A la dernière page de La clé USB, Toussaint écrivait « Je le pensai en ces termes : « C’est, en effet, très émouvant. » Je percevais l’émotion que la situation recelait, je me rendais compte que la scène que j’étais en train de vivre était très émouvante, mais je n’éprouvais pas moi-même cette émotion, comme si, l’esprit tendu et attentif, à l’écoute des sentiments que je ressentais ou que j’aurais dû ressentir, j’étais incapable de les éprouver vraiment, je ne pouvais que les observer de l’extérieur, et, dans cette nuance, dans cette infime distinction, je voyais une constante de mon caractère, une raideur, une rigidité, une difficulté que j’ai toujours eue à exprimer mes émotions. » Etait-ce la pensée de Jean-Philippe Toussaint lui-même ou celle du narrateur ? Question classique du rapport entre écrivain et narrateur. Nul jamais ne sait y répondre lorsqu’il ou elle lit un roman qui commence par « je ».
Toujours est-il que l’auteur ou le narrateur se trouvait piqué au vif par cette remarque, l’émotion lui était-elle si étrangère ? Etait-il condamné à regarder l’émotion, du moins celle, comme il le dit, « que la situation recelait » plutôt que de la vivre ? Si l’on en croit l’auteur (et on n’a aucune raison de ne pas le croire), La clé USB et le dernier livre paru, « Les émotions » ont été écrits l’un à la suite de l’autre, celui-ci pour servir de rebond immédiat au premier, comme s’il s’était dit : les émotions ? Eh bien parlons-en.
Ce livre donc est une approche ciselée de l’émotion. Telle qu’elle se loge dans les replis de nos vies les plus banales, et que la littérature est capable de faire sortir de sa cache. D’abord une chose : l’émotion, ici, n’est pas grandiloquente, elle n’est pas ce souffle romantique qui gonfle les voiles et emplit le silence d’un tumulte renversant. Elle semble n’être jamais autant elle-même que dans la discrétion et l’inattendu.
Le nouveau cycle ouvert par Toussaint avec La clé USB se passe, comme presque tout le monde le sait déjà, dans les parages de la Commission Européenne, autrement dit beaucoup à Bruxelles, mais aussi en Asie (d’où arrive notre héros au début du roman) et à Londres. Le personnage central est Jean Détrez, pourquoi « Détrez » ? parce que c’est le nom de la grand-mère de l’écrivain. Ce Jean Détrez est assez content de lui : il a bien réussi sa vie, si l’on peut dire, du moins il y eut un moment où il en était sûr, marié avec une jolie femme (Diane) et entrant à la Commission Européenne pour s’y occuper de prospective. L’un des attraits de l’écriture de Jean-Philippe Toussaint réside dans l’extrême soin avec lequel l’écrivain s’informe de sujets d’actualité. La « blockchain » dans le précédent livre, les techniques de prospective dans celui-ci (avec aussi, nous y reviendrons, les problèmes de l’architecture moderne et en particulier les nécessités du désamiantage). Dans la première partie, Jean Détrez participe ainsi à un séminaire de prospective au château londonien d’Hartwell House.
Que vient faire la prospective dans un livre voué en principe aux « émotions » ? Habileté de l’écrivain : on ne parle jamais mieux d’une chose qu’en cernant ce qu’elle n’est pas, sa négation. Il ne devrait pas y avoir trace d’émotion dans les recherches très rationnelles sur la prévision du futur, or pourtant il s’en niche toujours, à commencer par l’émotion que procure au narrateur la discrète et jolie Enid Eelmäe, la représentante estonienne, et qui contraste avec l’austérité des sujets abordés ainsi qu’avec l’âpreté incompréhensible des affrontements entre ego au sein d’une communauté où chacun veut se monter du col. Drague et flirt habituels dans tout colloque, pensera-t-on… on sait déjà comment ça va finir. Et bien non, on ne sait pas. On ne sait jamais. Et c’est là que vient l’humour et la contradiction apparente. On peut développer des tas de méthodes savantes pour prévoir l’avenir d’un continent (ici l’Europe) et être tellement incapable de prévoir ce qui va nous arriver dans trois jours… que dis-je, dans une heure. Ce qui semble acquis s’évanouit. Ce qui était hautement improbable se réalise à la plus grande surprise de qui fait l’expérience.
Quand je lis Jean-Philippe Toussaint, je m’amuse beaucoup, pas seulement parce que j’aime ce genre de description : « Scott Adams, qui prétendait avoir l’oreille des huiles et devait avoir ses entrées dans le gratin », mais aussi parce que le ton est si distingué, si bien servi par une écriture classique, qu’on a l’impression de faire l’expérience d’un cérémonial glacé qui ne montrerait à première vue que signes et conventions mais qui révélerait dans un second temps les détails cachés par lesquels le narrateur – et avec lui, le lecteur – va frémir d’inquiétude, de chagrin ou de plaisir.
Une amie me disait récemment qu’il lui semblait que l’écriture de Toussaint était comme un robinet d’eau tiède. L’eau tiède… oui, on peut penser à cela, mais ne peut-on pas justement s’interroger sur la tiédeur ? Toussaint est un passionné du Japon, on le sait aussi depuis les romans de ses précédents cycles, or le Japon est ce pays qui a inventé une saveur supplémentaire aux aliments : la fadeur, et qui a produit un écrivain, Tanizaki, qui fait l’éloge de l’ombre, alors on y pense en le lisant… et il ne nous est pas indifférent que l’une des scènes les plus cocasses, les plus surprenantes de ce roman se passe justement… dans un bain d’eau tiède !
Ce que j’aime aussi chez Toussaint, outre son humour glacé bien connu, c’est ce style qui fraie avec les grands auteurs. N’y a-t-il pas du Proust dans ce genre de réflexion :
Chaque famille doit avoir ainsi de ces mots totems, talismaniques ou tabous, qui excèdent leur simple sens pour prendre une dimension mythologique dans le cercle familial, des mots qui revêtent une résonance affective amplifiée, sans doute irrationnelle, qui pouvait être exaspérante quand, adolescent, on la vivait sur le moment, et puis qui, avec l’âge, et la mort des protagonistes, devenait émouvante, et qu’on retrouvait un jour, au détour de la vie, avec un pur attendrissement, comme si la mémoire, à mesure que l’enfance et l’adolescence s’éloignaient, ne pouvait s’empêcher de passer à la feuille d’or les menus faits qui s’y rapportent. (p. 91)
Et l’analyse des petits détails, préparatifs à l’amour, des moments fugitifs où quelque chose se passe qui va être irréversible et va précipiter une rencontre sensuelle, comme les mains qui se frôlent ou les regards qui se cherchent, a chez Toussaint des accents qui rappellent ce cher Stendhal :
Même si on sait l’un et l’autre que quelque chose de tendre est susceptible de survenir à tout instant, il y a un dernier cap à franchir, qui peut sembler minuscule, et dont on peut même se rendre compte, a posteriori, en se retournant pour revoir la scène dans son souvenir, que ce n’était en réalité qu’un tout petit gué tellement aisé à traverser, mais qui, tant qu’il n’est pas franchi, tant qu’on ne l’a pas passé, demeure un obstacle insurmontable. (p. 76)
La matière temporelle est la matière première du roman en général, mais dans celui-ci, elle l’est tout particulièrement, comme si l’écrivain en faisait son thème principal (et non son simple soubassement) : mémoire avons-nous dit déjà deux fois dans les citations qui précèdent, et anticipation de manière évidente dans les sujets de préoccupation de Jean Détrez mais aussi dans le fait que, constamment, le récit nous ouvre à des attentes… dont bien peu sont satisfaites, à vrai dire ! (c’était déjà le cas dans La clé USB). De multiples fois, le décor est planté, l’action a lieu et tout devrait faire que ce à quoi l’on s’attend se réalise, et puis, patatras, le baiser ne vient pas, ou bien, ce n’est pas Diane (l’épouse dont il se sépare) qui se trouve dans l’ascenseur…
La deuxième partie du roman est surtout consacrée aux souvenirs concernant le père, que l’on enterre en ce moment (Détrez a appris le décès quand il se trouvait en Chine, aux dernières pages de La clé USB), un père encombrant si l’on comprend bien, ex-commissaire européen qui s’était fait une joie d’avoir son bureau au Berlaymont (nom du bâtiment où se réunit la Commission Européenne à Bruxelles et dont l’un des architectes principaux, dans le roman, se trouve être le frère du narrateur) avant que les travaux ne prennent trop de retard et qu’il doive en abandonner la perspective. Scène familiale émouvante que celle des deux frères escortant leur père dans la visite du chantier (Toussaint ne nous épargne rien des détails du désamiantage). Ici, l’architecture, la vraie, celle avec laquelle on fabrique les maisons et les immeubles, occupe une place centrale dans l’architecture du roman. Occasion, d’ailleurs, d’en apprendre beaucoup sur les architectes qui ont fait Bruxelles (de Pierre de Groef, le vrai grand-père de l’auteur, à Victor Horta, le promoteur d’un Art Nouveau qui a donné lieu à des immeubles exceptionnels). Tout cela ne fait bien sûr qu’envelopper l’émotion créée par la mort du père, il faut une couverture ouatée et tendre pour amortir la douleur de la perte. Elle n’empêche pas de dire encore une autre douleur, celle liée au temps qui s’écoule, aux désillusions qui, cette fois, ne viennent plus d’une trajectoire personnelle mais de l’évolution du monde :
Mon père, dans les derniers mois de sa vie, avait vu une page se tourner sous ses yeux, où l’outrance, la calomnie et le mensonge s’étaient propagés dans l’espace public, où le respect des faits n’avait plus le caractère intangible qu’il avait toujours eu dans le passé.
La souffrance liée à la mort, à l’écoulement du temps, ne s’amoindrit que du surgissement aléatoire du désir sexuel, ou, simplement, de la tendresse (retour de sa première femme, Elisabetta).



Le Berlaymont, l’hôtel Tassel de Victor Horta et un immeuble dû à Pierre de Groef
Et puis cette troisième partie, pour moi complètement irréelle, où la tiédeur devient presque ennui (exposer dans le menu détail les affres des fonctionnaires européens en bute à un événement qui surgit, l’éruption de l’Eyjafjöll, qui oblige à interrompre le trafic aérien sur toute l’Europe, en dépit des pressions multiples pour maintenir au moins quelques vols) avant que, dans les toutes dernières pages, à l’image même du volcan islandais, tout explose… Saveur du chaud et du froid, manie permanente consistant à faire précéder une irruption du désir d’un lent, long et sans relief état des lieux… tout l’art de l’écrivain.
On l’a compris, j’ai aimé ce roman même si je n’y ai pas trouvé toute la saveur (notamment humoristique) des précédents, je l’ai aimé à cause de ses contrastes, de son approfondissement des émotions et de son apparente sincérité. La chose curieuse est qu’il se passe évidemment dans un univers étrange, décalé par rapport à nos perceptions coutumières : il n’est pas usuel, et il est même très inattendu de prendre pour cadre les institutions européennes bruxelloises. D’aucuns pourraient même voir là une sorte de provocation en des temps où tout ce qui touche à l’institution, à l’Europe, à la science et donc à la prospective semblent voués aux gémonies. Certains peuvent aussi penser qu’ils n’ont pas grand-chose à faire des états d’âmes d’un eurocrate passant le plus clair de son temps au sein d’un périmètre très délimité d’une capitale européenne. Mais cela justement fait partie du tour de force de l’auteur qui, tel Proust nous entretenant sans gêne des mœurs d’un milieu hyper-bourgeois qui ne vit qu’autour de l’avenue Foch, parvient à nous passionner et à faire de ce milieu mis à distance le cadre idéal de nos intermittences du cœur.