plus loin ce qui fait la musique attachante de ce film. Sans doute, sa « coréanité », si j’ose un tel néologisme, y est pour quelque chose. Ce film aurait pu être produit en France par un de ces jeunes réalisateurs (ou réalisatrices) au regard sensible dont notre univers cinématographique est plein. On l’aurait salué comme un très bon film, émouvant et discret. Venu du pays des matins calmes, il nous illumine. L’imaginaire, sans doute, est passé par là. Les critiques en tout cas sont loin d’avoir tout dit, par pudeur sans doute. Ou bien parce qu’il existe encore des tabous, comme celui de la sexualité des vieillards. Il faut voir cette scène où la vieille dame (vous souvenez-vous de « La vieille dame indigne », film de René Allio, dans les années soixante-dix ?) accède au désir du vieil homme infirme dont elle s’occupe et qui l’implore de faire en sorte qu’il puisse se sentir être un homme encore une dernière fois. A sa première demande, elle recule, offusquée, et prend la fuite. Mais après réflexion, elle revient et elle se déshabille pour lui dans la baignoire. Scène à vrai dire très érotique, plus que ce que l’on pourrait imaginer tant on a du mal à concevoir de montrer l’amour autrement qu’avec des corps jeunes.
Tout le monde connaît le scénario (prix du scénario à Cannes, justement). Une femme âgée, Mija, qui sombre peu à peu dans le mal d’Alzheimer, décide de lutter. Elle élève son petit-fils, un de ces jeunes ados quasiment muets, abrutis de jeux video et de télévision, qui s’est trouvé mêlé à une affaire de viol collectif. Au début du film, des enfants qui jouent au bord d’un fleuve voient un paquet de chiffons lentement aller au fil de l’eau : c’est une petite fille qui s’est jetée du pont. Plus tard, une mère pauvre hurle sa douleur. Mija passe par là, est profondément choquée. Elle ne sait pas encore que ce drame va la toucher d’encore plus près qu’elle ne croit. Les parents des autres ados incriminés dans cette affaire, tous des pères dynamiques, roulant en voiture puissante (on ne voit jamais les mères, ou alors celle de la victime) n’imaginent pour sortir leurs rejetons de ce guêpier bien fâcheux que l’argent, seulement voilà il faut convaincre la vieille dame aussi… La vieille dame ne se révolte pas, ne s’indigne pas. Elle s’absente, c’est tout. Face à un monde fou et cupide, que faire d’autre en effet que s’absenter ? Et quel autre lieu que la poésie pour trouver un refuge ? Ce film nous montre en passant que la poésie est encore vivace en Corée. Je n’ai jamais entendu parler en France de cours de poésie pour les amateurs, ni tellement de clubs où se réuniraient ces amateurs pour des lectures. Là, les rencontres ont l’air vivantes. Il y vient même des commissaires de police, ce qui ne va pas sans gêner la vieille dame d’ailleurs. Car la poésie, finalement, comme l’art, ne mérite peut-être pas d’être sacralisée. Elle n’est pas, pas plus que l’art, et comme le croit la vieille dame, l’apanage de « ceux qui simplement recherchent la beauté ». Elle peut aussi avoir un double langage. Séduire par sa recherche de beauté, et en même temps poursuivre de tous autres buts et dans ce cas se tourner elle-même en dérision.
Seule la vieille dame, à la fin, remettra au professeur le poème qu’il a demandé à ses élèves. Le poème sera lu par le professeur tandis que la vieille dame sera symboliquement absente.

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10 commentaires pour La poésie comme lieu où s’absenter

  1. « Un film qui nous illumine » : sans doute à voir, alors !

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  2. alainlecomte dit :

    ben; puisque je le dis….

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  3. Comme quoi on peut s’enthousiasmer…

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  4. alainlecomte dit :

    oui, mais pas pour tout…

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  5. jmph dit :

    C’est un très beau film, tout « coréanité » mise à part. Du reste, ayant passé une dizaine de jours en Corée en 2004, j’ai trouvé que la ville comme la campagne coréennes sont montrées sans fard, la ville avec son modernisme cachant encore mal une pauvreté qui est toujours présente, la campagne avec ses lignes électriques et les lignes de TGV zébrant les belles montagnes toujours proches.
    A part ça, j’aime ce film car il est plein d’ambiguïté : Mija finit par trouver l’argent nécessaire de façon très … pragmatique (petit clin d’oeil à ton billet sur le pragmatisme…) auprès du vieux et riche barbon qu’elle a « soulagé ». Elle s’évade en même temps, elle s’absente, aidée par son Alzheimer commençant. Aucune morale, aucune leçon, ni même un vrai message, sauf celui de la création : lorsqu’on lui demande si elle veut devenir poète, sa réponse est si juste de simplicité : « je voudrais juste parvenir à écrire un poème ».

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  6. jmph dit :

    Coréen pour coréen, « Poetry » est à comparer à « Housemaid », en étant presque son exact contraire.
    Ce qui m’empêche pas  » Housemaid » d »être également une grande réussite dans un autre genre, celui de la criique sociale à côté de laquelle celle de Chabrol paraîtrait presque anodine. C’est virtuose, débordant de sensualité au début et débouchant sur l’incandescence la plus extrême de la perversité et de la violence confinée dans une famille. On frôle le grand guignol mais nous ne sommes plus dans une famille de riches bourgeois coréens, mais dans un huis clos où le besoin de domination n’a plus de limite. Ça donne le vertige !
    Bon, peut-être devrais-je écrire un billet sur ces deux films dans mon blog. Mais je n’ai plus rien à ajouter !

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  7. michèle dit :

    Ce que lui a enseigné la poésie est un sens de la vérité. La passion désespérée de la pureté induit l’expiation des fautes.
    Magnifique.
    Mais …
    S’il y a faute.
    Rien n’est moins sûr, en ce qui concerne, en tout cas, la vieille dame.
    Qu’elle soit réfugiée dans son imaginaire me semble salvateur, mais n’ai pas vu le film encore.
    Alain L. votre petit cinoche art et essai il passe bcp de films coréens et japonais non ?
    Sur le je ne sais quoi réclamé par le vieillard c’est souvent repris, y compris dans la littérature. Chez Kawabata avec les belles endormies où le désir confine au meurtre, et il me souvient d’une nouvelle sublime d’un homme jeune, un soldat ? ( auteur ? titre ? ) qui demande à une vieille femme de pouvoir lui faire l’amour et elle accepte, par charité. Je n’appellerai pas cet acte du soulagement, je nommerai cela de la bonté d’âme, mais, bis, je n’ai pas vu le film.

    Sinon, dramatique, nous ( au sens collégial du terme, le duel semblant décidément source de bien des ukases ) avons un pote bloggeur qui est désormais dans une absence au monde.
    J’avais une forte estime pour lui. Pas de tendresse particulière, mais de l’estime.
    L’autre jour, où j’avais le coeur plombé pour des raisons privées, je me suis surprise à penser qu’il avait bien de la chance d’avoir renoncé à être là, tout en étant là, car il est bien vivant, mais a perdu la mémoire.

    Je voulais partager cela avec vous : le désarroi qui parfois nous noue tant la gorge que tout le reste paraît d’une futilité incongrue.
    Merci donc de l’avoir lu.

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  8. alainlecomte dit :

    @jmph: non, tu n’as pas tout dit, tu devrais faire les billets en question! Je n’ai pas vu Housemaid, mais je me promets bien de le voir. Tout à fait d’accord avec l’ambiguité et avec… le pragmatisme. J’ai suggéré le lien avec ce dernier en disant notamment que la poésie ne doit pas être sacralisée: c’est mon interprétation de ce film. Elle est contraire à celle d’autres critiques, notamment celui du Monde (article envoyé par E. Cheiron) qui dit que « la poésie lui a enseigné le sens de la vérité ». Je ne le crois pas. Je pense plutôt que c’est le sens de la vérité qui l’a conduite naïvement à la poésie, mais elle y a trouvé un monde ambigu (cf. le jeune poète odieux et saoul amené au diner par le professeur) et ça, elle ne le supporte pas non plus.
    @michele: votre commentaire est assez poignant, puisqu’il se termine sur l’histoire de ce bloggueur ami de vous qui sombre dans le noir de la mémoire. Nous vivons au milieu de drames et de naufrages qui nous restent hélas parfois inaperçus.

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  9. Ping : Bloguer ou ne pas bloguer » Des Myrtilles pour un Bihoreau

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