A propos des images

Des images, on ne peut pas faire autrement que les interpréter, c’est notre activité cognitive permanente qui est en cause, ce que, sans arrêt, nous projetons comme schèmes autour de nous. La plupart du temps, quand nous sommes dans un univers familier, ça marche : les choses se sont stabilisées, je vois un homme qui sourit à une femme, je comprends : c’est un homme qui sourit à une femme, peut-être il ne la connaît pas et est en train de la draguer, peut-être il la connaît de longue date et il la reconnaît. Je projette ce schéma là, je sais qu’il a marché une fois, deux fois, mille fois, il s’est donc stabilisé : j’ai rencontré dans toutes ces occasions antérieures des indices qui ont témoigné de la cohérence de mon interprétation. Mais si je change d’univers, qu’est-ce qui me garantit que je vais fonctionner aussi bien en tant que producteur, générateur de schèmes interprétatifs ?

Je propose donc une interprétation, des interprétations. Je suis au Japon (voir mes récents billets). Je vois ce qui ressemble à une fontaine, avec des instruments en forme de louches, je vois des gens se rafraîchir avec, j’en vois même qui versent de l’eau dans leurs mains jointes, pour la « boire » ensuite. Je dis : c’est une fontaine et on vient s’y rafraîchir. Mais ce n’est pas une fontaine pour se rafraîchir. Car c’est dans l’enceinte d’un temple et L.D. me dit qu’en réalité, c’est une fontaine d’ablution, de purification. La grand-mère « n’apprend pas à boire à son petit enfant », elle lui apprend « par l’exemple, la gestuelle » (L .D.), et de toutes façons, même si on porte l’eau à la bouche, on ne la boit pas.

Je me plante ensuite (un peu absurdement, j’en conviens, je n’ai comme excuse que l’euphorie qui s’est emparée en un instant de cette petite rue et qui s’est communiquée à moi, alors que j’étais venu là sans aucune arrière-pensées, je n’avais pas lu les guides qui parlent des geishas qui y passent chaque jour à une heure précise) je me plante donc devant une geisha, non, une meikko, nuance (apprentie) et je crois qu’elle me sourit, mais dit encore L.D. « elle ne vous sourit pas, elle vous supporte avec votre impudence […] Ce n’est pas un sourire que l’on voit sur son visage, tout juste une pause qui sied à son rôle. Elle vous facilite la photo ». Et il ajoute : « Les expressions du visage ne sont pas internationales. Un rire ici peut signifier la gêne ou la tristesse. ». Dont acte. Ce que l’on ressent dans ces cas de méprise, c’est évidemment une certaine honte. Si on s’est trompé dans ces quelques cas, qu’est-ce que cela a dû être dans d’autres ! Horreur, gouffre, vertige de l’incompréhension, du malentendu. Du long malentendu. Se peut-il que nous aimions une chose (une personne), que nous nous enthousiasmions pour un pays, un voyage et qu’en réalité nous soyons dans l’incompréhension totale ? Oui, c’est possible. Se peut-il que le voyage, cette « distraction » typiquement occidentale, par laquelle nous croyons atteindre un savoir indispensable (aller vers l’autre, n’est-ce pas, « comprendre » la différence etc.) ne serve finalement qu’à nourrir le malentendu ? Oui, c’est possible.

Peut-être seuls les anthropologues, ou les ethnologues, devraient être autorisés à voyager : ils ont au moins acquis des méthodes d’interprétation, ils utilisent un arsenal scientifique, ils ne visent pas une quelconque empathie mais seulement une connaissance méthodique, rigoureuse. Certains peuvent même se donner comme règle : « je n’interprète pas » (les écrits des ethnométhodologues, comme Garfinkel, Sacks… sont sans doute à lire ou relire ici).

Mais possédons-nous (possèdent-ils eux-mêmes) les moyens, les outils qui permettent de trancher sur la question des « variations » (de comportements, de coutumes, …), quelque chose qui nous permette de dire : oui, les attitudes et comportements de ce peuple sont complètement différents des nôtres, ou bien : non, finalement, nous sommes semblables ?

Il faudra revenir sur ces questions au cours de l’été…

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6 commentaires pour A propos des images

  1. Carole dit :

    Bonjour, réflexion interressante que j’ai envie de prolonger, ça tombe bien, puisque vous aimez les longs commentaires 🙂 .
    Pour ma part, je ne voyage plus. Je n’en ai plus les moyens d’abord, mais en fait cela ne me manque pas. Autrefois, j’ai voyagé au Brésil et en Afrique : mais toujours avec un sentiment de malaise, malaise du touriste « riche » dans un pays pauvre. En fait, je n’aime pas le tourisme de masse de l’époque et comme je suis une femme ordinaire, j’ai fait des voyages ordinaires qui m’ont laissé un goût amer. Finalement, je ne bouge plus (pourquoi je n’arrive pas à dire que je n’aime pas voyager : ça ne se fait pas on dirait, ça parait louche dans le milieu bobo bien pensant). Peut-être suis-je zen sans le savoir, je me contente de mon univers quotidien. mais quelque fois, au détour d’un chemin que l’on connait par coeur, le regard se réveille et se fait curieux, la contemplation s’intensifie et le banal devient une véritable source de poésie. La poésie n’est-ce pas ce regard un peu décalé sur le monde, fait interprétations étranges, celles que l’on peut connaitre en voyageant justement, mais aussi ici et maintenant lorsque l’on « s’étrange » à soi-même ?

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  2. Alain L. dit :

    merci Carole de ce commentaire. Je ne suis peut-être pas aussi « sage » que vous… il me faut absolument ma dose de voyage! la chose n’est en effet pas si simple. S’étranger à soi-même en restant chez soi est pour moi très difficile. Je privilégie donc le voyage pour des raisons très égoïstes et hédonistes, comme moyen de s’oublier soi-même. Si je n’avais pas fait ce voyage au japon, je ne serais pas entré dans cette réflexion. Le voyage, pour moi, vaut encore le coup pourvu que l’on accepte de se remettre en cause. C’est un merveilleux « vacillateur d’évidence » et nous en avons besoin. Bref, on en vient toujours à Nicolas Bouvier: ce n’est pas nous qui faisons le voyage mais le voyage qui nous fait….

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  3. michèle dit :

    Je pense à votre sujet depuis plusieurs jours. Aux dernières photos d’identité où j’étais si abattue de voir mon âme sur mon visage avec le poids du chagrin en si totale opposition avec mon coeur d’enfant que je ressens naïve et joueuse encore. Il a fallu choisir et accepter. Sinon, il aurait fallu tout recommencer.
    Et aussi à cette fête quelques jours après où j’ai refusé le mitraillage imbécile d’un couillon de service et où une m’a dit tu as peur qu’on te vole ton âme ? Oui sans doute j’ai peur que ce qui est secret soit révélé au grand jour à mon insu. J’aime que les choses aillent lentement cela induit un grand sentiment de pérennité. J’espère que vous reviendrez là-dessus. En Chine il y a deux ans j’allais photographier l’oiseau dans un cage d’un vieil homme qui le promenait dans un parc impérial. En Chine on sort son oiseau au parc c’est assez génial, et il a décroché la cage ; sans doute son oiseau à lui avait-il une âme aussi .
    J’aime aussi grandement les voyages, partir, bourlinguer, mais j’aime autant le retour avec ce sentiment de rentrer à la maison, là où je suis moi-même.

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  4. Alain L. dit :

    ce thème de la photo, oui, j’y reviendrai. sans doute n’ai je pas eu raison de faire ces photos de gens dans la rue et de les afficher… La tentation est pourtant grande quand on va dans des pays comme l’Inde ou le Japon tant les gens y occupent une place prépondérante. Prendre des photos de ces pays en évitant les gens paraît absurde. Pourtant, je sais… le droit à l’image… Mais si on me fait signe que « non », je ne photographie pas, bien sûr… (et cela m’est souvent arrivé en Inde et particulièrement au Ladakh, où les femmes ornées de leurs magnifiques coiffes en turquoises ne veulent jamais se laisser prendre en photo). Mais plus que cette question, c’est celle de l’interprétation qui m’intéresse, sur laquelle je reviendrai. Le voyageur peut-il ramener ce qu’il voit comme attitudes des gens à des schémas connus? C’est la question générale de la connaissance de l’autre qui est posée.
    Ceci dit, je suis matérialiste, je ne crois donc pas en l’âme! je ne pense donc pas qu’on vole « l’âme » de quelqu’un en le photographiant, juste peut-être son apparence….

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  5. Carole dit :

    Réponse : je ne pense pas que vous soyez moins sage que moi parce que vous voyagez. Je ne pense pas être sage, tout au plus ressemblè-je au renard de la fable qui ne pouvant accéder aux raisins au haut de la treille, se console en les trouvant trop verts :)…. La Fontaine d’ailleurs ne juge pas que cette attitude soit mauvaise, il pense qu’il fait mieux de penser cela plutôt que de passer sa vie à se plaindre…. La soit-disant sagesse, n’est rien d’autre qu’une ruse qui permet de ne pas se laisser empoisonner par les frustrations…. Merci d’avoir laisser un commentaire sur les miettes, malgré les difficultés !

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  6. Dunia dit :

    Bonjour Alain,

    J’ai lu attentivement ce billet que je ne commenterai pas faute de temps, mais qui m’a beaucoup intéressée, d’autant qu’il est probable qu’à la rentrée je suive des cours d’ethno, à l’unine, en tant qu’auditrice.

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