Emancipons-nous!

L’un de mes billets antérieurs évoquait fugitivement Jacques Rancière. Je ne pouvais pas en rester à cette seule interview dans Siné-Hebdo . Il me fallait aller voir plus loin dans l’œuvre, riche et féconde, de ce philosophe qui commença son travail aux côtés d’Althusser et fut professeur dans cette université que j’affectionne (parce que je l’ai choisie et que j’ai quitté pour elle la petite université de province où je m’étiolais, dirigée par une bande d’économistes plus intéressés par la pseudo-« rentabilité du savoir » que par le savoir lui-même), cette université du Nord de Paris, qui fait en ce moment les titres de l’actualité (et notamment du 7-9 de France-Inter ) depuis qu’elle a lancé l’initiative de la « Ronde des obstinés ».

lemaitreignorant.1238345086.jpgLe premier ouvrage de Rancière dont je me sois emparé est « Le maître ignorant » qu’il publia en 1987, qu’on trouve aujourd’hui en 10-18, et qui est sous-titré : « Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle ». Beau titre n’est-ce pas, nous qui sommes entraînés le plus souvent de force vers le contraire de l’émancipation, ce que Rancière nomme à juste titre « l’abrutissement » ?maitreignorant-2.1238345107.jpg

Ce livre prend appui sur une aventure intellectuelle extraordinaire, celle qui advint à un certain Joseph Jacotot , lecteur de littérature française à l’université de Louvain au tout début du XIXème siècle. Jacotot avait fêté ses dix-neuf ans en 1789 et avait été élu député en 1815. Las, le retour des Bourbons le contraignit à l’exil aux Pays-Bas où lui fut offert généreusement un poste de lecteur. Il ne connaissait pas le hollandais. Ses étudiants ne connaissaient pas le français. Heureusement, en ce temps-là, on trouvait dans les librairies de Bruxelles, un texte bilingue de Télémaque, œuvre de Fénelon. Jacotot demanda donc à ses étudiants d’apprendre le français à travers ce texte. Puis il leur demanda d’écrire en français ce qu’ils pensaient de tout ce qu’ils avaient lu. « Il s’attendait à d’affreux barbarismes, à une impuissance absolue peut-être […] Combien ne fut-il pas surpris de découvrir que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français ? Ne fallait-il donc plus que vouloir pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre ce que d’autres avaient fait et compris ? ».

Voilà donc ce que découvre cet esprit curieux et révolutionnaire : qu’il n’y a pas vraiment besoin « d’explications », qu’il n’y a pas « le maître savant » d’un côté et les élèves ignorants de l’autre. Si les élèves ont la volonté ou le désir d’apprendre, alors leur intelligence suivra. Alors à quoi bon un maître ? Le maître n’est pas complètement inutile : dans le cas présent, c’est lui qui a déclenché un processus, il a agi sur la volonté des élèves. Il leur a dit : tenez, prenez ce même livre, et essayez d’apprendre de lui par vous-mêmes. Le fait que ce soit le même livre vous fera peut-être vous entraider plus facilement, et moi, je me contenterai de vous poser des questions pour vous faire à vous-mêmes poser ces mêmes questions.

Pour Rancière, un maître qui agirait ainsi serait un maître émancipateur. Il y a deux facultés en jeu dans l’acte d’apprendre : l’intelligence et la volonté. « Il y a – dit-il – abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence. L’homme – et l’enfant en particulier -peut avoir besoin d’un maître quand sa volonté n’est pas assez forte pour le mettre et le tenir sur sa voie. Mais cette sujétion est purement de volonté à volonté ».

« Dans l’acte d’enseigner et d’apprendre, dit encore le philosophe, il y a deux volontés et deux intelligences. On appellera abrutissement leur coïncidence. Dans la situation expérimentale créée par Jacotot, l’élève était lié à une volonté, celle de Jacotot, et à une intelligence, celle du livre, entièrement distinctes. On appellera émancipation la différence connue et maintenue des deux rapports, l’acte d’une intelligence qui n’obéit qu’à elle-même, lors même que la volonté obéit à une autre volonté ».

ranciere_web.1238345066.jpg
Jacques Rancière

Et il ajoute : « cette expérience pédagogique ouvrait sur une rupture avec la logique de toutes les pédagogies. La pratique des pédagogues s’appuie sur l’opposition de la science et de l’ignorance ».

Toutes les pédagogies sont en effet des « méthodes », oserais-je dire des ruses, faites pour contraindre un sujet, qui est supposé ne rien savoir, à la guidance, au chemin que lui indique un maître, qu’il s’agisse d’agir par l’ordre ou par la douceur, par la sévérité ou la technique des petits groupes (on voit ici se profiler l’ombre de Freinet, que des commentatrices de mon précédent billet ont mis en avant : oui, bien sûr Freinet, j’en sors d’ailleurs, moi qui fus élève d’une classe (en CM2) qui pratiquait la méthode, mais sortait-on pour autant de l’idéologie élitiste ?). Tu ne sais pas encore, bientôt tu sauras, grâce à moi, mais bien sûr tu ne m’égaleras jamais : j’aurai toujours un temps d’avance sur toi, je te serai toujours supérieur.

C’est l’ordre que ce Jacotot a fait voler en éclat. jacotot-joseph.1238345048.jpgCar il est allé plus loin encore : et si le rôle du maître pouvait s’effacer jusqu’à faire qu’il enseigne…. quelque chose qu’il ne connaît pas ? C’est ce qu’il tenta plus tard en enseignant des matières où il était incompétent, et là il put se formuler à lui-même ceci : qu’on peut enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève, c’est-à-dire si on le contraint à user de sa propre intelligence.

De telles découvertes sont évidemment destinées à être cachées aux yeux du peuple : il ferait beau voir que tout un chacun se dise qu’il ou elle a une intelligence égale à celle de tout autre, y compris (et surtout !) à celle de ceux qui nous gouvernent ! Tout notre système d’enseignement (ce que Baudelot et Establet dans les années soixante-dix appelaient « l’école capitaliste ») est fait pour combattre ce genre d’affirmation et faire en sorte que, définitivement, certaines intelligences soient asservies à d’autres, selon le règne du Grand Abrutissement. L’idéologie capitaliste, les médias grand public, la télévision se nourrissent de l’axiome contraire, celui selon lequel il y a des élites et des inférieurs, d’où résulte qu’il faut combler le vide des esprits inférieurs avec des spectacles vulgaires, des chansons de deux sous ou des rêves de millions faciles. Or, on s’aperçoit qu’il suffit de peu pour que des êtres prennent tout à coup conscience qu’ils ne sont pas ces esprits inférieurs qu’on a voulu leur faire croire qu’ils étaient. Il suffit juste un peu de leur donner confiance en eux-mêmes !

Cela déjà s’est passé dans l’histoire à propos des filles : elles n’étaient pas faites pour les études pouvait-on dire dans l’Ancien régime (sauf peut-être quelques femmes exceptionnelles qui surent s’affranchir de la tutelle masculine, comme cette Emilie du Chatelet , emilie_du_chatelet.1238345684.jpgqui traduisit Newton à l’époque de Voltaire), mais leur pression fut si forte qu’il fallut bien se rendre à l’évidence du contraire, jusqu’à ce fameux livre encore de Baudelot et Establet , « Allez les filles » qui mettait en évidence leur « supériorité » sur les garçons (au sens où elles obtenaient des résultats égaux ou supérieurs selon des systèmes de notation qui n’avaient d’autre but que prouver la supériorité de ceux pour qui l’Ecole avait été conçue). Alors qu’est-ce qui leur manquait, aux filles, et qui leur manque encore aujourd’hui ? Juste ça : un peu de confiance en elles-mêmes, ce que tous les éducateurs devraient être capables de leur donner.

Ce qu’il en est des filles à l’école, ce pourrait aussi bien être le cas pour tous les individus des classes populaires à qui l’on a dit que, par destination, leur intelligence était moindre que celle des grands de ce monde, comme ce baron Seillière qui déclare aujourd’hui dans le JDD :

« Etes-vous capable de me dire ce que « vaut » quelqu’un qui a une bonne structure mentale, un sens juridique et financier, qui sait s’adapter aux cultures du monde, a du charisme et la capacité de jauger les hommes? »

Eh bien oui, nous sommes capables de le lui dire, à ce Seillière, ce que vaut ce type d’homme : PAS PLUS que n’importe QUI ! Tout simplement parce que tout humain sur cette Terre a « une bonne structure mentale », peut se doter, s’il en a envie, ou s’il en a la volonté « d’un sens juridique et financier », est capable de « s’adapter aux cultures du monde », peut avoir du charisme – si on lui donne confiance en lui – et pourrait être capable de faire cette « activité » désignée par une expression qui ne veut rien dire : « jauger les hommes » (d’autant plus capable qu’en l’espèce, il suffit de faire semblant !).

Peu nombreux sont les penseurs de notre époque qui sont prêts à remettre les choses du savoir et de l’esprit à leur place c’est-à-dire : dans le bien commun. Trop de discours fumeux sont là en réalité uniquement pour défendre une soi-disant spécialisation philosophique qui rendrait hors d’atteinte des gens du peuple les réflexions sur les questions que tout le monde peut se poser clairement

NB: ici un blog entièrement consacré à Joseph Jacotot

Cet article a été publié dans Actualité, Ecole, Philosophie. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour Emancipons-nous!

  1. kamizole dit :

    Il faudrait démonter entièrement et point par point le discours de Seillière ! Je vais peut-être m’y employer si je trouve un peu de temps… Une vision bornée par l’économisme et l’utilitarisme le plus étroits… où l’humain n’a aucune part.

    Julien Benda avait raison avec « La trahison des clercs »… trop de prétendus intellectuels et penseurs – médiatiques – ne produisent rien d’autre que du vent pour leur propre glorification. Aucune réflexion de fond, aucune interrogation (au sens de remise en cause de leurs préjugés).

    Ils se contentent d’asséner… A prendre ou à laisser sans se soucier de savoir si le peuple – qu’ils jugent de toutes façons incapables de comprendre de si grandes choses ! – comprend et comment. J’ai toujours pensé que les choses les plus difficiles pouvaient s’énoncer le plus simplement possible – sans tomber pour autant dans la simplification – et que tant que l’on n’en est pas capable, c’est que l’on ne les a pas bien comprises.

    Par ailleurs, j’ai connu tellement de personnes qui avaient un niveau d’études très bas mais avaient une profondeur de pensée, une capacité d’analyse nettement supérieures aux divagations de ces intellectuels de pacotille…

    J’aime

Laisser un commentaire