Théâtre et cinéma: Krystian Lupa, Jonathan Glazer

Le théâtre et le cinéma ont désormais partie liée, ils s’entremêlent au point qu’il existe des œuvres en équilibre sur leur marge comme cette mise en scène stupéfiante due à Krystian Lupa pour Les Emigrants, le texte de W. G. Sebald, qui fait alterner les scènes jouées sur le plateau et les séquences filmées, avec parfois mélange des deux : au travers du voile sur lequel se projette l’image, on voit par transparence le jeu des acteurs. Parfois l’on se dit que le saut aurait du être franchi : pourquoi ne pas faire un film ? On arriverait alors à cet autre chef d’œuvre qu’est La zone d’intérêt, le film de Jonathan Glazer, qui, par certains côtés s’apparente à du théâtre filmé, le réalisateur ayant éparpillé des caméras aux quatre coins de la maison pour mieux capter les jeux de scènes des acteurs, sorte d’envers de la démarche de Lupa, comme si, dans un cas, le théâtre était observant et dans l’autre observé. Ces deux œuvres n’ont d’ailleurs pas que cela de commun. Elles sont toutes les deux basées sur des absences. Or l’évocation de l’absence est bel et bien la raison d’être d’un spectacle, quel qu’il soit (et plus généralement, me dira-t-on, de tout langage, nommer c’est faire être une chose en son absence). Dans la pièce de Lupa d’après Sebald, il manque ce autour de quoi l’auteur tourne sans cesse : la claire identification du mal dont souffrent les Allemands à la sortie de la seconde guerre mondiale. Ce mal est identifié dans le film de Glazer mais il manque l’image, le témoignage direct. C’est ce qui rend ces deux œuvres si grandes. Montrer clairement les choses, outre que ce n’est pas possible (on ne montre jamais tout car comme le disait Lacan, la Vérité n’est jamais toute), renverrait à un constat d’une certaine banalité. Oui, on tue, oui on massacre, mais l’image qu’on nous en donnerait aplatirait le réel, le transformerait en une triste réalité risquant de se voir supplantée par une autre, ceci étant d’ailleurs le destin des images que la télévision nous procure, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de la bande de Gaza, ou du pogrom du 7 octobre, alors que l’absence d’image là où on sait pourtant qu’il y a des horreurs commises, suscite l’effort d’imagination, la réflexion, le doute sur notre monde : ce qui se passe derrière le mur est peut-être pire encore que ce que l’on en verrait. Surtout quand cela nous arrive sous la forme de bruits. Chacun a fait cette expérience, souvent dans sa petite enfance, que les bruits qui surviennent pendant la nuit créent l’effroi, amplifiés qu’ils sont par le silence, le noir et la solitude. Cela, la force de l’absence d’images, est évident dans le film de Glazer. Moins peut-être dans la mise en scène de Lupa, qui tendrait plutôt vers l’inverse, des images pour palier un manque. Sebald est un auteur fascinant : il tente de décrire des personnages ayant appartenu à son histoire et si, dans d’autres livres, il décrit des paysages, l’écriture est toujours l’instrument, on dirait presque le scalpel, par lequel une réalité est disséquée, mais il laisse en blanc ce qu’il ne peut pas savoir. Souvent sa prose se forme à partir d’une photo, soit qu’il l’ait prise lui-même soit qu’il l’ait trouvée dans une archive. Dans le deuxième chapitre des Emigrants (et première partie de ce spectacle), une image le hante et nous hante : celle d’une jeune femme dont le héros, l’instituteur Paul Bereyter, a sans doute été amoureux, mais dont nous ne savons presque rien. Il en est de même d’ailleurs de la dénommée Lucy Landau, qui sert au narrateur d’informatrice, dont on apprend qu’elle a organisé les obsèques de Paul. Quels étaient vraiment les rapports de Paul avec Lucy ? Lucy Landau résidait à Yverdon et je lui rendis la première d’une longue série de visites deux ans après la disparition de Paul. Evanescence du narrateur : on le suit pas à pas mais il ne parle jamais directement de lui, il opère comme un enregistreur, sorte de reporter parfait qui sait disparaître sous les propos et les images recueillis. Qui était Lucy Landau ? Une compagne, une amie ? En tout cas, elle a su le convaincre de quitter S. la petite cité où vécut le narrateur, qui y eut Paul Bereyter comme instituteur (un instituteur bien particulier, qui n’hésitait pas à donner aux élèves des tâches singulières, comme reproduire un cerf tricoté sur un pull, maille par maille), pour qu’il s’installe près de chez elle à Yverdon. Il lui a fait de longues confidences que, nous, après le narrateur, ne découvrons que par bribes. Le sort des Juifs en Allemagne à partir des années trente imprègne le récit sans que les choses soient dites avec netteté. On apprend ainsi comment Paul fut rejeté de l’enseignement : à peine s’est-il mis en tête le nom de ses enfants, un avis officiel lui signifiant qu’en raison de dispositions légales qu’il ne saurait ignorer, il n’est plus possible de le maintenir dans l’enseignement.

Ainsi, écrit Sebald, morceau par morceau, la vie de Paul Bereyter sortait de l’ombre. Mme Landau ne s’étonna pas le moins du monde que, bien qu’originaire de S. et familier des us et coutumes du lieu, j’aie pu ignorer que le vieux Bereyter fût ce qu’on appelait un demi-Juif et Paul, par voie de conséquence, seulement aux trois quarts aryen. Quant à Helen, si elle a disparu, il ne faisait guère de doute qu’elle avait été déportée avec sa mère, dans un de ces trains spéciaux qui, pour la plupart, partaient de Vienne avant la pointe du jour, sans doute vers Theresienstadt, dans un premier temps. Si le texte est lourd de silences, la mise en scène de Krystian Lupa, elle, tente non pas de les alléger mais de les remplir. C’est le parti pris du metteur en scène : le théâtre exige que l’on bouche certains trous. La démarche suivie peut paraître inverse de celle du cinéaste, lequel a au contraire besoin de gommer, de rendre allusif ce que la caméra montre avec un peu trop d’insistance. Dans une pièce, on se doit de répondre à une attente légitime du spectateur, raison sans doute pour laquelle Lupa montre des scènes entre Paul et Helen qui n’existent pas dans le récit, scènes de quasi disputes au cours de promenades sous le ciel des Alpes bavaroises. Lupa s’est fait aspirer par les silences du texte, l’image cinématographique qui sert ainsi à montrer ce que l’on imagine et que l’on ne peut reproduire sur scène n’en est que plus justifiée. Il en sera de même dans la seconde partie, à propos d’Ambros Adelwarth, le grand-oncle du narrateur. Là, il faudra reproduire au cinéma l’ambiance d’un ancien hôpital psychiatrique battu par les vents dans les salles duquel subsistent encore des malades abandonnés. Projection très forte de la folie qui rappelle Vol au-dessus d’un nid de coucous. Et nous ramène au film de Glazer, car qu’est-il sinon la description d’une pure folie, se définissant ici comme aliénation totale.

Si ce film a comme objet cet Auschwitz absent chez Sebald / Lupa, dont on devine pourtant que c’est là que se dirige Helen, pour ne jamais en montrer la réalité interne, celle des prisonniers, bientôt exterminés, ni celle des chambres à gaz, que montre-t-il ? Les abords. Maison proprette et jardin plein de roses où les enfants peuvent s’ébattre sur des toboggans et des tas de sable. C’est la maison du directeur du camp, Rudolf Höss, homme « droit et respectable » et surtout… compétent ! et de sa femme, qui n’a jamais rêvé avoir maison si bien située et où elle puisse autant s’adonner à ses fantasmes de « cheffe » de maison. On parle beaucoup de la banalité du mal, mais on ne saurait s’arrêter là. Le film ne propose pas une explication du nazisme si toutefois, le concept de « banalité du mal » pouvait en être une. Il photographie une forme de conscience, la plus horrible de toutes, bien entendu, mais une forme de conscience existant dans le type de société qui s’est développé depuis des siècles. Une forme de conscience organisée autour du pouvoir et de la compétence des hommes en matière de production et du maintien des femmes dans les rôles subalternes de maintien de l’ordre et de la propreté au sein du foyer. Où la religion, le droit, l’idéologie ont permis que s’épanouisse ce qu’on pourrait appeler une conscience sans conscience. Qu’importe cette dernière (la conscience n°2) du moment que religion, droit et bonnes mœurs sont respectés ? Nous sommes ainsi renvoyés à l’absence, quand celle-ci devient celle de la conscience, complètement oblitérée par un ordre social dont la présence obsédante finit par déborder et par nous faire crier « assez ! ». Ce phénomène n’est hélas pas propre à l’Allemagne nazie, on en conviendra.

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Un commentaire pour Théâtre et cinéma: Krystian Lupa, Jonathan Glazer

  1. Debra dit :

    C’est intéressant votre démarche de comparer/contraster le film et le récit, si j’ai bien compris. Il me semble maintenant que les possibilités de l’allusion, du mi-dit, voire du non dit conviennent mieux à ce que je recherche dans la littérature que la démarche clinique, qu’elle soit au cinéma, ou à l’écrit. Il manque un peu de fantaisie dans la démarche clinique.

    Une scène me revient en mémoire : dans « Macbeth », le dialogue qui a lieu entre un médecin clinicien et la dame de compagnie de Lady Macbeth, alors que celle-ci s’adonne à son rituel somnambulique d’essayer de purifier ses mains/son âme (peine perdue, d’ailleurs). Cette scène est très importante, car on y voit qu’en 1600 et des poussières, il y avait déjà une lutte d’influence entre les spécialistes et ceux ou celles dotées d’un certain bon sens ? savoir populaire ? pour décrire les enjeux de ce qu’ils regardaient. Très instructif. Pour aller vite, je dirais que la démarche clinique a ses limites pour interpréter.

    Enfin, je me permets de faire remarquer qu’un discours qui prétend que ma mère dans les années ’50 et ’60 fut réduite en esclavage dans son rôle de femme au foyer est réducteur (j’entends ce jugement dans la bouche de beaucoup de monde maintenant. J’ai entendu le même discours pendant les années ’60, à la lettre près.) Mon père, chef patriarche de service, et de la famille et fier de l’être, trouvait les moyens de ramener sa paie, en dépensant pas mal de ronds, mais c’est ma mère qui tenait les comptes du ménage…Servage, de tenir les comptes ?

    Il ne faut pas se laisser séduire par de mauvais sirènes. Les nuances sont là pour ceux et celles qui sont prêts à les chercher et à les voir.

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