Ce week-end, un « festival de l’Inde » était organisé à Grenoble par une association qui s’appelle ashvatta . Occasion de voir de la danse Bharata Natyam et d’écouter du tabla et du sarangi (une sorte de vielle indienne à 32 cordes) joués par des musiciens virtuoses : pandit Mukesh Jadhav et Dilshad Khan (fils de Ustad Dilshad Khan), et d’écouter aussi des conférences sur des sujets comme l’interprétation de la Baghavad Gita (par Alain Porte, un grand connaisseur et traducteur du sanskrit) ou bien l’expression des émotions dans le shivaïsme du Cachemire (par une charmante dame qui fait aussi de la communication à ses heures).
La Baghavad Gita est un texte qui m’a toujours impressionné par sa profondeur et son originalité si on le rapporte aux textes courants qui constituent les corpus plus ou moins religieux des cultures humaines. Philosophiquement, c’est très fort… et très dur à comprendre aussi. Voilà Krisna descendu sur terre sous la forme d’un cocher, forme prosaïque s’il en est, qui dialogue avec le noble seigneur Arjuna. Que dit ce dernier ? qu’il a vu en rêve ce que le combat qui va être livré va apporter de malheurs et de désolation. Tous ces proches qui vont mourir, ces familles qui vont être désunies, la destruction, les ruines. A quoi bon tout cela ? ne faut-il pas renoncer à mener le combat ? Krisna commence par lui répondre avec des arguments banals : « tu te rends compte, si tu renonces au combat, on dira que tu es un lâche, ta réputation sera détruite à jamais », ou bien : « de toutes façons, si ce n’est pas toi qui le fais, d’autres le feront à ta place » etc. Ces arguments touchent un peu Arjuna mais pas tant que ça.
Finalement, Krisna utilise l’argument massu, « la Bombe atomique »(*), oui, c’est bien cela, il abandonne furtivement son apparence terrestre et se transforme en pure énergie, une vraie bombe, Arjuna dit : « plus lumineuse que dix mille soleils » (Alain Porte nous dit que Oppenheimer n’aurait pas eu d’autres mots lorsqu’il vit une bombe atomique, « sa » bombe atomique, exploser). Puis revenant à sa forme humaine, Krisna dit : « tu vois, c’est fait, tu n’as plus rien à faire, je les ai déjà tous tués ». Et Arjuna, malgré ses scrupules, se retrouve avec ce fardeau sur les bras. Quand même. Comment interpréter cela ?
On a beaucoup insisté sur la notion de « Dharma ». le Dharma, c’est la Loi, l’Ordre Cosmique etc. plus simplement je dirais : l’enveloppe de toutes nos actions. Quelque chose qui existe par soi-même mais qui en même temps est fait de l’étoffe de nos actions. C’est comme un espace dans lequel on se meut et qui serait en même temps fabriqué au moyen de nos trajectoires. Ou bien comme la cellule vivante qui n’existe que par la membrane qui l’isole d’une autre cellule (et sert d’interface) mais qui en même temps génère elle-même cette membrane.
On serait tenté d’y voir une théorie de l’action qui s’échapperait des représentations que je trouve naïves et qui sont omniprésentes dans la philosophie occidentale : représentations selon lesquelles chaque action est déterminée par une intention, laquelle découle d’une décision libre d’un sujet. Atomisme des actions en quelque sorte versus une conception plus holiste, qui permettrait finalement d’énoncer les grands principes de la Gita : se concentrer sur l’action et non sur le fruit de l’action, par exemple.
Ce que dit peut-être la Gita c’est que la structure propre à l’action est beaucoup plus complexe que ce que les philosophes occidentaux conçoivent. Il ne serait pas possible ainsi de rendre responsable d’un évènement une action particulière, mais d’en rendre responsable la structure globale. Inutile dit Krisna de se dérober à la Loi générale : elle s’accomplira de toutes façons, mais en même temps l’action que nous accomplirons sera indispensable car sans elle la structure d’ensemble ne pourrait plus exister. Enfin c’est comme cela que je le comprends.
Et aussitôt je rapproche cela d’un texte qui a priori n’a rien à voir, qui est, lui, très contemporain (2003 je crois) et qui me plongea tout autant dans un abime (salutaire) de perplexité : le petit essai « pour un catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy . Dans cet essai, l’auteur en appelait à un autre rapport au risque (naturel ou causé par l’humain) que celui prôné par les technocrates classiques. Plutôt que de faire un calcul des probabilités, disait-il, afin d’évaluer les risques des différentes issues possibles et de croire qu’ainsi on allait pouvoir juguler la catastrophe finale, on ferait mieux de se convaincre que la catastrophe en question est inévitable : elle va arriver de toutes façons. En se concentrant sur elle, on pourrait alors déclencher un effet (qui n’est pas sans rappeler la notion de « prophétie auto-réalisatrice », mais « à l’envers ») au terme duquel finalement elle n’arriverait pas.
Pourquoi ce rapprochement ? Parce que dans les deux cas on s’éloigne de la démarche classique, trop classique, qui vise bêtement à aligner les actions possibles en raisonnant « linéairement » d’un avant vers un après (cf. la manière dont un mauvais joueur d’échecs – comme je le suis ! – procède), pour mettre à la place une conception globalisante où chacun est conscient qu’il coopère à l’issue finale (et ne peut pas se dérober), tout en ne sachant pas exactement comment.
Je reviendrai sur tout cela plus tard.
Maintenant, je constate que, sur ma note « ludique », la joute oratoire dans les jardins d’un monastère de Lhassa a des allures de danse.
Y aurait-t-il des rapports entre danse et dialogue ? Entre ludique et chorégraphie ? Je serais tenté de le croire… dans la mesure où le Bharata Natyam , c’est quand le corps tout entier entre en dialogue et s’exprime selon un code de gestes strict. Il existe cent huit karanas (unités de mouvement) impliquant toutes les parties du corps (y compris la tête, les yeux, la bouche) et chargés, par leurs combinaisons, d’exprimer un nombre défini d’émotions. C’est comme un alphabet, ou mieux comme un langage. Au cours de sa prestation, la danseuse joue Parvati, la parèdre de Shiva, qui, lui-même, devient parfois Nataraja, le Seigneur de la Danse. Ce jeu est en même temps un défi. (Comme on sait, dans la séduction, il s’agit de surprendre l’autre avant tout !). La spécialiste d’études indiennes Tara Michaël raconte dans une brochure que :
« Nataraja est le premier des acrobates, et que c’est [imaginez le mouvement !] en plaçant le tilaka sur son front avec l’orteil de la jambe levée complètement à la verticale (karana appelé lalata-tilaka), qu’il réussit selon le récit mythologique à l’emporter par surprise durant une compétition de danse, sur sa compagne Parvati, laquelle devait d’ailleurs prendre sa revanche dans une autre joute de danse en plaçant le tilaka sur son front par une torsion arrière complète (karana appelé kapalachouram) ». !!!
Voici une forme de dialogue intéressante…
Décidément, la culture indienne et la modernité font bon ménage.
(*) : ceux des lecteurs de ce blog qui connaissent les textes de Girard sur la ludique (ils doivent être très peu nombreux !) auront justement noté que « la Bombe atomique » est une des « figures » qu’emploie Girard, comme « dessein » particulier (celui de l’argument qui emporte tout).