Un nouveau débat s’enfle en ce moment. C’est au sujet du fameux roman de Jonathan Littell. Je ne m’intéresse pas aux insinuations sordides (l’a-t-il écrit lui-même ? quel est le rôle de son agent ? etc.) mais seulement au fond. Il y a bientôt trois bonnes semaines que j’ai investi mes vingt-cinq euros dans l’achat de ses neuf cents pages. C’était un bel après-midi d’été, on venait juste d’en parler (la presse, le blog de P. Assouline etc.) et moi, je venais juste de regarder en DVD « La liste de Schindler », j’étais donc motivé. Une petite dame était en même temps que moi au rayon de la librairie où l’ouvrage était exposé. Nous avons échangé un regard complice après avoir ensemble soupesé un exemplaire, « mais comment je vais faire pour le lire au lit » m’a-t-elle dit… J’ai souri. J’ai commencé de lire et évidemment j’ai été capté par cette interpellation du début : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé » . J’ai un peu hésité avant de l’acheter : il y a tant d’autres romans que j’aurais envie de lire, par exemple un nouveau roman de Nancy Huston. J’aime tant Nancy Huston (sauf quand elle traite certains écrivains – Beckett, Bernhardt… – de « professeurs de désespoir »). Mais bon, j’ai « fait chauffer ma carte bleue », comme dit D. La dame aussi, en même temps que moi, et nous avons encore échangé les quelques informations que nous avions sur le livre et sur l’auteur. Puis je me suis assis à une terrasse de bistrot dans une rue piétonne, j’ai commandé un « Perrier » (tranche !) et j’ai commencé la lecture. Depuis, j’ai avancé dans l’œuvre, mais à un rythme très irrégulier. Il m’arrive de laisser reposer cette lecture pendant plusieurs jours, voire une semaine entière, et puis je reprends. Mes voyages en train désormais assez fréquents m’aident pour cela. Lire ce roman est une épreuve (je ne me souviens avoir ressenti cela, la lecture d’un roman comme une « épreuve », que lorsque j’ai lu – j’étais très jeune, environ dix-huit ans – « Le voyage au bout de la nuit »). Ça se lit pourtant relativement sans effort : ce n’est qu’une narration au jour le jour. Il n’y a pas de « commentaire », pas « d’idée » même, qui demanderait une concentration particulière pour en saisir le sens. Non, le sens est étalé, on le parcourt. Lire n’a jamais été autant « parcourir des yeux ». De ce point de vue, je comprends la critique formulée par C. Lanzmann : « certains passages sur le chaos de la guerre, les massacres sont magnifiques et épouvantables. Mais ils disparaissent aussi vite, emportés dans l’indifférenciation de la logorrhée » (« Le Nouvel Obs » de cette semaine). Et en même temps je comprends cette autre remarque de Lanzmann : « ce livre est d’une lecture très difficile ». Plus exactement je dirais : la lecture est difficile alors qu’elle paraît facile. Là est sans doute « l’erreur ». Pourquoi ? Il ne fait pas de doute que Littell a accumulé un savoir inimaginable sur ce qu’il décrit. Comme on disait sous Napoléon III des toiles de Meissonnier : « pas un bouton de guêtre ne manque ». Tous les grades des soldats de la Wehrmacht, des membres de la SS sont restitués avec une exactitude qu’on sent parfaite. A la fin de l’ouvrage figure d’ailleurs… une table d’équivalence des grades ( !) (entre la SS, la Wehrmacht, la police et l’armée française !). Assouline (note de son blog d’aujourd’hui) dit : « on s’en fiche ». Mais on sent que si on voulait effectivement comprendre ce qui s’est passé dans cette période il faudrait lire en ayant parfaitement en tête ce genre de « détails ». L’accumulation de détails ici fait sens. C’est d’elle que naît l’horreur. Or le lecteur que je suis (et je ne suis peut-être pas le seul) saute par-dessus ces détails, car cela lui donne la nausée, une telle accumulation. Alors on préfère lire au fil des mots, en sautant même parfois quelque passage. Lanzmann dit aussi qu’il y a « déréalisation » : « L’accumulation de sigles, d’épisodes, d’horreurs, l’accumulation de tout, produit un engorgement du cerveau et un effet de déréalisation ». Les premiers massacres de Juifs arrivent tôt dans le livre, les nazis appelaient cela des « actions ». « Un matin, Janssen me proposa de venir assister à une action. Tôt ou tard, cela devait advenir, je le savais et j’y avais pensé » (p. 81). C’est l’horreur insoutenable. Par la suite, ils se multiplient et bien sûr la répétition crée l’accoutumance. Voilà où justement la lecture de ce livre est une épreuve : parce qu’elle nous fait « éprouver » ce qu’il en est sans doute dans la réalité, que la répétition des pires horreurs crée toujours en l’homme un effet d’accoutumance. Il s’habitue. Bien sûr, il lui reste quelques troubles qu’il peut difficilement réprimer, ainsi le narrateur vomit-il périodiquement, mais il continue.
Ce que ce « roman » met particulièrement en lumière, bien entendu, et en ce sens c’est, en dépit des critiques, une réussite, c’est l’extraordinaire tendance à accomplir les pires actions comme « un travail ». Dans le premier chapitre (« Toccata »), celui qui prend le lecteur (« Frères humains… ») au colbac, le narrateur raconte le cas du programme d’extermination des handicapés lourds et des malades mentaux allemands, dit programme « Euthanasie » ou « T-4 ». « ici, les malades sélectionnés dans le cadre d’un dispositif légal étaient accueillis dans un bâtiment par des infirmières professionnelles, qui les enregistraient et les déshabillaient ; des médecins les examinaient et les conduisaient à une chambre close ; un ouvrier administrait le gaz ; d’autres nettoyaient ; un policier établissait le certificat de décès. Interrogée après la guerre, chacune des personnes a dit : Moi, coupable ? » (p. 25). Bien sûr, personne ne se sent coupable car chacun a FAIT SON TRAVAIL.
Que de fois n’entendons-nous pas cette justification dans l’univers quotidien. « Moi, je fais mon travail, un point c’est tout », « je fais ce qu’on me demande », « je fais ce pour quoi je suis payé » etc. éternelles excuses de toutes les démissions, de toutes les indifférences, dont les cas extrêmes comme celui fourni par l’organisation méthodique des assassinats nazis, donnent la mesure de la possible déresponsabilisation humaine.
D’une manière similaire, on est glacé par les manières dont les « ouvriers du massacre » retraduisent sous forme d’excuses (« c’est sal, on n’a pas eu le temps de nettoyer ») l’existence de traces des supplices (on entassait les victimes à l’arrière de camions Saurer et là on leur envoyait les gaz, elles laissaient derrière elles des déjections).
Je ne sais pas si l’auteur a bien fait de dire tout cela sous la forme d’une longue confession d’un participant, ce qui suppose nécessairement d’entrer dans sa « psychologie », de « l’humaniser » en quelque sorte. Je sais que le risque de la lecture de ce genre d’ouvrage est de tomber dans la fascination morbide. Je n’aime pas que, parce que vu par le regard d’un personnage qui dit « je », certains aspects du massacre soient mis en avant par rapport à d’autres, ceux qui sont supposés « émouvoir » davantage le narrateur. On est, par exemple, censé être plus ému par le meurtre d’une jolie et élégante jeune femme que par celui d’un quidam ordinaire.
C’est inévitablement le travers d’un parti pris romanesque qui, en effet, ne devrait peut-être pas pouvoir être pris à propos d’un épisode si grave et unique de notre histoire.
Je reparlerai plus tard de ma lecture comme épreuve… lorsque j’en serai venu à bout.
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