Paris, une affaire de siècle

Pour suivre dans la veine précédente, symbolisée par la personne de Walter Benjamin, il est bon d’explorer Paris pendant quelques jours passés à arpenter ses rues, allant d’une exposition à l’autre ou bien, le soir, allant dans un théâtre. Benjamin s’est, on le sait, beaucoup promené dans Paris, et en a même conçu un livre important sur les passages parisiens (Paris, capitale du XIXème siècle – le livre des passages). Dans les Ecrits évoqués la semaine dernière, il loue Baudelaire d’avoir, dans ses Tableaux parisiens, écrit sur la capitale des pages prémonitoires : Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel). Il voulait dire par là, bien entendu, que la ville qu’il voyait n’existait déjà plus, qu’il ne servait à rien donc de la peindre, tout au plus devait-on prévoir ce qu’elle serait pour les lecteurs de demain, d’où l’accent mis sur les foules, qui pouvait paraître exagéré à l’époque, et dont maintenant, nous sentons à quel point il était justifié (La rue assourdissante autour de moi hurlait). En intitulant son livre « Paris, capitale du XIXème siècle », Benjamin semblait aussi prévoir que pour l’éternité, la ville allait rester cela : la capitale d’un siècle déterminé et il est vrai qu’à nous y promener, nous n’arrêtons pas de penser à ces époques vibrantes de chevaux tirant des voitures, de cris des vendeurs des halles et de frissons causés par des beautés à peine entrevues, mais surtout aussi par des spectacles de la misère ambiante. Je ne crois pas que Baudelaire ait pu évoquer le métro parisien, qu’est-ce que cela aurait été s’il avait pu le faire ! Si les chevaux ont été remplacés par les bus, on ne se lasse pas des bruits de chuintement lâchés par ceux-ci quand ils se garent près d’un arrêt. Et pourtant, ils n’ont plus de plateforme arrière comme au temps de Queneau et de Zazie, ce qui est triste. Paris s’adapte au XXIème siècle, mais en douceur. Ce sont les bâtiments du XIXème qui structurent encore l’ensemble, à cause de Haussmann, ainsi la Gare d’Orsay à propos de quoi Sophie Calle fit, l’an dernier, une exposition qui se trouvait à cheval sur le passé et le futur (se demandant ce qu’un ethnologue de l’avenir allait bien pouvoir dire de ces objets multiples qui pouvaient faire le quotidien d’un hôtel proche d’une gare), ou bien les grands théâtres, Odéon compris (reconstruit en 1819), et évidemment les Grands Magasins (Les yeux rencontrés au coin d’un bazar/ A quoi rêvaient-ils ces grands yeux bizarres / Ah / Paris palpite après qu’il a plu / Plaira-t-il encore autant qu’il a plu / Dans l’eau du ruisseau des bouquets de fleurs / S’en vont effeuillant toutes les couleurs / Je verrai toujours la / Chaussée d’Antin / Ses trottoirs de/ Parme au pied des putains – mais là ce n’est déjà plus Baudelaire, c’est Aragon, n’y a-t-il pas un rapport entre ces deux dandys ?).

Long préambule pour quatre jours passés à Paris. Le premier, à vrai dire, nous propulsait loin du XIXème pour une fois, du moins en apparence, car le Jardin d’Acclimatation, auprès de quoi s’est construite la Fondation Louis Vuitton, en est lui, tout imprégné. De même que Claude Monet. Force d’un siècle qui apparaît comme ayant tout prévu des continuations de l’art, puisque le grand peintre des Nymphéas annonce la virtuosité abstraite de Joan Mitchell, peintre représentative du XXème s’il en est. Et qui pourtant elle-même revendique son enracinement dans le siècle d’avant : Monet bien sûr, mais aussi Cézanne et van Gogh. Bel hommage qu’elle rend au peintre à l’oreille coupée en transposant dans l’univers abstrait la toile des blés survolés de corbeaux qu’Artaud indiquait comme étant la dernière de van Gogh. Dans l’histoire de l’art, les flux s’entremêlent, il y a continuité, beau hasard qui fait que Joan soit née un an avant la mort de Monet, comme s’il fallait poursuivre une œuvre inachevée, les bouddhistes verraient là peut-être un exemple de réincarnation. En tout cas, lorsqu’on voit au loin le triptyque de l’agapanthe se profiler entre deux Mitchell qui l’encadrent comme deux volets, on croit vraiment en une continuité. Différence toutefois, là où le peintre français se limite à l’exploration de la vision, à comprendre comment l’eau des étangs, les herbes aquatiques et les fleurs des nymphéas peuvent venir impressionner notre rétine, l’artiste américaine se détache progressivement de cette obsession pour se rapprocher de la musique. Dans certaines grandes toiles, les touches de couleurs s’égrènent comme des collections de notes rapprochées, souvent dans des teintes froides (sonorités cristallines) puis tout à coup chaudes et lumineuses. Alors que Monet scrute son jardin, Mitchell déclare dans l’une de ses interviews fermer les fenêtres pour peindre car ce qu’elle veut montrer c’est le sentiment que lui inspire le paysage et non le paysage lui-même puisque aucun peintre jamais ne le fera aussi beau qu’il n’est dans la réalité. On ressort de là ébloui, même si le « grand vaisseau » planté par Frank Gehry nous laisse un peu sceptiques quant à son architecture, on y verrait plutôt un dinosaure géant sorti de derrière les grand arbres du Bois de Boulogne.

Et la nuit enrobe doucement ces lumières et ces éclats qui viennent des tours de la Défense.

Le soir : La Cerisaie, à la Comédie Française, mise en scène de Clément Hervieu-Léger, Florence Viala dans le rôle de Lioubov, classique mais toujours mieux (à mon goût) que la Huppert dans le même rôle, glapissant et sautillant sur le plancher de la Cour d’Honneur du Palais des papes en 2021. Ici, on retrouve pleinement Tchékhov, sa douceur, sa tendresse pour les personnages, sans chercher à convertir en révolutionnaires ou en cyniques des êtres qui ne sont ni l’un ni l’autre (Loïc Corbery dans le rôle de Lopakhine). On l’a dit mille fois, La Cerisaie c’est la fin d’un monde, et non du monde, pour ouvrir donc sur un nouveau, ce que l’on pressent bien dans cette mise en scène, et qui nous rend la pièce d’autant plus poignante que nous la voyons depuis notre position historique, où nous savons que ce nouveau monde n’a pas donné de meilleurs fruits.

Le deuxième soir nous ouvrirait encore sur le XIXème siècle : spectacle écrit à partir des Frères Karamazov au Théâtre de l’Odéon, par Sylvain Creuzevault. Là, manifestement, le metteur en scène voulait que cela atteigne le XXIème, la critique a crié à la réussite, mais sans doute avons-nous ressenti un contraste trop fort. Le jeu théâtral au XXIème siècle ne peut pas prendre pour modèle le jeu des « stand up », Grouchenka n’est pas jouable à la Florence Foresti, du moins est-ce là mon avis. Des articles récents (celui de Jean-Philippe Domecq dans Le Monde du 7/01/2023) ont dévoilé la supercherie de Houellebecq : emprunter au langage du journalisme, aux rumeurs ambiantes pour séduire un lectorat qui aime retrouver dans un livre ce qu’il lit ailleurs, ou ce qu’il croit être la pensée actuelle. Cette mise en scène me fait penser à cela : en somme, Dostoïevski y serait ravalé au rang d’un ordinaire Houellebecq… (Fiodor Karamazov campé en patron de multiples discothèques et boîtes de strip-tease, les conversations toujours autour de l’argent, les passages-clés transformés en sortes de sketches plus ou moins drôles…).

Le vingtième siècle, siècle des idéologies et des massacres de masse, de la Shoah et des pogroms, cela se lit, s’éprouve dans l’expressionnisme, dont le maître incontesté est Oskar Kokoschka, exposé au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Longtemps ignoré en France sans doute pour cause de chauvinisme. Et pourtant terriblement fort, changeant, modelant la peinture plus que la répandant sur la toile, pulsionnel, charnel, exprimant dans certaines toiles des intuitions que seule la psychanalyse tout juste naissante pouvait peut-être expliquer, comme lorsqu’il fait le portrait de ces deux gamins où l’on sent ce que la petite fille renferme en elle. Déjà la rage de subir la loi des garçons. Puis les villes, comme chez Baudelaire ou chez Benjamin, villes vues depuis un point surélevé (voire deux, puisqu’il inaugure une manière bifocale d’embrasser l’espace), ressemblant à des plans parsemés de pâtés d’encre, de pattes de mouche, de traits en zig-zag dans tous les sens. Kokoschka période sombre, un peu perturbée, perturbante : une histoire de poupée qu’il se fait faire par une costumière, représentant une femme en taille réelle, probablement symbole d’un malaise éprouvé en présence des femmes (il n’a pas bien réussi avec Alma Mahler). La dernière période est celle de la seconde guerre mondiale – Kokoschka est un farouche anti-nazi, il trouvera refuge en Angleterre – puis de la construction européenne : Kokoschka est engagé (communiste pro-soviétique pendant un temps au moins, jusqu’à Prague, 1968), il a fait des tableaux allégoriques portant sur des événements de l’histoire (Munich, Guernica), sur ses craintes face à l’armement nucléaire, et sa dernière toile, ironique, le montre sortant définitivement d’un pub anglais où on lui dit Time, gentleman, please !

Cette force entremêlée de trouble, on la trouve aussi (plus encore?) chez le photographe ukrainien Boris Mikhaïlov, dont une rétrospective est faite à la Maison Européenne de la Photographie. Voilà un homme qui a connu l’Union Soviétique, y a travaillé comme photographe mais n’a pas voulu suivre les recommandations officielles, n’a pas voulu montré le régime sous ses plus beaux aspects, les vareuses étoilées de décorations brillantes, mais a commencé, à la place, à prendre des clichés (souvent de petite taille, et souvent sur des feuilles de quatre pour économiser le papier) en noir et blanc, un peu sales, un peu pouilleux, bien à l’image de ce qu’il y avait à photographier. Parfois inquiété par la police. Ou bien des grandes photos en couleurs mais où il avait lui-même mis les couleurs au crayon, comme font les enfants de la maternelle, pour bien tourner en dérision les défiles militaires et les commémorations. Plus tard, ses moyens se sont étendus, il a alors utilisé divers chromogènes (cyanotypes ou monochromes verts) pour réaliser de grandes photos d’usines, des vacances prises dans le sud de l’Ukraine (à Sloviansk) dans des rivières polluées où les gens se baignent auprès des bouches de déversement de produits chimiques en toute bonne conscience car on leur a dit que c’était bon pour la santé. La photographie rejoint à la fois la peinture et la gravure. L’expressionnisme est là aussi. On ne peut plus voir le monde de la même façon en sortant de là. Les pauvres, ceux que l’on appelle les bomzhis en ukrainien, et dont le nombre se multiplie après l’indépendance, nous renvoient à ceux que nous croisons quotidiennement dans nos rues, dormant à même le trottoir sous des paquets de couvertures informes. Mikhaïlov et sa femme les ont photographiés dans les parcs publics, ces pauvres se montrent nus, tels qu’ils sont, réduits à presque rien, la culotte baissée, parfois trouvant la chance d’une douche parce que les deux photographes les ont emmenés chez eux et leur ont prêté leur salle de bains. Nous ne quittons pas ici le monde de la misère que nous annonçait Baudelaire, qui semble décidément être notre monde, à tout jamais (car à quel moment verrons-nous éclore d’authentiques programmes de lutte contre la pauvreté, dans nos états si attachés avant tout à faire prospérer la fortune des riches ?). Voilà ce qu’écrit Mikhaïlov au bas d’une de ses photos :

La seule chose qui me réconforte encore
La seule chose qui me réconforte encore dans mon travail créatif
c’est les questions constantes, que de plus en plus souvent
les policiers me posent dans la rue,
« Pourquoi est-ce que je photographie ça ?
Qu’est-ce qui est beau ici ».

et au bas d’une autre :

Il n’y a rien de joli ici. Tout est banal, invariable et sans âge. Moi qui voulais photographier une traînée de neige, je me suis trouvé devant une poubelle. J’ai cherché la beauté, mais je ne l’ai trouvée nulle part.

On trouvera aussi un peu de ces spectacles de la misère mais en un peu moins fort, ou dirons-nous, avec un peu plus d’espérance grâce à l’humour de certaines photos, chez Henri Cartier-Bresson et Martin Parr dont les œuvres sont jointes (à la Fondation Cartier-Bresson) sous la forme d’une proclamée « réconciliation ». Images du peuple, ici du peuple anglais, avec ses bizarreries (aux yeux de nous Français en tout cas), sa drôlerie, ses croyances, lui aussi, même si ce n’est dans un régime dit « socialiste » mais dans une famille royale qui perd pourtant toute dignité dans des péripéties incessantes toutes aussi ridicules que scandaleuses. On trouve, en annexe, en cette fondation, une magnifique exposition des œuvres de Jan Groover, très différente bien sûr, puisque très axée sur une approche formelle de la photographie… mais c’est bien aussi, par instant, de trouver soulagement dans des études sur la forme. C’est une autre façon de voir l’âme humaine. Jan Groover a commencé, comme Mikhaïlov, avec de toutes petites photos en noir et blanc, où elle faisait vibrer un mince contraste entre deux formes, puis elle a amassé dans un studio des objets pour en réaliser des photographies qui rappellent parfois les natures mortes de Morandi. Elle était mariée à un poète et peintre, Bruce Boice, qui explique sa démarche dans un film projeté (elle est décédée en 2012 dans la maison qu’ils avaient achetée en Dordogne – ils avaient décidé de quitter les Etats-Unis suite à la victoire de George Bush!).

Voilà Paris qu’on a baptisé ville-lumière alors qu’elle est plutôt ville d’ombre quand le noir tombe et que les bomzhis d’ici descendent dans les stations du métro pour essayer d’y passer la nuit… mais ville hantée par ses poètes : n’allions-nous pas, nous, dormir dans un hôtel où avaient vécu autrefois Aragon et Elsa Triolet, où étaient descendus Picasso, Marcel Duchamp et Maïakovski, à deux pas de l’atelier de Giacometti et de la chambre où avait vécu Rilke ?

PS : je ne peux terminer cet article sans recommander d’aller voir la galerie Perrotin rue de Turenne, qui expose en ce moment de jeunes artistes (tous nés après 1986) venus d’horizons divers (France, Suisse, Géorgie) comme Mathilde Denize, Dora Jeridi, Nino Kapanadze, Adrian Geller ou Elené Shatberashvili. Charme d’une peinture jeune, pleine de fraîcheur, rayonnant aussi d’un fort humanisme.

Mathilde Denize à la Galerie Perrotin
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Walter Benjamin, Baudelaire et le « wokisme » (I)

Je dois les réflexions qui vont suivre pour une part aux conversations que j’ai eues avec mon ami Jean Caune et pour une autre à mes tentatives de lecture et d’assimilation des écrits (certains, pas tous, puisque je n’en ai lu que très peu) de Walter Benjamin, mais à vrai dire ces deux parts se confondent puisque mon ami Jean est un fin connaisseur de cet auteur. Il ne pouvait donc que me conseiller de lire les fameuses Thèses sur l’histoire, souvent présentées simplement comme Sur le concept d’histoire. Le recueil de textes Ecrits français, paru chez Folio sous la direction de Jean-Maurice Monnoyer (un ancien collègue de l’UPMF), regroupe les textes écrits directement en français par le philosophe allemand, ou bien traduits par lui sans l’aide d’un traducteur extérieur. Ils contiennent donc une version de ce fameux texte, tout comme ils contiennent une partie des écrits de Benjamin sur Charles Baudelaire. Tout cela m’a beaucoup intrigué avant que je ne me décide à lire ces textes et, en conséquence, à me replonger dans une rhétorique que j’avais un peu oubliée, ainsi que dans une œuvre poétique qui, pour cause qu’elle fut d’un émerveillement lorsque j’étais adolescent, n’en avait pas moins un peu disparu de mes pensées.

Ce que je retiens du concept d’histoire tel que vu par Benjamin réside principalement dans la différence que l’on peut en faire par rapport à l’histoire dite ici « universelle », ou du moins, je dirais, à l’histoire perçue naïvement comme collection des faits anciens. « Décrire le passé tel qu’il a été » disait un historien d’autrefois (Ranke), comme s’il était possible de réunir toutes les traces d’un passé et d’en faire un recueil, sans aucune discrimination selon l’importance ou non desdits faits. D’ailleurs, pourrait-on demander : importance pour qui ? Je vois ici la source de mon désintérêt courant pour cette matière que l’on nomme « histoire » dans laquelle d’aucuns se vautrent avec passion, persuadés qu’ils sont qu’à partir d’une somme d’anecdotes, on reconstitue la toile des causes et des effets qui ont contribué à faire d’un paysage, d’une commune, d’une famille ce qu’ils sont aujourd’hui (comme si d’ailleurs on pouvait savoir ce qu’ils ou elles sont aujourd’hui). Démarche vaine. Comme s’il suffisait de réunir des anecdotes. Benjamin oppose à cela sa perspective du matérialisme historique (c’est le terme qu’on employait à son époque, qui fait un peu désuet aujourd’hui, je l’avoue, mais ne faut-il pas en trouver un pour désigner cette autre manière de faire de l’histoire opposée à la conception dite ici « naïve »?). La première chose qui me frappe (au sens où, autrefois, dans ce qu’on n’appelait pas encore « une série », on voyait un commissaire de police se frapper le front en disant : « mais c’est Bon Dieu bien sûr ! ») est la reconnaissance que si histoire il y a, elle est toujours celle des vainqueurs. On pourrait prendre cela pour un de ces aphorismes qui courent les réseaux sociaux comme pour dire : «je vous l’avais bien dit » ou « il n’y rien à ajouter », mais la façon dont Benjamin l’exprime est plus profonde que cela, et je verrais bien dans ses mots comme une prémonition, voire une explication, du phénomène que l’idéologie courante a décidé de nommer « wokisme ».

Dans la thèse VII :

qui est-ce, en fin de compte, à qui devront s’identifier les maîtres de l’historisme ? La réponse sera inéluctablement : le vainqueur. Or, ceux qui, à un moment donné, détiennent le pouvoir sont les héritiers de tous ceux qui jamais, quand que ce soit, ont cueilli la victoire. L’historien s’identifiant au vainqueur servira donc irrémédiablement les détenteurs du pouvoir actuel.

Le butin, exposé comme de juste dans ce cortège, a le nom d’héritage culturel de l’humanité. Cet héritage trouvera en la personne de l’historien matérialiste un expert quelque peu distant. Lui, en songeant à la provenance de cet héritage ne pourra pas se défendre d’un frisson. Car tout cela est dû non seulement au labeur des génies et des grands chercheurs mais aussi au servage obscur de leurs congénères. Tout cela ne témoigne de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie.

Cela nous laisse songeur. Comment ne le ferait-il pas ? Tant nous reconnaissons combien l’essentiel des grandes œuvres de l’humanité en littérature comme en art doivent à ceux qui ont pu développer leur génie à l’abri du besoin, laissant se faire accomplir les tâches matérielles par d’autres, jugés moins doués. Architectures de grand prix payés grâce au commerce triangulaire (on pense à l’exemple de la ville de Neuchâtel cité il n’y a pas longtemps sur ce blog), œuvres littéraires immenses (on pense à La Recherche) rendues possibles par l’abnégation d’une servante, tableaux toujours admirés qui ont du leur réalisation aux commandes des riches cardinaux de l’Église ou des Princes parfois les plus guerriers et les plus sanguinaires.

La reconnaissance soudaine dans l’histoire de ce genre de réalité semble être à la base de ce phénomène évoqué plus haut se traduisant par une volonté de déboulonner les statues, ce qui, bien sûr, n’est jamais une solution, car, en même temps, cet « héritage » doit demeurer connu à cause de la part de génie qui n’est jamais totalement occultée par la part de barbarie. Il y a dans l’œuvre d’art un analogue de ce que Bernard Stiegler nommait un pharmakon (à propos des inventions modernes) à savoir quelque chose qui peut aussi bien être remède que poison.

Ceci est un point acquis : l’histoire est celle des vainqueurs. Mais comment pouvons-nous savoir les faits qui y conduisent si nous contestons la conception ordinaire de l’histoire qui fait de celle-ci un recueil de faits, de tous les faits, sans attitude préconçue ni théorisation préalable ? Il faut élaborer davantage sans doute la notion de fait, et c’est ce qu’entreprend Benjamin. Voir par exemple ce qu’il dit dans sa thèse XVII :

L’historien matérialiste ne s’approche d’une quelconque réalité historique qu’à condition qu’elle se présente à lui sous la forme de la monade. Cette structure se présente à lui comme signe d’un bloquage messianique des choses révolues ; autrement dit comme une situation révolutionnaire dans la lutte pour la libération du passé opprimé. L’historien matérialiste, en se saisissant de cette chance, va faire éclater la continuité historique pour en dégager une époque donnée ; il ira faire éclater pareillement la continuité d’une époque pour en dégager une vie individuelle ; enfin il ira faire éclater cette vie individuelle pour en dégager un fait ou une œuvre donnée. Il réussira ainsi à faire voir comment la vie entière d’un individu tient dans une de ses œuvres, un de ses faits ; comment dans cette vie tient une époque entière ; et comment dans une époque tient l’ensemble de l’histoire humaine. Les fruits nourrissants de l’arbre de connaissance sont donc ceux qui portent enfermés dans leur pulpe, telle une semence précieuse mais dépourvue de goût, le Temps historique.

[c’est moi qui souligne]

Cette citation, assez difficile en elle-même à comprendre dans ses détails (« bloquage messianique des choses révolues »… ?), est pourtant éclairante, notamment par le recours à la notion de monade.

Bloquage messianique des choses révolues : Benjamin veut dire ici que l’histoire se présente non seulement comme suite de discontinuités (conformément à ce qu’en disait déjà Bachelard à propos de l’histoire des sciences) mais comme ensemble de nodosités chacune résumant le passé des événements qui se sont accumulés avant de créer cette sorte de précipité ouvrant vers un nouvel avenir qui se réalise dans une rupture (autrement dit une révolution). En même temps, la monade est structure de totalisation : elle n’est pas un élément simple, mais contient en elle-même déjà la totalité de ce qu’elle contribue à engendrer, jusqu’à sans doute… se contenir elle-même, ce qui n’est contradiction qu’en apparence. Cette conception ne s’applique pas qu’à l’histoire, elle a déjà été envisagée pour la biologie, voire même la physique (en tout cas à l’échelle quantique) : elle désavoue l’atomisme simpliste. On a longtemps cru, et certains le croient encore, que l’analyse d’une réalité, quelle qu’elle soit, consiste à la découper en unités jusqu’à atteindre les unités minimales, après quoi, pour reconstruire la totalité, il suffirait d’assembler entre elles ces unités. On l’a cru pour les cellules biologiques, on l’a cru pour l’atome et on l’a même cru pour le langage : le structuralisme classique reposait sur la double articulation des unités de base : phonèmes et morphèmes. Or, dans tous ces domaines, on a pu constater que les éléments dits simples étaient en réalité incroyablement complexes et qu’en quelque sorte c’était la complexité de la totalité qui se reflétait déjà dans l’unité prétendument de base. En linguistique, un auteur comme François Rastier a mis en évidence combien le sème de base était constitué d’unités supérieures (textes, discours), ce que Saussure lui-même avait vu dans un second temps de son enseignement : au Cours de Linguistique Générale, succèdent les Ecrits de Linguistique Générale (mais il est vrai édités seulement en 2000) qui semblent dire à peu près le contraire du Cours.

La thèse de Benjamin étend cette idée à l’histoire et à la notion de fait historique : celui-ci contiendrait en lui-même l’événement auquel il participe, et par delà l’événement, toute l’histoire. C’est là qu’on en vient à un découpage de l’histoire sur une base non plus empirique mais informée par le produit de cette histoire, par ce que cela a donné par la suite, autrement dit : l’avenir, le futur. D’où ces éléments de thèse encore :

C’est dans l’instant historique, et uniquement en lui, qu’est seulement possible la connaissance historique. [ce que je comprends comme : il n’y a pas d’extérieur à l’histoire, de position par rapport à laquelle on la verrait se dérouler.]

ou bien encore :

Seul l’avenir possède des révélateurs assez actifs pour fouiller parfaitement de tels clichés [des images laissées par le passé comparables à celles que la lumière imprime sur une plaque photosensible]. (Nouvelles thèses, dans les Paralipomènes et variantes).

On trouve chez Badiou semblable approfondissement mais, lui appelle événement ce que Benjamin nomme fait. Dans L’être et l’événement, le philosophe autrefois de la rue d’Ulm donne l’exemple de la Révolution Française en tant « qu’événement » : « vous trouvez là les électeurs des Etats Généraux, les paysans de la Grande Peur, les sans-culottes des villes, le personnel de la Convention, les clubs des Jacobins, les soldats de la levée en masse, mais aussi, le prix des subsistances, la guillotine, les effets de tribune, les massacres, les espions anglais, les Vendéens, les assignats, le théâtre, la Marseillaise etc. L’historien finit par inclure dans l’événement « Révolution Française » tout ce que l’époque livre de traces et de faits. Dans cette voie – qui est l’inventaire de tous les éléments du site – il se peut toutefois que l’un de l’événement se décompose jusqu’à n’être plus, justement, que le dénombrement toujours infini des gestes, des choses et des mots qui lui coexistent. Ce qui fait point d’arrêt à cette dissémination est le mode sur lequel la Révolution est un terme axial de la Révolution elle-même, c’est-à-dire la façon dont la conscience du temps – et l’intervention rétroactive de la nôtre – filtre tout le site par l’un de sa qualification événementielle ». D’où, chez Badiou, l’intervention du mathème de l’événement, à savoir la réunion de la collection des éléments d’un site événementiel (X) et d’un élément surnuméraire qui s’avère être le signifiant lui-même de l’ensemble (eX), selon la formule : eX = {x 𝜖 X, eX}. (j’ai dit ailleurs que cela avait un sens en mathématiques, au travers de la notion d’hyperset développée dans les années quatre-vingt par Peter Aczel). Quand il parle de « l’intervention rétroactive [de notre conscience du temps] », cela résonne bien sûr avec le rôle que Benjamin assigne au futur : « seul l’avenir possède des révélateurs assez actifs pour fouiller parfaitement de tels clichés » en effet.

On verra là ce que Benjamin croit devoir à Baudelaire, percevant dans les Tableaux parisiens (extraits des Fleurs du Mal) « la valeur divinatoire de l’exagération dans ces premières tentatives de rendre la physionomie des grandes villes ».

(à suivre)

PS : actualité de Walter Benjamin : vient de sortir ce roman qui s’annonce comme génial, et, en tout cas, polyphonique, retraçant la vie du philosophe allemand : Le vingtième siècle, par Aurélien Bélanger (que je vais m’empresser de lire, bien sûr!).

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Questions à 2023

Nouveau lieu de la Biennale, le vieux musée Guimet, celui qui était inemployé depuis une quinzaine d’années, ex-musée d’histoire naturelle après avoir été la première tentative de faire un musée dédié aux arts asiatiques, ayant migré par la suite vers Paris… salles froides et sombres. Vieux étalages abandonnés pour des collections disparates et disparues. Aujourd’hui devenu l’espace d’un automne le haut-lieu des créations vidéo pour une Biennale qui essaime dans Lyon. Je trouve qu’il y a comme un fossé entre les créations plasticiennes que l’on peut voir à Fagor ou au MAC et les vidéos, installations et autres réalisations 3D que l’on peut voir ici. Un pas est franchi vers le futur. De quoi avoir envie de se plonger dans la SF. J’ai commencé. Je vais sans doute dans les prochains mois me laisser absorbé dans un méta-univers où se frôlent sans cesse des mondes parallèles, j’ai essayé Greg Egan auteur du recueil de nouvelles Axiomatique, dont le titre déjà dit long sur les ambitions spéculatives de son auteur, il y est question d’une infinité non dénombrable de mondes parallèles. Utilisant la correspondance de Cantor, on conçoit qu’à certains moments les mondes s’agglutinent dans un segment réduit par rapport à l’intervalle 0, 1, laissant vacant l’autre segment… (j’ai aussi suivi la première saison de Vortex sur France TV, prenante et touchante même si pleine d’incohérences scénaristiques).

Dans cette partie de la Biennale, on peut voir une installation qui tient sous la grande coupole, faite d’un centre de données (Data Center) recouvert par une végétation débridée, fixé au sol par une terre qui contient les déchets d’un monde disparu, dont des ossements humains… (Ugo Schiavi, 1987, France)(voir dans une photo ci-dessous, tout petit, à moitié enfoui dans la terre, un crâne humain).

Ugo Schiavi
Lucile Boiron

On peut voir aussi une réalisation en 3D (lunettes requises) au cours de laquelle le logiciel GPT-3 (« Générateur de textes pré-entraîné ») dialogue avec Max Frisch et où le sosie d’un chanteur rock parait-il connu interpelle les spectateurs pour les faire réfléchir sur l’Intelligence Artificielle :

– l’intelligence bêtement humaine a-t-elle encore longtemps à vivre ?

– N’est-elle pas bien moins fiable que l’IA ?

– Y a-t-il besoin d’une enveloppe biologique pour une Intelligence Artificielle ?

– Le crime, la guerre, le mal ne sont-ils pas l’apanage du seul genre humain, dont l’IA enfin nous délivrerait ? (kennedy+swann, Berlin)

On peut voir encore une belle animation poétique autour de la guerre, un personnage courant en sens inverse d’un flot d’humains qui la fuit (celle du Liban, Nadine Labaki & Khaled Mouzanar, Beyrouth, 1974), une série de plexiglas qui coulent et se répandent sur le sol, contenant des fragments de corps humain, seins, ventres, intestins qui font des vagues (Lucile Boiron, France, 1990). On peut voir aussi des dessins au graphite sur des supports de feutre (Zhang Yuyao, 1985, Shanghaï), un lutin vert égaré, posé sur un tronc d’arbre (Kim Simonsson, 1974, Finlande), une grande salle verdâtre pleine de vieux rayonnages métalliques inondée de sons grinçants et inquiétants (Evita Vasiljeva, 1985, Riga), etc. etc.

Stop. Nous sommes déjà en 2023. On ne rigole plus. Le futur est inquiétant. Un ami m’envoie un dessin humoristique qu’il a fait lui-même et qui représente deux personnages en route vers le bout de l’année 2022, l’un est réticent, l’autre insouciant, mais finalement le premier gagne : ils décident tous les deux de s’arrêter à 1 mètre du but… barrière à ne pas dépasser.

D’où les questions, qui complètent les précédentes :

– y a-t-il une intelligence intermédiaire, entre artificielle et naturelle ? Si oui, à quoi sert-elle ? Est-elle revêtue d’un corps désirable ?

– si on admet, comme on nous le dit, que la fusion nucléaire va se développer et devenir dans trente ans une source d’énergie inépuisable et quasi-gratuite, pouvons nous arrêter pendant trente ans et revenir au bout de ce temps ?

– une IA va-t-elle nous remplacer, interdisant que nous sombrions dans la misère et les souffrances qui font le lot des humains dans notre monde contemporain ? Si oui, dans combien de temps, pour que nous puissions donner espoir aux Ukrainien.ne.s sous les bombes, aux Iranien.ne.s sous la répression, aux Yéménites abandonné.e.s ?

– l’humain ordinaire, sans prothèse et sans greffe d’organes supplémentaires, sera-t-il encore viable dans trente ans ? Dans cinquante ans ? Demain ? Ou devra-t-on le changer comme on songe à le faire actuellement pour une voiture, passant d’un modèle thermique à un modèle électrique sans coup férir ?

– les humains de demain, autrement dit les trans-humains, se déplaceront-ils en téléportation, évitant ainsi tous les rejets de CO2 dans l’atmosphère ?

– si, comme le dit Joseph Razinger, récemment décédé, « face à la souffrance de ce monde la protestation contre Dieu est compréhensible », mais « la prétention que l’humanité puisse et doive faire ce qu’aucun Dieu ne fait ni est en mesure de faire est présomptueuse et fondamentalement fausse » (Encyclique Spe salvi du 30 novembre 2007), ne devons-nous pas penser qu’il n’a fait que changer l’ordre des causes, et que ce qu’il voulait dire était que « la prétention que l’humanité puisse et doive faire ce qu’aucune Intelligence Artificielle ne fait ni est en mesure de faire est présomptueuse et fondamentalement fausse » ?

PLEASE GIVE ME ANSWERS

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Fragilité de l’art et art de la fragilité à Lyon en décembre

Biennale de Lyon, art contemporain, ne pensez pas y trouver de « belles peintures », des toiles cadrées et encadrées, des œuvres que l’on puisse classer en catégories, abstrait, figuratif etc. l’art contemporain échappe aux cadres et aux limites : on ne sait pas où regarder, ou plutôt si, on regarde en haut, sur les côtés, nous sommes immergés. Depuis plusieurs années, le lieu central de cette biennale est l’ancienne usine Fagor. Vaste friche industrielle avec plusieurs hangars, au moins sept, autant de terrains d’expériences, d’expositions, d’installations. Cette année, entrant par le hall 1, on peut être un peu déçu. Collection des moulages issus de l’université Lyon 2, bric-à-brac d’objets chinés, guère plus enthousiasmant qu’une brocante d’un dimanche après-midi, photos, vidéos de statues antiques ayant perdu leur visage, maison virtuelle compartimentée en cloisons mobiles, riches de détails du quotidien y incluant portables branchés, cuvette des toilettes, froissements de papier, amusant, parfois ennuyeux. Les essais peuvent être ennuyeux, la recherche parfois s’enlise dans le monotone, il en est ainsi en art comme en science. Cette idée m’arrête un moment : comme si l’art contemporain partageait beaucoup plus que l’on ne croit avec la science, on y atteint la même acuité, la même justesse et parfois aussi la même monotonie. L’art parallèle à la science à laquelle souvent il emprunte les mêmes technologies.

Pedro Gomez-Egana: Virgo, 2022

L’art contemporain se veut aussi proche des luttes sociales, reflet des inégalités, porte-parole des opprimés, belle intention… mais atteint-il alors son but ? Sommes-nous sûrs d’être convaincus par ces grandes structures de matériaux divers qui sont censées nous évoquer la souffrance au travail ou la misère des peuples ? A craindre que non. Ou alors, il faut que l’art coïncide avec les luttes sur le terrain. On a souvent parlé des artistes des Beaux-Arts en mai 68 qui fabriquaient les tracts (mais leur impact s’est perdu avec la fin du mois de mai…), ici on peut parler du magnifique travail entrepris par le groupe Organon Art Cie, fondé en 2005 à Marseille, mené par des artistes, des habitant.e.s et des militant.e.s de la Belle de Mai. On apprend à l’occasion, si on ne le savait pas encore, que ce quartier de Marseille fut le lieu de départ d’une des Commune(s) de 1871. Il y reste attaché un fort vent révolutionnaire. Le groupe a animé des ateliers, des débats avec les enfants des écoles et des collèges, avec les militant.e.s du combat pour l’accueil des migrants. On voit les traces de ce travail, vidéos, montages, collages de tracts et de documents anciens sur le passé marseillais, textes, résultats des cogitations de toute une population qu’on sent happée par ce vent de l’histoire, hommage est rendu aux migrants au travers du texte d’Eschyle, Les Suppliantes

L’art ne cherche pas le beau. Comme si on pouvait atteindre le beau par un effort volontaire… Il peut le rencontrer par hasard, quand on ne s’y attend pas, comme pour ce bel arbre enclos dans une petite pièce à peine éclairée, avec ses feuilles de chêne réduites à des squelettes de nervures : ce que cherchait l’autrice, Nadia Kaabi-Linke, née en Tunisie en 1978, ce n’était pas une esthétique, c’était juste l’émotion de la perte, celle de ces arbres qu’aimaient les Lyonnais autrefois, et qui ont migré au cours des extensions urbaines. Le chuchotement du chêne.

Nadia Kaabi-Linke: Le chuchotement du chêne, 2022

L’art contemporain s’est aussi axé vers la traque des lieux communs et des clichés, si nous trouvons quelque chose à quoi nous nous attendons, alors c’est raté, raison pour laquelle, hélas, tant d’œuvres d’amateurs nous laissent agacés, insatisfaits. Le plus bel exemple est le travail de l’artiste belge Hans Op de Beeck, né en 1969, que l’on nous dit inspiré par Vermeer, David Lynch ou Raymond Carver, alors on s’attend à quoi ? À des œuvres intimistes ? Soigneusement travaillées en multiples couches ? (Vermeer superposait les glacis). Nous ne le savons pas tant que nous restons derrière le mur gris par quoi s’ouvre l’exposition au hall 4, mais si nous poussons (métaphoriquement) la porte, alors là… quelle révélation ! (je n’en dis pas plus). L’œuvre, qui tient tout le hall, se nomme : We Were the Last to Stay.

Hans Op de Beeck: We Were the Last to Stay, 2022

En intitulant les œuvres, chuchotement du chêne, we were the last to stay… l’art contemporain s’affirme aussi comme poésie à part entière.

La Biennale dans son ensemble est placée sous le signe de la fragilité (manifesto of fragility) or qu’y a-t-il de plus fragile que le souffle ? Le souffle qui émane d’un corps, celui de la danse et de l’effort, c’est ce que veut montrer Sarah Brahim, née en 1992 à Riyad, artiste vidéaste, qui montre ses danseurs sur des écrans verticaux qui se répondent entre eux et se prolongent. Là aussi, la beauté est rencontrée, la grâce, les voiles légers. L’éphémère. Markus Schinwald, né en 1973 à Salzbourg, réunit dans une rotonde en bois des objets et des images de corps victimes d’accidents et de guerres (les gueules cassées des soldats de la Grande Guerre), des bustes romains mutilés, des tableaux baroques modifiés. Accidents encore par Erin Riley, née à Cape Cod en 1985, I don’t remember, réalisé en grande tapisserie très colorée. Ce goût de la tapisserie, que nous retrouverons aussi chez Ailbhe Ni Bhriain (mais là en noir et blanc) surprend, peut-être y suis-je attentif à cause d’un arrêt récent que nous avons fait à Aubusson au mois de novembre, au cours duquel nous avions visité le musée de la tapisserie, qui contenait entre autres une réalisation fulgurante autour d’une case de manga extraite du film animé de Hayao Miyazaki, la reine Mononoke. Ces arts, autrefois considérés comme secondaires, explosent (en même temps que la bande dessinée, à laquelle Benoit Peteers consacre un cours passionnant au Collège de France – nous en reparlerons).

Sarah Brahim: Soft Machines / Far Away Engines, 2021
Markus Schinwald: Panorama, 2022
Erin M. Riley: I Don’t Remember

Au MAC, troisième étage : les vies et morts de Louise Brunet. Mais qui est Louise Brunet ? Inconnue. Personne ou tout le monde. Il y en a bien une dont on trouve la trace dans les archives en 1834, c’était une ouvrière épousant la cause des canuts lors de leur première révolte, fileuse de soie dans la Drôme, mais on perd sa trace, les commissaires de la Biennale, Sam Bardaouil et Till Fellrath, qui ont conçu cette exposition, se sont plu à l’imaginer en 1894, lors d’une exposition coloniale à Lyon, plus tard à San Francisco, ou bien dans ce que l’on appelait alors « les colonies », femme, racisée, exploitée, au carrefour des luttes qu’on ne qualifiait pas encore d’intersectionnelles. Occasions de réunir des iconographies très riches, des vidéos, dont l’une porte sur Othello et donc sur le destin des personnes débarquées d’Afrique dans l’Angleterre élisabéthaine (court-métrage de Phoebe Boswell : Dear Mr Shakespeare (2016)). A la fin comme une transition pour les étages d’en-dessous: Louise Brunet s’embarque (ou est embarquée?) vers le Mont-Liban pour continuer son activité de soyeuse auprès de riches négociants qui se sont établis là-bas. La présence des femmes est soulignée même lorsque les artistes hommes tiennent le haut du pavé, tels Delacroix ou Tinet, que seraient leurs œuvres sans leurs modèles féminins illustres dont nous ignorerons toujours les noms ? Comme pour réparer l’injustice, de nombreuses artistes femmes exposent leurs œuvres, qu’elles peignent avec une seule couleur (le gris de Peyne) comme l’artiste italienne Giulia Andreani, née en 1985 à Venise, qu’elles fassent de la tapisserie (jaccard) à partir de photos numériques comme l’irlandaise Ailbhe Ni Bhriain, ou qu’elles réalisent des sculptures en forme de madones comme Ann Agee. Moi, dans tout cela, j’ai un gros faible pour les portraits au gris de Peyne de Giulia Andreani.

Ann Agee, Madonnas and Hand Warmers, 2021
Giulia Andreani: La Promessa Sposa, 2021

Descendant le bâtiment d’un cran, nous arrivons à la superbe exposition sur soixante années de peinture libanaise, qui, à elle seule, mérite un article entier. Nous découvrons là à la fois, l’exubérance d’années folles où tout allait si bien et le tragique insoutenable des guerres qui ont jalonné l’histoire de ce beau pays, jusqu’à, comme un mauvais accord final, la journée du 4 août 2020, celle où un silo empli de nitrate a explosé dans le port de Beyrouth : une caméra vidéo filmait le moment dans une galerie, et nous voyons les dégâts causés, immédiatement.

Huguette Caland, 1975

Jamil Molaeb, From the Series Civil War Notebook, 1975 – 1076

Shafic Abboud, 5 juin, 1967

Farid Haddad: Revival Variation, Graphite sur papier avec effets soustractifs, 1974

Images sensuelles, images de terreur alternent dans cette rétrospective d’artistes qui nous sont peu connus, mais ont un talent immense : Huguette Caland (1931-2019), Farid Haddad (né en 1945), Etel Adnan (1925 – 2021, peintre et poétesse), Shafic Abboud (1926 – 2004), Paul Guiragossian (1926 – 1993), Jamil Molaeb (né en 1948) et bien d’autres encore.

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Un clin d’oeil à Jean Imhoff, un artiste rencontré par hasard à la galerie qui se trouvait sur mon chemin reliant la station « Vieux Lyon » au musée Gadagne où se déroule une partie de cette vaste Biennale (Galerie de la Tour, rue du Boeuf). Jean Imhoff n’est pas inclus dans la Biennale, c’est un artiste solitaire, son travail pourrait davantage être connecté à ceux des grands abstraits du Xxème siècle, on pense à un Soulages ou à un Hartung. Jean Imhoff aime parler, surtout de sa peinture bien sûr, et en une demie-heure, j’en apprends beaucoup. Les pigments, le liant idéal, la manière de travailler pour rendre des effets de matière deviennent en un instant choses plus familières qu’elles ne me l’étaient avant.

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Art et musique en Suisse romande

J’ai bien aimé aller à Neuchâtel. Cette ville de Suisse romande a toujours été pour moi un modèle d’élégance, ses immeubles de pierres jaunes qui viennent d’une carrière très proche, avec leur style baroque, descendant d’un passé prussien où l’on aimait à construire des palais, des opéras dominés par des aigles, m’ont toujours paru contenir des salons où, si l’on ne pouvait parler, du moins pouvait-on entendre de la musique. A Neuchâtel, il y eut passage d’une multitude. Hommes et femmes de lettres, des arts et des sciences, et bien sûr autant de personnages de pouvoir. C’est ici que Honoré de Balzac et Eveline de Hanska se rencontrèrent physiquement après avoir échangé leurs lettres, et avant d’ouvrir une correspondance de dix-sept années et de s’épouser juste avant qu’il ne meure. Joséphine de Beauharnais passa par là, elle aussi, mais il faut dire qu’à l’époque (1810), Neuchâtel était principauté française. Rousseau bien sûr, mais n’en parlons pas, il a eu aussi des mots durs envers les Neuchâtelois. Huguenin, Humbert-Droz, Houriet sont des noms connus dans le coin, de même que tous les Jeanneret, y compris le plus célèbre d’entre eux, dit Le Corbusier (qui, il est vrai, était, lui, de La Chaux-de-Fonds où il construisit une villa pour ses parents, la Maison Blanche), Meuron, Montmollin, Nicolet, ces noms donnent le tournis, mais moi je retiens les Piaget, dont le plus célèbre fut, n’en doutons pas, Jean, le grand psychologue et épistémologue, qui est né là et y a passé un doctorat de sciences (je crois qu’il portait sur la théorie de l’évolution, à propos de petits coquillages et mollusques qu’il avait recueillis dans le lac). J’ai été étonné que dans le livre de Graeber, dont je parlais il n’y a pas si longtemps sur ce blog, il soit tant question de Piaget, comme si, en quelque sorte, le savant genevois pouvait apparaître comme un révolutionnaire… Moins drôle (si l’on peut dire) Guillaume Farel, ultra du protestantisme, pire que Calvin, faisant mesurer la longueur des robes des dames pour s’assurer qu’elles étaient de bonne vertu, et David de Pury, bienfaiteur de la ville puisqu’il lui a cédé sa fortune, mais dont celle-ci, justement, était mal acquise : grâce au trafic d’esclaves.
Le Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel (MahN) offre en ce moment une belle exposition construite à partir de ses collections permanentes, dite « Mouvements », où il est question de toutes formes de déplacements des humains, notamment des migrations, et du commerce triangulaire, dont la ville a beaucoup bénéficié : s’étaient installées dans la région de nombreuses fabriques d’indiennes (en particulier parce que leur production était interdite en France afin de protéger les soyeux), ces étoffes imprimées ou peintes que l’on échangeait en Afrique contre des esclaves. Neuchâtel est coincée entre le lac du même nom et le pied du Jura, ce qui la rend très verticale (d’où le récent funiculaire), et depuis son bord de lac on voit, par temps clair, se profiler les sommets du Haut-Pays bernois, Eiger et Jungfrau.

Bienne, un peu plus loin, mais qui a son lac en propre (avec son île particulière : celle de Saint-Pierre où séjourna Rousseau) est tout autant intéressante mais surtout en sa vieille ville, château, fontaine et banneret – ce n’est pas que le reste ne le soit pas, ville à quartiers populaires, ville plutôt pauvre surtout quand on la compare aux autres villes de Suisse, et qui en tire une certaine fierté. La Suisse a ceci de sympathique que l’on y glorifie la culture, et notamment la culture classique. Quelle ville de France, aussi petite que Bienne (environ cinquante-cinq mille habitants), peut s’enorgueillir d’un musée prestigieux et surtout d’un opéra / théâtre avec son propre orchestre et son propre chœur, où l’on donne des représentations des chef-d’œuvre de l’art lyrique dans des mises en scène aussi innovantes, en n’ayant pas peur d’inviter les meilleurs artistes venus de tous les endroits d’Europe, de l’Est comme de l’Ouest ? Nous venons d’y voir rien moins que Le Château de Barbe Bleue, unique opéra composé par Bela Bartok, œuvre difficile sur le plan musical (atonale), intense sur le plan dramatique et surtout d’actualité puisqu’on y traite des violences faites aux femmes, le metteur en scène Dieter Kaegi faisant allusion notamment au cas de Natasha Kampush. Dans sa version originale (que je n’ai jamais entendue), Le Château de Barbe Bleue est prévu pour grand orchestre, il a donc fallu l’adapter aux dimensions du petit orchestre de Bienne, et comme le dit le chef Kaspar Zehnder, « quand on a neuf cordes à disposition au lieu de l’effectif normal de soixante, il faut modifier quelque chose » ! La partition se déploie en sonorités très fortes qui donnent des équivalents aux couleurs, « ce sont ces couleurs incroyables qui font la particularité de cet opéra » dit encore le chef. Nous sortons de là ébranlés. La mise en scène joue sur tous les ressorts de la dramaturgie et de la scénographie contemporaines : un château / cube tourne au gré des scènes, montrant tour à tour le lit et la chambre des tortures. Solistes aux voix puissantes et harmonieuses qui nous touchent jusqu’au tréfonds (Katarina Hebelkova, Mischa Scheliomanski).

Le Château de Barbe-Bleue, Bela Bartok, mise en scène Dieter Kaegi, photo extraite du site https://www.tobs.ch/fr/theatre-lyrique/productions/stueck/prod/718/, Katarina Hebelkova et Mischa Scheliomanski

Le Landeron est un village du canton de Neuchâtel au bord du lac de Bienne (le seul à être ainsi, comme s’il était une anomalie, quelque chose de fautif, ayant déserté son lac pour celui d’un autre) dont le cœur est médiéval, on parle de XIIIème siècle. On y accède par une porte sous une tour, et c’est alors une place oblongue bordée de vieilles demeures des XIVème, XVème ou XVIème siècle, aux façades hautes et étroites toutes différentes ayant chacune son charme ancien. Ici des fenêtres à meneaux remarquablement sculptés, là une vitrine en forme d’arc aux volets arrondis. Et tout à coup un magasin de luthier. On regarde le nom sur l’enseigne. Celui d’un ami de longue date de C. Ils étaient ensemble au lycée de La Chaux-de-Fonds dans les années soixante-dix (septante comme on dit ici). Nous entrons. Un atelier de luthier ressemble à une antre d’Ali-Baba, les trésors se chevauchent ou sont pendus au plafond (on pourrait dire comme de gros jambons), ils luisent dans la pénombre, leur cire goutte sur les établis, des armoires vitrées renferment les plus précieux violons, des Stradivarius, peut-être, sont parmi eux. Le maître des lieux nous accueille avec un réel plaisir et nous sert un café dans son arrière-boutique. Les deux amis parlent du passé pendant que mon regard furette et se pose tour à tour sur de vieilles gravures, des partitions, un tableau antique, des violes de gambe, des violoncelles, et affichés au mur les nombreux portraits dédicacés de ceux et celles pour qui Claude Lebet à travaillé, de l’ensemble I Musici à Henryk Szerynk, passant par Paul Tortelier et Pierre Amoyal. Et aussi, tiens qui voilà, un clown, ce clown fut célèbre : Buffo, qui ne faisait qu’un avec Howard Buten, le psychologue, le romancier, l’artiste de cirque, et cet autre clown, dont s’inspira Buten : Grock, universellement connu, clown entre les clowns. « Pourcoâ ? ». Le luthier avait rencontré Buffo et en avait été bouleversé, celui-ci lui demanda de fabriquer des violons pour lui, dont de tout petits violons comme des enfants pouvant sortir d’un plus gros comme de leur mère enceinte, leur collaboration dura jusqu’à la fin c’est-à-dire la maladie du clown.

Et puis voici une découverte inattendue : dans une vitrine, de tout petits instruments, longs et effilés, qui ne ressemblent guère à des violons habituels, ce ne sont même pas des violons pour enfant. Non. On appelle cela pochette de maître à danser. Leur manche est incrusté de nacre et d’ivoire, évidé afin de servir aussi d’étui pour l’archer. Date d’une période où la danse était à la mode, le Bourgeois gentilhomme nous montre cela, et où le maître à danser plutôt que de s’encombrer d’un lourd instrument, se promenait avec un mini-violon en poche, ce qui allait bien avec les vêtements de ce temps dont les poches étaient larges et profondes. Plus tard, au XVIIIème, la chose devint plus anecdotique et fantaisiste, on la promenait comme un gadget, et s’y greffaient, comme aujourd’hui on a pu le faire pour les téléphones ou les montres qui revêtent une multitude de fonctions, des accessoires comme un éventail pour les jours de grosse chaleur où l’on suait sous la perruque, et la Révolution mit un terme aux maîtres de danse. Claude Lebet a écrit un livre là-dessus, sûrement le seul livre qui existe, avec une préface de Maurice Béjart qui, lors de sa première chorégraphie, un pas de deux, La répétition au violon, d’après Degas, faisait un clin d’œil à cet instrument, et qui remercie notre ami luthier du travail qu’il a accompli pour lui.

photo extraite du site https://www.claude-lebet.com/

Lebet a formé beaucoup de jeunes luthiers (et luthières) dont certain.e.s sont parti.e.s à Crémone, La Mecque de la lutherie, et il a accueilli en son atelier des amateurs. Mon beau-père par exemple eut la passion des violons à une époque de sa vie et n’eut de cesse que d’en fabriquer un (il était très habile de ses mains et savait travailler le bois), ce qu’il put faire grâce à lui. Le maître des pochettes de maître à danser commença sa carrière à La Chaux-de-Fonds puis partit bien vite pour l’Italie, et officia à Rome pendant longtemps, jusqu’à revenir en Suisse en ce petit atelier du Landeron où nous le cueillons aujourd’hui, sis dans une maison qu’il partage avec un vieil italien, ancien professeur de latin, passionné de cinéma et de littérature et qui vient nous voir depuis le fond si sombre de son antre pour nous parler de son ami Fellini.

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Cette année-là, nous eûmes la guerre

Oeuvre du peintre suisse Grégoire Müller

Et cette année-là – mais cette année-là, c’est maintenant, mais cela ne fait rien puisque j’écris toujours en avant, et que maintenant c’est déjà ce que je vais lire dans un an, dans deux ans, tout va si vite que ce que nous vivons dans l’instant se fait déjà connaître et reconnaître dans le passé – cette année-là, donc, nous eûmes très froid, les consignes étant – déjà – de restreindre volontairement le volume de nos chauffages, afin, disait-on, d’économiser le combustible, l’énergie qui venait à se tarir pour cause de guerre pas si loin, même si aux confins de l’Europe, mais l’Europe n’était pas grande, elle était comme le temps, notre temps, si vite circonscrit, dont les limites sont si vite atteintes que l’on a la sensation que déjà elle est finie, atteinte en elle-même, submergée, annihilée par une puissance extérieure. Cette année-là donc nous eûmes la guerre, une guerre dont nous taisions la présence en nous, qui ne devait être abordée dans la conversation que de manière furtive, avec l’air de n’en rien croire, et passons à autre chose, la guerre est celle des autres, restons indifférents et pourtant elle était bien là, rappelant comme le disait un journaliste la situation de l’Amérique alors qu’elle n’était pas entrée en guerre officiellement avec l’Allemagne mais déjà donnait, abreuvait, soutenait les efforts militaires de l’Angleterre, des alliés en ces années quarante qui reviennent maintenant si souvent en notre mémoire. Cette guerre était provoquée par un empire déchu ayant cru pouvoir se dire humilié, mais humilié de quoi ? D’avoir perdu quelle guerre ? Ne s’était-il pas humilié lui-même cet empire, bradant ses équipements, ses usines, ses moyens de produire au lendemain de l’effondrement de son économie, et n’avait-il pas été aidé par les autres pays, n’avait-il pas été l’objet de l’attention, certes intéressée, mais y a-t-il action qui, pour généreuse qu’elle soit ne contient pas en elle une part d’intérêt ? Cet empire n’avait-il pas signé accords lorsque certaines de ses colonies s’étaient détachées de lui et qu’il avait demandé, de concert avec l’autre empire, que les armements atomiques soient restitués, avec contre-partie que jamais au grand jamais il n’y aurait d’attaque, de mise en danger de ces pays qui désormais pourraient vivre libres, indépendants, autorisés à choisir le modèle qu’ils voulaient suivre, et s’ils avaient choisi celui de l’Europe libérale, pouvait-on leur en faire grief, pouvait-on se donner le droit de les envahir pour cela seul qu’ils étaient devenus les représentants d’une culture, d’une façon de vivre, d’une conception de l’avenir qui faisaient horreur à l’ancienne puissance dirigeante ? Pouvait-on massacrer des gens parce qu’ils donnaient libre cours à leurs envies de liberté, notamment en matière sociétal, peut-on massacrer les gens parce qu’ils reconnaissent les violences conjugales, la liberté de son orientation sexuelle ou bien le droit des transgenres, quand l’ancienne puissance ne les reconnaît pas, n’a contre ces nouveaux droits que le mépris des puissances archaïques, vieilles églises, armées brutales dont les idées, même pas les idées, car ce serait trop dire, non, disons les pulsions, sont aussi boueuses que les terres où ils sont contraints de s’embourber ? Cette année-là, la guerre avait le goût de la boue et du sang que l’on enfonce au fond des gorges impuissantes. On la disait pourtant hybride car chargée aussi des nuances de la technique, des ondes et des attaques cyber, mais ce qui ne manquait pas de nous surprendre c’est que, derrière l’apparente nouveauté, le modernisme et l’aura de la science-fiction, on pouvait toujours à ce point vivre, non pas vivre, c’est ici un terme paradoxal puisqu’on ne parle que de mort, mais être témoin passif de tant d’archaïsme, venant du fond des âges cette brutalité de bêtes – d’avant même qu’on conceptualise l’idée de bête, c’est-à-dire d’animalité, qui n’est pas si mal après tout puisque les animaux on le sait maintenant ne sont pas forcément cruels mais ont leur grâce, leur magnanimité, leur honneur au combat, alors que les soldats dont on parle n’ont rien de tout cela – qui tout à coup s’abattait sur un peuple innocent au nom d’un pseudo-droit fabriqué de toutes pièces, qui n’était que le droit d’un hyper-puissant qui basculait dans un hubris vengeur de petit parrain mafieux. A chaque jour, son nouveau crime de guerre, un jour c’était d’avoir tué des civils dans la rue, qui passaient à vélo pressés sans doute d’aller chercher leur ravitaillement, le peu qu’ils pouvaient encore acheter dans des boutiques n’ouvrant que lorsque le soir pouvait les dissimuler aux yeux des occupants, un autre c’était des viols de femmes systématiques, comme pour dire que l’on voulait de force faire naître des enfants d’un sperme russe, un autre c’était des enfants eux-mêmes qui étaient violés, sans raison autre que faire souffrir et montrer que l’on était des barbares, un autre encore, on apprenait que des enfants étaient soustraits à leur terre et envoyés dans des pensionnats sur le sol des attaquants afin d’en faire peut-être de nouveaux soldats que l’on enverrait eux aussi combattre sur cette terre qui pourtant était à eux. Et puis à la fin ils détruisaient les réseaux d’énergie, les centrales, les relais électriques pour que les hommes et les femmes meurent de froid ou de faim. Cette année-là, une puissance guerrière menaçait donc toute l’Europe, soutenue seulement par quelques discours honteux, de la part des anciens militants d’une cause perdue, vieux communistes, représentants d’une gauche qui depuis longtemps avait tourné casaque et s’était retrouvée dans le camp des tortionnaires, ils prétendaient que l’on ne pouvait rien dire parce que l’autre empire aurait fait bien pire, ou qu’il aurait fallu imaginer ce qui aurait bien pu se passer dans un cas prétendument symétrique, comme si le Mexique avait menacé, en s’alliant avec la Chine et la Russie, la puissance américaine, autrement dit ils nous demandaient de nous taire en établissant des parallèles hasardeux, oubliant que lorsque des cas similaires s’étaient effectivement produits, par exemple lorsque la CIA avait aidé Pinochet à prendre le pouvoir au Chili, nous avions aussi su faire bloc et accueillir les réfugiés, avions manifesté notre soutien à un peuple qui, là aussi, avait été envahi, maltraité, violé, spolié alors qu’il avait voté, tout démocratiquement voté, pour le régime qu’il voulait. Oubliant aussi que le chef mafieux de l’empire russe n’en était pas à son premier coup et que si l’on devait nous reprocher quelque chose par contre, c’était d’avoir baissé le front lorsque déjà il bombardait Alep, anéantissait les rebelles syriens ou transformait la Tchétchénie en champ de ruines, nous baissions la tête parce que déjà nous avions peur, la terreur nous obligeait à rentrer la tête dans nos épaules, cela est humain, cela n’est pas un crime, mais c’est vrai, nous aurions du alors montré davantage notre solidarité avec ces populations assassinées. Ainsi, cette année-là, avions-nous dû commencer à vaincre notre peur, peur d’avoir froid, dans tous les sens du terme, y compris lorsque le froid est celui des larmes qui gèlent sur la joue, peur de dire la vérité en face, peur d’appeler guerre ce que l’on nomme une guerre, peur d’identifier les vrais criminels et de reconnaître qui sont les vrais héros, peur de citer le nom des résistant.e.s ukrainien.ne.s.

Tchétchénie du peintre suisse Grégoire Müller – toile exposée en ce moment au musées des Arts et d’Histoire de Neuchâtel, exposition « mouvements ».
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Les idées de Graeber vont-elles nous aider… (suite)

J’ai parlé de David Graeber la semaine dernière. Je corrige ici un peu l’impression négative que j’ai pu laisser au lecteur ou à la lectrice. Je faisais part de mon scepticisme face à une théorie du don qui reposerait sur une sorte de propension naturelle des humains à la générosité, à la bonté et à la noblesse d’âme. Asserter une telle thèse semble relever d’un rousseauisme dépassé. Graeber néglige-t-il les désastres humanitaires qui ont traversé le XXème siècle et qui risqueraient bien de se produire encore au XXIème ? La Shoah ne lui dit-elle rien, ni le Goulag, ni l’Holodomor dont on a beaucoup parlé la semaine dernière au moment où l’Ukraine doit faire face à une tentative génocidaire équivalente ? Si vraiment la noblesse d’âme régnait sur notre humanité, cela se saurait. A moins qu’elle n’ait été présente à ses débuts et qu’il en subsiste des traces dans les sociétés traditionnelles qui pratiquent une économie du don. Si c’est le cas, il faudrait expliquer d’où proviendrait le changement, cela peut-il être dû seulement à l’apparition du marché ? Il est donc intéressant d’étudier les sociétés traditionnelles afin de savoir si, effectivement, l’absence de marché y provoque un recours plus ou moins constant aux réflexes de générosité. C’est là où le livre de Graeber me semblerait avoir un sens. Mais il ne semble pas que la chose soit démontrée car même dans ces sociétés, guerres et affrontements se produisent avec férocité. Alors ?

Alors peut-être ne comprenons-nous pas parfaitement son propos : Graeber ne soutiendrait pas la thèse en question, mais une thèse voisine bien que presque orthogonale. Cette thèse, qu’il emprunte à Marcel Mauss, est que l’opposition entre intérêt personnel pur et générosité ne serait pas pertinente. Elle ne serait que le reflet d’une idéologie dominante qui prime dans la pensée économique d’aujourd’hui. Celle-ci, en effet, veut à tout prix que les relations économiques entre les gens d’une même société soient basées sur un calcul d’intérêts privés : la notion de générosité n’y est même pas mentionnée ou alors elle est considérée comme tellement secondaire qu’il est inutile de lui attribuer quelque vertu explicative que ce soit. Or, ce que révèlent ces études sur les économies du don est que, loin de là, à la base du contrat social, ne figurent pas l’intérêt personnel mais des considérations beaucoup plus vastes où entrent les relations entre groupes et les bénéfices à tirer pour la collectivité. On se trouve en réalité face à une situation gênante : il faudrait, selon la théorie économique courante, refouler l’idée de don avec sa composante de « générosité » pour être conforme à la théorie, autrement dit toujours insinuer que le don n’en est pas vraiment un, qu’il y a toujours derrière lui une intention cachée qui a rapport à un intérêt privé, alors qu’il ne viendrait jamais à l’idée de faire le raisonnement réciproque et de supposer que derrière tout calcul pourrait peut-être se dissimuler en réalité une vraie intention généreuse !

L’idéal moderne du don devient un reflet impossible du comportement de marché : un acte de générosité pure, dépourvu de toute pensée de profit personnel. Mais cela ne veut pas dire que personne ne fait plus de dons : même dans les sociétés modernes et capitalistes, les choses changent constamment de mains sans contrepartie immédiate ni accord explicite sur un retour futur. Cela ne signifie pas que les dons ne sont plus importants. En réalité, la société moderne ne pourrait pas fonctionner sans eux. Le don est devenu la face voilée de la modernité : voilée parce qu’on peut toujours trouver une bonne raison de dire que tel ou tel don n’en est pas vraiment un. (p. 250)

Graeber complète ce passage en se référant à Marcel Mauss:

Mauss mettait en avant qu’il n’était pas inutile de faire la distinction entre générosité et intérêt personnel dans la plupart des sociétés qu’il étudiait. Nous sommes les seuls à partir du principe que ces deux attitudes doivent normalement s’antagoniser.

Il cherche à resituer l’oeuvre de Mauss dans son contexte historique et politique :

Il est crucial de saisir dans quel contexte politique il évoluait, l’intention de Mauss n’était nullement de décrire comment la logique du marché, en instituant des distinctions strictes entre personnes et choses, intérêt et altruisme, liberté et obligations, s’était convertie en sens commun dans les sociétés modernes. Son objectif était surtout d’expliquer dans quelle mesure elle avait échoué à le faire et de montrer pourquoi tant de gens – et tout particulièrement, tant de personnes issues des couches les plus humbles et les plus défavorisées de la société – trouvaient cette logique moralement répugnante.

Mauss réclame le renouveau d’une éthique dans laquelle l’unique excuse pour accumuler des richesses serait de les donner en retour, dans laquelle les riches se considéreraient à nouveau comme les trésoriers de leurs concitoyens.

Voilà qui est tout à coup fort intéressant à savoir, pour tous ceux et toutes celles qui, comme moi, ignorions que Marcel Mauss avait une certaine conception du « communisme », laquelle avait peu de choses à voir avec celle de Marx. Pour le second, « communisme » signifiait seulement propriété collective des moyens de production. Mais qu’est-ce vraiment qu’une propriété « collective » ? A-t-il jamais existé de société ne possédant pas une part au moins de propriété personnelle ? Mauss, lui, trouve beaucoup plus raisonnable de considérer que le communisme est un état de la société où les individus sont liés par des accords de réciprocité se manifestant par des dons et des contre-dons.

Tout compte fait, l’œuvre de Mauss complète celle de Marx en ce qu’elle représente l’autre face du socialisme. L’œuvre de Marx consiste en une critique brillante et durable du capitalisme ; mais comme le constata Mauss, Marx évitait soigneusement de se livrer à des spéculations sur ce que pourrait être une société plus juste. L’intuition de Mauss était tout opposée : il se fichait pas mal de saisir la dynamique du capitalisme ; ce qui l’intéressait, c’était d’essayer de comprendre – et de créer – des modes possibles pour s’organiser en dehors du capitalisme. (p. 253)

Toutefois, il est diverses économies du don, bâties sur des principes différents. En suivant l’intuition de Mauss et l’analyse de Graeber, on peut, d’une part considérer que l’objet donné représente une partie de la personne, soit celle du donateur ou de la donatrice, soit celle du ou de la récipiendaire, et d’autre part, moduler l’échange en fonction de la plus ou moins grande part laissée par la société soit à l’intériorité individuelle (l’idée que l’on se fait de soi-même, la représentation de soi-même comme auto-générateur de son être social), soit à l’extériorité (apparence, place du regard d’autrui). Sont ainsi opposés les Maoris aux Kwakiutl, ce qui donne des formes de don différentes : échange et réciprocité chez les uns (mais qui ne vont jamais jusqu’à l’équilibre parfait, cas où celui ou celle qui rend rendrait l’exact équivalent de ce qui lui a été donné, car alors le circuit serait bouclé, il n’y aurait plus d’engagement, ce ne serait plus la peine de continuer), « potlach » et abandon agonistique de l’autre, chez qui, alors, c’est la possession qui est valorisée par rapport la réciprocité. On voit donc à quel point ces économies du don sont complexes. On voit aussi que la notion de valeur se complexifie toujours plus. Qu’est-ce qui a de la valeur chez les Maoris ? Qu’est-ce qui a de la valeur chez les Kwakiutl ? Car ce n’est pas n’importe quoi que l’on s’échange ou que l’on donne, évidemment il y a une certaine mesure de la valeur qui intervient. En suivant la (pré)logique des sociétés non marchandes, une telle valeur concerne plutôt ce qui est unique, ce qui a une renommée, donc une histoire, à revers total de la valeur communément véhiculée par la notion d’argent. Des noms sont souvent attribués aux choses pour preuves de leur unicité. Curieusement cela me fait penser à la théorie du nom propre avancée par Saül Kripke (grand logicien du Xxème siècle, décédé récemment) selon laquelle le nom propre n’a pas de « sens » à proprement parler, quel est le « sens » du nom « Aristote » ou du nom « Robespierre » ? Ce sont juste des désignateurs, dont la signification vient d’un événement lointain par lequel on a baptisé telle personne « Aristote » ou « Robespierre » et qui s’est perpétué de génération en génération. Il en va de même pour la valeur des objets en terre maori.

maison maori autour de 1880 et cérémonie de potlach chez les kwakiutl

Graeber trouve des rapports intéressants et amusants entre les « logiques » maoris ou kwakiutl et nos propres comportements dans nos sociétés actuelles. Il trouve ainsi des dons centrés sur la personne du donateur, sans souci de réciprocité ou d’échanges : c’est le cas des cadeaux faits par des personnages célèbres, grandes vedettes ou grands sportifs, qui donnent un insigne leur ayant appartenu, collier de strass ou maillot. Ici, rien d’équivalent n’est attendu en échange, il serait comique que le gamin recevant un maillot de joueur de l’équipe de France lui rende un maillot tricoté par sa grand-mère… et des dons centrés sur le récipiendaire, où il hériterait bel et bien d’une partie du donateur, mais alors sous une forme bien restreinte par rapport à ce qui se pratique dans les sociétés traditionnelles. Graeber cite les grandes fortunes, imaginons que Bill Gates lui cède sa fortune, il hériterait du statut d’homme le plus riche du monde mais en aucune manière des autres propriétés qui définissent le milliardaire américain (contrairement à certains dons opérés dans la société Kwakiutl). Preuve incidente que dans la société moderne, les propriétés individuelles tendent à se réduire à peu de chose : une quantité de monnaie.

Il apparaît finalement que ce que veut établir Graeber, c’est que le vrai fondement de la valeur n’est pas l’échange, l’utilité, la quantité produite, mais dans le fond, une recherche de ce qui importe vraiment pour la vie et le maintien en bonne marche de la société. C’est pour cela aussi qu’il fait une tentative pour définir la valeur non pas à partir d’une structure statique de différences (à l’instar de la linguistique saussurienne perçue au travers du Cours de Linguistique Générale), ni à partir de la structure de production et d’échanges économiques à un moment donné mais à partir des actions : ce sont des actions qui sont portées par des individus qui ont de la valeur en elle-même car elles visent à réaliser ce qui figure comme un idéal de société (en quoi consiste la valeur suprême). Par exemple, ce qui caractérise le don par rapport à l’échange de marché, en dehors de toutes les considérations de générosité ou d’intérêt pur, c’est le fait que dans le don, une contrepartie ne soit pas attendue tout de suite, il n’y a pas de « paiement » à proprement parler, il y a juste une assurance qu’un jour, un contre-don sera effectué, mais on ne sait pas quand, ni d’ailleurs dans quelle quantité. Autrement dit, les unités pertinentes que l’on doit mettre en accord, ne sont pas des usagers à un moment donné mais des suites d’actions, d’attentes et de dons, portées par des individus ou par des groupes (ou des « maisons »), qui ressemblent – je me permets de dire ici – à ces stratégies de jeu que l’on trouve dans des théories comme la « ludique » (appelées « desseins » dans le jargon de Girard). Elles sont mises en réseau et sont vouées à converger ou à diverger selon le cas, leur « normalisation » conduisant à des résidus qui correspondent à ce qui reste à un stade donné des dons et contre-dons, comme ensemble amassé ou comme accumulation provisoire donnant la garantie que le jeu peut se continuer sans fin (ainsi que cela se passe sans doute dans la dette, que Graeber a étudiée dans un autre livre (Dette, 5000 ans d’histoire, 2016) : la « dette » est une construction sociale, inutile de la penser comme devant être remboursée à un certain moment, il suffit de penser qu’elle est transmise…).

On peut comprendre ici que cette pensée soit intéressante pour notre époque, où, justement, notre but est, ou devrait être, la valeur suprême : notre vie ou notre survie au sein d’un environnement qui nous devient tous les jours plus hostile. Il est évident que nous ne nous en sortirons pas grâce aux lois du marché. Il est absolument vital que les sujets humains mettent au premier rang de leurs aspirations, non pas le gain immédiat mais ce qu’ils peuvent attendre à plus ou moins long terme de leur attitude de renoncement pour eux-mêmes ou de don à autrui. Prêcher le renoncement sans promettre de compensation pour plus tard ne conduit pas à ce que l’on souhaite : cela nourrit au contraire les frustrations, ou bien ne convainc que les religieux : ceux qui croient en un au-delà qui les récompensera. Pas étonnant que souvent les plus fervents défenseurs d’une écologie du renoncement se réclament du catholicisme (Bruno Latour par exemple), ils trouvent une justification à une foi qui leur a peut-être autrefois valu moquerie. Mais suggérer le don de soi en échange d’une réciprocité future est tout autre chose. Si demain j’étais persuadé qu’en offrant mon toit ou une place dans mon véhicule à qui en a besoin, je sois assuré de bénéficier d’une prestation similaire quand moi-même j’en ai besoin, alors peut-être serais-je moins accroché à mon toit ou à mon confort véhiculaire, au lieu de quoi ces prestations ont bien lieu, mais en échange la plupart du temps de monnaies sonnantes et trébuchantes, ce qui ne me satisfait jamais car l’humain a besoin d’autre chose que d’argent, mais de contacts personnels qui existent pour eux-mêmes et non pour une somme de monnaie.

Evidemment, on m’objectera que cela est difficile à réaliser tant nous sommes imprégnés de culture marchande et de slogans comme « un sou est un sou »… Qu’est-ce qui fait que nous soyons à ce point repliés sur la notion d’argent et sur nous-mêmes ? La différence majeure entre les sociétés du don et les sociétés marchandes tiendrait à ce que les échanges dans les unes sont centrés sur la personne : la honte la plus forte dans une telle société est celle qui résulte de ne pas avoir rendu ce que l’on devait rendre, tout simplement parce que tout le monde se connaît, alors que dans les secondes, l’anonymat règne. Si je ne connais pas mon donneur ou mon prêteur, peu me chaut de ne rien lui rendre, hélas. L’argent ici supplée au manque : la somme versée immédiatement est une contre-partie facile que l’on peut vite oublier, mais elle ne pousse pas les contractants à s’estimer. Ils sont débarrassés de leur enveloppe personnelle et convertis en sujets anonymes, c’est là d’ailleurs bien ce que veut l’économie traditionnelle.

Peut-être faudra-t-il développer une éthique de la gratuité. Spéculons un peu. Il est hélas impossible d’imaginer que notre société puisse fonctionner sans un stimulant matériel. Comment croire que tous ses membres puissent être d’accord pour maintenir leurs services, leurs contributions sans cet élément ? Et, dès qu’il existe, comment éviter qu’il soit dévoyé ? Que certains cherchent à le thésauriser et qu’il soit transformé en divinité ?

Il se pourrait pourtant que certains membres de la société ne soient plus payés, ceux et celles en particulier qui déjà retirent beaucoup de leur travail sur le plan de la réalisation d’eux-mêmes : artistes, acteurs (intermittents du spectacle…), sportifs de haut niveau, professeurs d’université, chercheurs, mathématiciens… Leurs besoins seraient couverts par les donations des mécènes, les riches qui ont « quelque chose à rendre ». Le travers de cette société (qui par bien des côtés ressemblerait à celle de la Renaissance) ne serait-il pas l’apparence en son sein d’une nouvelle aristocratie ? Après tout, c’est justement ce qui existe chez les peuples qui nous servent de référence, les maoris notamment. Alors ? Le prix à payer serait l’abandon de l’idéal démocratique ? On me dira bien sûr que, théoriquement le statut d’artiste ou de chercheur est atteignable par n’importe qui, qu’il n’est pas héréditairement transmis comme dans le cas d’une vraie aristocratie (bien que les travaux de Bourdieu en leur temps aient abondamment prouvé le contraire, qu’une transmission culturelle, symbolique, avait bien lieu) mais il n’en reste pas moins que la chose serait dure à avaler pour tous ceux qui ne se sentiraient pas assez doués, assez désireux, assez reconnus et qui, à n’en pas douter, lutteraient pour renverser le nouvel ordre établi… mais alors il faudrait qu’ils donnent les raisons pour lesquelles ils tiennent tant à l’économie marchande, et en particulier au salariat.

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Les idées de Graeber vont-elles nous aider à penser une autre société ?

David Graeber est le penseur à la mode, « l’un des plus grands intellectuels du moment » a dit le New York Times, présenté aussi comme penseur anarchiste, ayant conduit le combat « Occupy Wall Street », malheureusement décédé assez jeune en 2020. L’une de ses œuvres maîtresses, La fausse monnaie de nos rêves – vers une anthropologie de la valeur a été publiée en français en 2022, alors qu’elle date de 2001. Ce décalage explique peut-être que certaines thématiques très actuelles (le climat) y soient peu présentes, or pourtant… cela a bien à voir avec l’idée de valeur : à quoi tenons le plus le plus si ce n’est à notre survie dans un monde qui s’enfonce dans le bouleversement climatique et le désordre mondial ?

Même si nous avons perdu l’espoir en de grands changements qui nous libèreraient du capitalisme et de ses excès, nous sommes encore avides de propositions d’autres formes de société possibles qui fonctionneraient sur des principes de réciprocité et de redistribution efficace. D’où l’intérêt du livre de Graeber. L’ouvrage se situe délibérément dans la perspective que j’évoque ici : dès le début, il évoque le climat des années 80, où, dit Graeber, il n’est pas rare d’être confronté à une batterie d’arguments qu’il associe au « post-modernisme » : « le monde a changé », « les projets qui visent à [le] changer […] par l’action politique collective ne sont plus viables […] » de tels programmes s’avéreraient de toutes façons impossibles, ou produiraient « des cauchemars totalitaires ». Ceux et celles qui pensent cela se consoleraient simplement en ajoutant : « L’action politique légitime peut encore advenir, à condition qu’elle se situe au niveau personnel : en façonnant des identités subversives, des formes de consommation créative, etc. Une telle action est en soi politique et potentiellement émancipatrice ». J’avoue franchement que j’ai cette tendance en moi : essayer de « créer », d’organiser des débats et rencontres culturels, littéraires… et se foutre du reste.

Sans doute n’est-ce pas assez.

Mais nous devinons tous et toutes que la pensée d’une société alternative, pour qu’elle soit viable, demande un approfondissement qui n’a peut-être jamais été fait, portant sur les fondements mêmes d’une société et donc de la notre en particulier. Il n’est pas question de partir au combat avec pour seules bannières des slogans portant sur des généralités. Bien sûr, tout le monde veut la paix, le bonheur, la liberté et l’égalité, encore faut-il savoir ce que nous entendons par là et comment nous pensons les atteindre sans mettre à mal d’autres valeurs (si tant est que toutes celles énumérées ci-dessus soient compatibles entre elles) et sans passer par des périodes de transition plus douloureuses encore que celle que nous voulions quitter. Cela nécessite de s’interroger sur l’origine de ce qui fait exister une société comme totalité vivante. La réponse de Graeber est : notre conception de la valeur. D’où les questions qu’il pose : qu’est-ce qui fait l’essence de nos valeurs ? A quoi tenons-nous par-dessus tout ? Pour y répondre, il faudrait passer en revue les différentes solutions apportées par les sociétés auxquelles ont eu accès les ethnologues.

Il n’y a pas eu dans l’histoire mondiale que des économies liées à l’échange et à la production, il y a celles aussi que Marcel Mauss a décrites comme basées sur le don. Qu’est-ce que le don ? Qu’est-ce qui fait que, dans le don, le récipiendaire se sente obligé à rendre, à donner en retour ? Les chapitres que Graeber consacre à ces questions reposent sur des travaux que le non-spécialiste (que je suis) ignore le plus souvent, provenant d’anthropologues très divers, comme Strathern, Munn, Gregory ou Turner et qui nous entraînent du côté des Kwakiutl, des Maoris ou des Kayapo, voire des Iroquois (et aussi des Malgaches, dont Graeber lui-même a fait son terrain d’observation). Mais le don existe aussi dans nos sociétés, dans nos rapports humains les plus banals, par exemple il est de coutume lorsqu’on est invité chez quelqu’un de lui apporter une bouteille (ou un bouquet de fleurs), et la personne récipiendaire, lorsqu’elle viendra à son tour chez nous, nous rendra la pareille. Ce ne sont pas des pratiques universelles ou constantes : des étudiants qui se reçoivent entre eux dans leur chambre de cité U ne s’y plieront pas nécessairement, il semble que cela tienne au statut de maître d’un territoire ou d’un lieu : on ne saurait franchir le seuil de l’autre sans marquer l’événement par une sorte de cérémonial. La structure du don mérite donc d’être étudiée. A la question de savoir comment il se faisait que le récipiendaire se sente à ce point obligé de rendre, Mauss répondait que cela était du au fait que la chose donnée gardait toujours en elle une part du donateur. Et donc peut-être, si cela était le cas, le donateur allait être en manque, en souffrance de ce qu’il avait donné et que l’autre ne pouvait faire autrement que désirer combler le manque, mais en se privant lui-même d’une partie de soi à son tour, et ainsi de suite. En tout cas, les économies du don auraient cette propriété de « personnifier les objets », à l’opposé évidemment des économies marchandes qui, elles, auraient plutôt tendance à chosifier les personnes (fétichisme). Thèse intéressante mais qui interroge quand même car elle n’est guère prouvée. Les échanges de cadeaux auxquels nous nous livrons au moment de Noël ne semblent pas être à ce point cruciaux et régis par une loi du manque, vu qu’ils sont souvent le lendemain même revendus sur Le bon coin ou sur e-Bay… mais bien sûr, dans un système marchand, ce sont les choses qui importent, « par conséquent, les personnes cherchent à accumuler autant de richesses qu’elles le peuvent ».

On retiendra que « l’image idéale qu’une société se fait d’elle-même ne correspond presque jamais à son fonctionnement réel » (p. 144). Par exemple, l’anthropologue Turner décrit les villages Kayapo comme s’ils étaient organisés entre deux phratries opposées, parce que c’est ainsi que les Kayapos les décrivent toujours. « Mais cela fait depuis 1936, que plus aucun village Kayapo ne se compose de deux phratries » : les rivalités politiques entre membres de la communauté aboutissent toujours à faire se détacher du village une de ces phratries. On pense ici aux descriptions idylliques de nos propres villages, dans quelle mesure correspondent-elles à la réalité ? Cela est bien rarement le cas. Là où, logiquement, des ententes devraient se faire, des rivalités personnelles, des regards et des gestes ont abouti à faire se développer des haines et des rejets qui subsistent longtemps après les premiers échanges.

Marcel Mauss et Karl Marx

Quant aux valeurs ultimes, quelles sont-elles ? Peut-on les associer à « la beauté » ? Graeber fait remarquer à juste titre que tous les objets qui ont servi à représenter de la monnaie, étaient au départ des objets inutiles, des coquillages, des bracelets, des parures. C’est bien sûr étrange : comment le plus inutile à première vue en vient-il à incarner la plus haute valeur ? On en vient ici à des considérations intéressantes concernant le visible et l’invisible et les questions de pouvoir. Nancy Munn a montré que, dans la société Gawa, les gens s’échangeaient des biens en fonction de leur capacité relative à transmettre des histoires : au sommet de la hiérarchie, figurent des bijoux de coquillages avec un nom et une histoire dont tout le monde a entendu parler. La valeur des colliers et bracelets diffère alors bien de celle de la monnaie, car, on le sait, la monnaie ne se compose pas du tout d’objets uniques : chaque billet de banque est identique aux autres, et il est sans histoire, les transactions monétaires sont ainsi anonymes. Graeber fait ici de belles digressions sur les rapports entre invisibilité et pouvoir : il reprend à Foucault l’idée qu’avec la fin de l’État féodal, « l’économie de la visibilité dans l’exercice du pouvoir s’intervertit », jusque là, le pouvoir était ce qui se voit (châteaux, cathédrales, présence du « corps du roi » exposé lors des fêtes et des fastes royaux). Cela s’arrête avec l’essor de la bourgeoisie, et se mettent en place alors des « systèmes disciplinaires » qui marchent d’autant mieux qu’ils restent dans l’invisibilité. On peut bien sûr objecter que les signes ostentatoires de richesse existent toujours, aussi Graeber corrige-t-il cela en émettant l’hypothèse que les deux types de pouvoir subsistent dans les sociétés, il en veut pour preuve le cas de la mode vestimentaire, tel qu’analysé par l’historien J. C. Flügel et par l’anthropologue Terence Turner. Les belles formes bouffantes et éclatantes qu’arboraient les hommes autant que les femmes ont disparu chez les hommes dès vers 1750, au profit, d’abord, des « tenues de sport ». Le costume masculin, dit Turner, supposait maintenant une capacité d’action ; « la sphère de la consommation apparaissait comme un domaine essentiellement féminin », ce qui fit que la mode féminine évolua moins, qu’en tout cas, elle garda l’apanage de la couleur et des formes envoûtantes. Apparaît ainsi une distinction entre un moi relativement invisible agissant sur le monde extérieur et un moi visible se rapportant principalement à lui-même, Graeber émet l’hypothèse qu’il s’agit là de quelque chose d’intrinsèque à la pensée et à l’agir humains : il y a le pouvoir direct, « extérieur », qui agit sur les êtres et les choses et le pouvoir plus « interne » et indirect, qui pousse les « sujets » à se conformer à certains comportements et attitudes pour que, sans doute, ils accomplissent plus volontairement les ordres et les injonctions. Il en va de même de la valeur où on distingue l’argent du numéraire. Marx déjà, paraît-il, dans les fameux Grundrisse, faisait la distinction entre les aspects abstraits et concrets de la monnaie. Le numéraire est l’objet physique offert en échange. Il ne devient « argent » que lorsqu’il représente un fond de réserve : pas étonnant que dès qu’il devient argent, il soit transformé en quelque chose qui se thésaurise jusqu’à ce qu’on l’enfouisse dans le sol (j’ai entendu parler, à la campagne, de personnes qui préfèrent enterrer l’argent qu’ils ont gagné à la sueur de leur front dans des Tuperware enfouis dans leur champ plutôt que de le déposer en banque). Cet attachement mystique aboutit à ce qu’il se transforme en une sorte de religion. Evidemment, les sociétés sans monnaie d’échange, basées sur le don, ne connaissent pas cela.

Je développerai une autre fois les considérations sur le don à proprement parler, ainsi que le tribut (immense) que Graeber doit à Marcel Mauss. Soulignons seulement que le point de vue de Graeber n’est pas très orthodoxe. Il s’oppose par exemple à celui de Bourdieu qui s’était penché sur cette question lorsqu’il étudiait la société kabyle. Bourdieu était persuadé que le don pouvait se rattacher aux échanges marchands, qu’il en était une forme déguisée en quelque sorte, celle qui apparaît lorsque la notion de marché n’existe pas dans une société, « lorsqu’il n’existe aucun marché, les gens se donnent un mal fou pour dissimuler cette réalité », mais dès que le marché apparaît, le système se dissout. Dans l’économie du don, selon Bourdieu, les agents se livreraient donc à des calculs : il n’y aurait pas là de quelconque « effet du manque », juste un calcul intéressé. C’est en général d’ailleurs ce que nous sommes tentés de penser spontanément. Et c’est un point crucial dans la pensée de Bourdieu, qui le conduit à dire qu’il faut étendre le calcul économique à tous les biens, matériels ou symboliques. On sait d’ailleurs le rôle qu’il donne, dans sa sociologie, à ce qu’il appelle le « capital symbolique », qui jouerait presque le même rôle que le capital financier. Graeber a un autre point de vue, qui peut surprendre, et qui a peut-être fait sa renommée « d’anarchiste ». Il croit sincèrement en la générosité des actants :

D’une certaine façon, Bourdieu a indéniablement raison. Aucun domaine de la vie humaine, quel qu’il soit, n’échappe totalement à l’esprit de calcul. Mais aucun non plus n’est totalemet exempt de bonté ou de noblesse d’âme (p. 60)

Il en conclut que faire prévaloir systématiquement la première assertion sur la deuxième est suspect, il n’y aurait pas de raison à cela. Que peut-être des économistes conservateurs le soutiennent, cela serait compréhensible, mais on ne pourrait l’attendre d’un sociologue « critique ». La tendance à ce genre d’affirmation apparaît souvent dans le texte. Pour ma part, elle me laisse sceptique. Sait-on vraiment ce qu’est la bonté ? La noblesse d’âme ? En qui et comment ces notions peuvent-elles intervenir dans un discours critique qui se veut quand même « scientifique » ? Et si la « bonté » se ramenait aussi à une forme de calcul, certes légitime et sympathique, mais un calcul quand même ? Après tout, lorsque nous voulons faire du bien à autrui, nous calculons bien pour savoir quelle est la méthode la plus appropriée, nous voulons éviter les gestes qui ne relèvent que de la « bonne intention » (dont l’enfer est, paraît-il, pavé). Voilà ce qui nous trouble chez Graeber, et qui fait que nous ne sommes pas complètement sûrs que ce qu’il nous dit va nous aider beaucoup dans la recherche d’une autre société que la notre, celle où nous pourrions bien vivre sous la bannière de l’échange équitable et de la réciprocité. Il reste néanmoins que ce livre fourmille de digressions et d’anecdotes passionnantes, et qu’il nous ouvre à la richesse de la recherche anthropologique, ce qui n’est pas rien.

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Défense d’Ernaux

photo prise en 2009 au Printemps des Livres de Grenoble

Je ne pensais pas, depuis mon Himalaya (cf. billets précédents) écrire un billet sur Annie Ernaux après son obtention du Prix Nobel. Je pensais que l’éloge allait être si unanime qu’il était vraiment inutile que je mette en plus ma petite pierre, bien insignifiante. Et puis j’avais déjà souvent parler d’elle sur ce blog (1, 2), depuis l’époque où elle n’était pas encore très connue et où je l’avais découverte, je crois avec Les armoires vides, puis avec La place, Passion simple etc. Ayant suivi l’atelier d’écriture de Lorette Nobécourt (désormais Laurence), je m’étais même permis de comparer leurs œuvres, Laurence n’avait pas été d’accord avec moi, Annie Ernaux ne représentait pas pour elle LA littérature au sens où elle l’entendait, c’est-à-dire (c’est moi qui traduis!) la littérature avec sa charge mystique, celle à qui des philosophes comme Jacques Bouveresse ou Pascal Engel, ont accolé le mot de thaumaturgie (une sorte d’invocation magique des puissances oniriques que seuls les mots peuvent réveiller). Bien sûr, les deux écrivaines étaient engagées sur deux voies différentes. Ce qui est fascinant chez Annie Ernaux, c’est la recherche d’une écriture qui, justement, s’éloigne le plus possible de l’élitisme frôlant l’hermétisme que l’on trouve chez certains grands auteurs, surtout des poètes, tellement admirés, et à juste titre, par les amateurs de littérature. Cette recherche se confond avec celle d’une écriture dite « plate » ou en apparence plate, qui est celle permettant le mieux d’exprimer les faits comme des constats. Cette écriture « plate » ou pseudo-plate, et qu’elle-même a revendiqué comme « plate », n’est rien d’autre que cette recherche difficile d’une position de sujet – les linguistes diront « sujet énonciateur » – suffisamment universelle pour qu’elle puisse théoriquement être occupée par tout lecteur ou toute lectrice (surtout lectrice en l’occurrence, devra-t-on reconnaître). Mes fantasmes de mathématicien mettent à cette place « l’objet universel » de la théorie des catégories, celui qui est donné comme unique à un isomorphisme près et qui sert à faire transiter tous les morphismes vers des structures semblables, autrement dit les autres « moi-même ». C’est un travail à accomplir, cela ne vient pas tout seul à l’esprit d’un « sujet libre ».

Annie Ernaux a dit quelque part qu’elle ne voulait pas remettre à un éditeur son manuscrit sans ressentir en même temps un peu de honte. C’est la honte d’avoir osé dire ce qui ne se dit pas, ou ce qui ne se disait pas encore au moment où elle a écrit. Pour en arriver là, il faut se forcer soi-même, se dire tout le temps que l’on n’est pas allé assez loin dans la confession, l’aveu, le dire. On est très loin de certains « écrivants » qui se permettent de raconter leur vie, mais sur un ton plaintif, et avec en sourdine, la volonté de paraître à leur avantage. Cette prose emplit les pages de Facebook et est l’œuvre le plus souvent de sujets déçus, qui n’ont pas réussi la carrière littéraire dont ils rêvaient. Annie Ernaux n’a rien à voir avec ça. Elle, ce qu’elle dit, ce n’est pas pour se plaindre, c’est pour dénoncer, pour faire éclater au grand jour une réalité quotidienne qu’on met volontiers sous le tapis. Il peut s’agir de passion sexuelle, d’avortement clandestin, de viol, toutes réalités qui s’emparent du destin d’un être humain, et surtout, bien sûr, d’une fille, puis d’une femme. Elle utilise souvent le verbe « traverser » pour dire le rapport entre le sujet et ces réalités, car en effet elles traversent le sujet, venant d’un ailleurs que la littérature a pour mission de traquer. Évidemment, quand elles sont dites, elles peuvent apparaître comme des banalités (puisque presque tout le monde les connaît) mais encore fallait-il les dire. Et sur quel ton! Le fait d’être direct, d’user de peu de mots et surtout de ne pas courir après des tournures de style alambiquées, accroît considérablement la force de ce qui est dit.

Alors pourquoi ai-je décidé de faire ce billet, puisque d’autres ont parlé de l’autrice bien mieux que moi? Parce que j’en ai eu assez à un certain de moment de la bave de certains critiques, des accusations de nombrilisme ou de banalité. Ceux qui ont dit cela n’ont vraiment rien compris. On les trouve surtout sur le côté droit de l’échiquier politique, mais aussi sous la plume de certain journaliste de Marianne qui ne passe pas pour étant spécialement de droite. Ce journaliste a poussé l’ignominie jusqu’à l’injure, ironisant sur le thème souvent avancé par l’autrice de sa difficulté à accepter d’être transfuge de classe, en assénant qu’elle n’avait pas de soucis à se faire : la pauvreté elle l’avait gardée au niveau de sa pensée ! Alors que rien n’est plus riche au contraire que la pensée d’une femme comme elle. Pourquoi cet acharnement? Que lui veut-on, à Annie, qu’elle aurait dit ou fait? On a l’habitude de mélanger l’auteur et son œuvre (éternel débat). Annie Ernaux peut nous agacer parfois à cause de ses engagements politiques, un peu trop inconditionnels des insoumis. Personnellement, je n’apprécie pas non plus. Je pense qu’un écrivain n’a pas à se transformer en porte-parole d’un parti politique. Il peut bien sûr exprimer son opinion mais en gardant une perspective distanciée, c’est lui ou elle qui s’exprime, ce n’est pas un autre derrière lui ou elle, mais d’un autre côté, elle a bien le droit de prendre parti et de s’exprimer, elle insiste d’ailleurs elle-même sur le fait qu’elle ne confond pas son oeuvre littéraire avec ses prises de position.

Beaucoup voient dans ce dénigrement de la misogynie toute simple, comme si la légitimité d’une femme à écrire (et surtout recevoir des prix) était en cause. Pourtant, je me souviens fort bien que lorsque Jean-Marie Le Clézio, autre grand de notre littérature, a reçu le même prix, des voix se sont aussi élevées pour contester sa légitimité, on prétendait alors qu’il ne méritait pas le Nobel à cause d’un style, là encore, assez plat. Il avait osé écrire cette banalité que tout être humain est le produit d’un père et d’une mère. Là encore, on n’avait pas compris grand chose, ni à l’œuvre de Le Clézio, ni à la littérature en général. Oui, isolées de tout contexte, on peut extraire des phrases banales, mais c’est justement la façon de mettre en relief ces pseudo-banalités qui compte dans l’œuvre littéraire. J’ai souvent pensé qu’il y avait un rapport entre le Clézio et Ernaux, d’abord au plan physique, deux belles personnes blondes bien sûr, mais aussi au plan littéraire: même soucis de simplicité pour dire des choses au ras du regard, comme le photographe parfois est capable un matin de saisir l’émergence d’un paysage au ras de la lumière naissante. Avec simplicité et humilité devant la réalité du monde.

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Gravir ces montagnes qui nous font face

Il aura fallu sans doute que je me trouve face aux Annapurnas pour que j’en vienne à me passionner pour l’histoire de leur conquête. Je n’y avais guère prêté d’intérêt auparavant. C’est lorsqu’on a face à soi ces énormes murailles de neige et de glace qu’apparaît de manière urgente le besoin d’en savoir plus sur la façon dont des humains peuvent les affronter. Puisque nous sommes trop vieux pour penser un seul instant les attaquer nous-mêmes, nous plongeons dans les livres de ces géants qui ont été les premiers à oser en faire l’ascension. Le plus connu de tous est celui écrit par Maurice Herzog : Annapurna, premier huit mille, qu’on lit comme un passionnant roman. Pas la peine ici d’inventer une intrigue, elle est là, sous nos yeux. L’intrigue, c’est la montagne et ses difficultés immenses. L’une des particularités de l’expédition de 1950 à l’issue de laquelle Herzog et Lachenal parvinrent au sommet de ce que l’on nomme aujourd’hui l’Annapurna I (puisque d’autres sommets ont acquis ce nom, allant jusqu’à IV avec en plus l’Annapurna Sud qui est le premier à s’être dévoilé à nos yeux) est que, contrairement à d’autres expéditions qui avaient tenté de gravir de hauts sommets auparavant (le Nanga Parbat, l’Everest ou le Dhaulaghiri), c’est la même équipe qui explore les voies d’accès, trouve un chemin praticable, et finalement « passe à l’assaut » (tant le vocabulaire guerrier était encore à la mode en ces années d’immédiat après-guerre). L’équipe autour d’Herzog comprenait des alpinistes professionnels déjà chevronnés : Louis Lachenal bien sûr, mais aussi Lionel Terray, Gaston Rebuffat, Jean Couzy et Marcel Schatz, accompagnés d’un officier de liaison à la fois alpiniste et diplomate : de Noyelle, d’un cinéaste, Marcel Ichac, d’un médecin le docteur Jacques Oudot, et de nombreux sherpas : Ang Tharkey, Foutharkey, Panzi, Sarki … Ils se divisèrent souvent en sous-groupes chacun étant chargé d’explorer un nouveau recoin de ces montagnes encore si peu connues. C’est ainsi, au début, qu’ils tentèrent d’explorer les abords du Dhaulaghiri, pour parvenir à la conclusion que ce sommet était trop difficile : ils pensèrent même que jamais personne ne l’escaladerait (or il le fut en 1960 par une équipe suisse dirigée par Max Eiselin, qui comprenait entre autre un certain Michel Vaucher que C. connaît bien parce qu’il résidait dans cette petite vallée du Valais où elle allait souvent – et va encore souvent). Ensuite, basés qu’ils étaient à « Tukucha » qu’on trouve aujourd’hui sur la carte sous le nom de Tukutche, ils partirent vers l’Annapurna. Se fiant à des cartes de l’armée qui s’avérèrent fausses, ils partirent le long de la Mistiri Khola (affluent de la Kali Gandaki) vers l’est afin de franchir un col d’où, pensaient-ils, ils découvriraient la montagne qu’ils ciblaient. Mais en réalité après le col, il n’y avait pas cette montagne, mais un lac, et au-delà de ce lac une véritable barrière rocheuse qu’il fallait encore gravir pour être à pied d’œuvre. Ce lac est aujourd’hui connu et répertorié : sur les cartes il porte le nom de Tilicho, encadré par deux cols donc : un Tilicho ouest et un Tilicho est. Si j’étais plus jeune, mon rêve serait d’aller voir ce lac, mais même s’il existe en effet un trek qui y conduit, je pense que je serais incapable de me livrer à une telle marche. De cet endroit, Herzog et ses amis jugèrent qu’il existait un passage possible vers le sommet de l’Annapurna, qui consistait à escalader directement des murs de glace, et même une cascade de glace, afin de se retrouver sur une sorte de glacier en corniche qu’ils avaient baptisé « la faucille » et de marcher sur une pente enneigée jusqu’au sommet, à 8090 mètres. Plus facile à dire qu’à faire… Ayant fait cette reconnaissance, ils allèrent plus à l’est vers la « ville » qu’ils appellent Manangbhot, aujourd’hui sur les cartes simplement Manang, où ils pourraient trouver du ravitaillement. Si c’était pour eux une suite de découvertes incessantes (car visiblement ils ne s’étaient guère documenté auparavant sur les caractéristiques ethniques des peuples vivant en ces lieux, travers habituel des alpinistes plus intéressés par les rochers et les pierres – et leurs performances ! – que par les populations qui vivent au fond des vallées), il en était de même pour ceux qu’ils visitaient et qui, très probablement, voyaient pour la première fois des occidentaux. Les descriptions nous étonnent, les alpinistes français semblant être tombés dans un autre monde, à peine humain, peuplé parfois des personnages attrayants comme ces femmes tibétaines aux tabliers bariolés qui dansent, un matin, sur la place du caravansérail, d’autres fois terrifiants comme ces villageois dont le visage est recouvert de boue (ils me font penser aux habitants de Lingshed, quand nous étions allés les voir en 2011, nous avions trouvé aussi une population vivant dans beaucoup de crasse, manque de savon tout simplement), à Manang ils se heurtent à une foule d’hommes vociférants qui leur proposent des femmes contre des roupies, « sont-ce des sauvages ? A quelle sauce veulent-ils me manger ? ».

photos extraites du livre « Regards vers l’Annapurna » de Maurice Herzog et Marcel Ichac (1951), avec de haut en bas et de gauche à droite: le camp II, les sherpas Foutharkey et Adjiba, Ang-Tharkey, la « maison au balcon vert » à Tukuche, les gorges de la Kali-Gandaki et Maurice Herzog au sommet

Une fois rapprochés de l’Annapurna, ils installent leur camp au bas du glacier est. Il faudra ensuite qu’ils installent les autres camps, I, II, III, IV et V. Ici les sherpas font le travail de l’ombre, ils trimballent les tentes, les accessoires et le ravitaillement d’un camp à l’autre. Certains des alpinistes français aussi d’ailleurs, car ils doivent se diviser les tâches. C’est un peu par hasard que, le dernier jour, ce soit Herzog et Lachenal qui se trouvent au camp V qu’ils viennent d’installer, prêts à bondir pour le dernier tronçon qui va les emmener à plus de 8000 mètres. Ils sont allés le plus vite possible puisqu’ils sont déjà menacés par l’arrivée de la mousson, qui doit avoir lieu le 5 juin (c’est le 3 juin qu’ils parvinrent au sommet). Herzog et Lachenal montent du camp II au camp III, ils voient redescendre les autres, dont Terray et Rebuffat qui leur disent la difficulté extrême : « Plus de sept heures pour aller du camp III au camp IV, hier, avec ce vent et cette satanée neige, déjà le froid s’est fait sentir : – Gaston sentait ses pieds qui se gelaient. – J’ai cru que ça y était me confirme Gaston, heureusement que Lionel m’a frotté et flagellé avec un bout de corde. Finalement, la circulation s’est rétablie ». Cela aurait pu servir d’avertissement, Terray et Rebuffat battent donc en retraite, pendant que Maurice et Louis continuent. Ils déménagent le camp IV (le mettent en haut de la fameuse « Faucille »), l’installation est plus dure que prévu : il faut creuser dans la glace. Ils sont encore accompagnés par deux sherpas, Sarki et Ang-Tharkey, Herzog, plein de générosité (ou plutôt de condescendance?) leur propose de rester avec eux jusqu’au sommet, afin de « partager la victoire ». Les deux, pas fous, déclinent l’offre : Ang Tharkey dit avoir déjà les pieds qui gèlent. Le jour ultime, ils ont passé la nuit au camp V et ils s’élancent au petit matin. Le froid les dévore. Lachenal est inquiet : il sent ses pieds qui gèlent, Herzog aussi probablement mais l’exaltation est telle qu’il semble peu y faire attention, se disant qu’en bougeant les orteils cela devrait suffire à éviter les gelures. C’est à ce moment que vient la scène centrale du roman, si j’ose dire (bien que ce ne soit pas un roman…), le point fatal, ce que peut-être un vrai romancier aurait eu du mal à inventer, l’endroit où se forme un court-circuit entre l’aventure individuelle et la réalité sociale. Ici, les défenseurs du « tout est politique » triomphent. Herzog est un ingénieur, un amateur en matière de montagne, il est là par « idéal » plus ou moins romantique, d’autres diront par ambition et recherche de gloire, alors que Lachenal vit de la montagne : il est guide professionnel à Chamonix. Le bourgeois et le prolétaire en quelque sorte. Lachenal tient à ses pieds qui sont ses outils de travail, Herzog y tient sans doute aussi, mais moins, qu’est-ce que la perte d’une paire de pieds face à la gloire inouïe que l’on peut attendre d’être le premier à avoir gravi un 8000 ? Nœud de l’intrigue, donc : Lachenal demande : « que ferais-tu si je décidais de redescendre ? » et Herzog, sans hésiter : « je continuerais seul », rendant alors impossible, de fait, la redescente de Lachenal, ce qu’il sait très bien : son compagnon ne pourrait en aucun cas le laisser seul dans des conditions aussi difficiles. Loin de se dépêcher, en plus, Herzog prend son temps au sommet : photos, drapeau français, fanions, il pense avant tout à l’accueil quand ils auront terminé. Et puis, cerise sur le gâteau, en rangeant son sac… il perd ses gants ! Incroyable bévue, qui ne saurait arriver à un professionnel… Pieds déjà gelés, mains qui vont l’être inévitablement, cela scelle un retour qui sera catastrophique. Et la deuxième partie du livre raconte cette redescente épuisante, ce véritable calvaire, les deux corps qu’il faut transporter sur des civières, les soins pratiqués par le docteur Oudot, terriblement douloureux : on croyait en ce temps-là qu’en injectant de la novocaïne ou de l’acétylcholine dans les artères, on dilatait les vaisseaux et retardait ainsi la progression des gelures, c’était atrocement douloureux et avéré depuis inutile. De nos jours, un hélicoptère les aurait attendus au camp de base, ils se seraient retrouvés à Kathmandu en moins de deux, à cette époque de tels moyens n’existent pas, il faut tout redescendre à pied dans la jungle népalaise, avec les coolies qui désertent car ils en ont assez (la chose a assez duré), ce qui entraîne la réquisition de force des villageois (!!) pour que l’expédition puisse se poursuivre et se terminer, avec les blessures qui s’infectent, le docteur Oudot qui coupe à chaque étape une nouvelle phalange, un pouce, un orteil, dans la puanteur et le pus qui gicle. Plus bas dans la vallée, Lachenal et les autres pourront prendre le train pour rejoindre Delhi, alors que monsieur Herzog voudra continuer à faire le beau, se faire recevoir par le roi du Népal, et pas question de rentrer avant lui à Paris : il est le chef de l’expédition et devra débarquer en premier. C’est décidément une aventure incroyable, avec son lot de cynisme, de naïveté, d’inconscience et… d’héroïsme (mais l’héroïsme, n’est-ce pas toujours un peu de tout cela à la fois?). Qu’adviendra-t-il ensuite ? On le sait pour Herzog : ministre de De Gaulle, homme adulé, rencontrant de multiples personnages célèbres, de J. F. Kennedy à André Malraux, et pour Lachenal, beaucoup moins de gloire (il mourra dans un accident de montagne, dans la vallée Blanche en 1955) mais un livre quand même. Comme la priorité éditrice avait été promise à Herzog, les autres ayant signé un contrat de non publication avant un délai de cinq ans, le livre de Lachenal ne pouvait paraître qu’après 1955, c’est-à-dire… après sa mort. Ce qui fit que le livre fut relu par les autorités de l’alpinisme (un certain Lucien Devies, président du Comité pour l’Himalaya, en qui Herzog voit une « personnalité  gaullienne » ) avant publication, et expurgé. Ce n’est que parce que Lachenal avait un fils qui avait gardé une version du manuscrit que le « vrai » livre put être publié plus tard (« Les carnets du vertige »), apportant quelques rectifications à la légende dorée écrite par Herzog. Il est devenu très difficile de se le procurer aujourd’hui, un écrivain alpiniste américain, David Roberts, en donne des aperçus dans « Annapurna, une affaire de cordée », paru en 2000. Lachenal écrit, concernant leur retour dans la jungle népalaise : « L’inconfort était devenu intolérable. La fatigue, physique et morale, régnait sur les sahibs. C’est ce qui explique que l’attitude de mes camarades ait pu souvent justifier mes reproches. Je ne devais pas non plus être un malade très agréable. A l’inconfort, s’ajoutait la souffrance. Moi qui m’étais réjoui d’avance de redescendre en flânant à travers ce pays si intéressant que nous avions dû à l’aller parcourir sans perte de temps ! Cette joie même m’était refusée ».

Quant à la face sud, c’est vingt ans plus tard qu’elle fut gravie, par une équipe britannique dirigée par un certain Chris Bonington, cette masse de neige qui ressemble de loin à une boule de Chantilly que je contemple tranquillement un matin d’octobre depuis ma terrasse d’hôtel de Ghorepani.

De tels récits soulèvent quelques questions. Je me souviens vaguement de la « conquête de l’Annapurna » et de la gloire d’Herzog, même si je n’avais que trois ans. Je vivais alors en un lieu et dans un milieu à mille lieux de l’alpinisme et des montagnes, je me souviens d’interrogations de la part de mes parents, pourquoi font-ils cela ? A quoi cela sert-il ? Quand il y avait des accidents mortels, tout juste si l’on ne disait pas « qu’ils l’avaient bien cherché ». Cette idée de « l’inutilité » était bien établie, jusque dans le camp même des alpinistes, puisque Lionel Terray crut bon d’intituler son livre « Les conquérants de l’inutile ». Cela est symptomatique d’une époque (qui dure encore aujourd’hui, évidemment) où la pensée « économiste » a triomphé. Pas de valeur en dehors de l’utilité, dirait-on. Mais cela est faux. Je lis en ce moment le livre passionnant de l’anthropologue américain David Graeber (La fausse monnaie de nos rêves – vers une anthropologie de la valeur) qui dévoile à quel point ceci est faux, et combien dans de nombreuses sociétés, il est patent que la valeur n’est nullement associée « à l’utilité ». Encore faut-il savoir ce que l’on entend par « utilité ». Bien sûr, certains penseront que c’est trouver une utilité quand on augmente son prestige social ou même quand on augmente son estime de soi. Mais c’est alors jouer sur les mots, on ne compare pas le prestige ou l’estime de soi à une somme d’argent ou à une valeur économique quelconque. Depuis Mauss et son Essai sur le don, on sait qu’en beaucoup d’endroits du monde, on acquiert de l’autorité et du respect en maximisant ce qu’on donne et non ce que l’on gagne. L’art, l’alpinisme, sont deux domaines qui échappent ainsi au raisonnement économiste classique. On sera étonné peut-être que je dise « l’art » étant donné le coût des transactions sur le marché de l’art et la part de plus en plus importante prises par les marchands. Nous sommes, certes, dans une civilisation qui cherche à tout transformer en marchandise, mais la « valeur » qui en ressort, celle d’un Jeff Koons ou d’un Damien Hirst (pour citer les exemples les plus caricaturaux de cette marchandisation excessive) apparaît comme arbitraire, comme n’ayant rien à voir avec une valeur artistique réelle qu’on est, d’ailleurs, bien en peine de définir, si ce n’est par un maximum de désintéressement. Il en va de même pour la montagne : il est certes possible de « marchandiser » la montagne : ce qui s’est passé avec le mont Everest est éloquent à ce sujet, on « vend » le plus haut sommet du monde à de riches milliardaires qui seront prêts à intenter un procès à leur guide si le temps tourne au mauvais, les empêchant de gravir la pente mythique, mais cela n’a rien à voir avec le sens de l’abnégation et le courage de ceux et celles qui ouvrent des voies et gravissent les sommets. Il y a un sens du mot « valeur » qui reste à comprendre, semble-t-il tributaire seulement de la quantité de désir, de cette sorte d’inéluctabilité du désir qui naît de la simple confrontation avec un réel à la fois grandiose et hostile. C’est la difficulté(*) qui fait le prix de l’ascension des sommets disent certains, non, c’est le danger disent d’autres, mais dans un cas comme dans l’autre, ce ne sont jamais les retombées matérielles escomptables.

Autre question qui ne laisse pas que de m’intriguer : pourquoi sont-ce les occidentaux qui ont gravi ces sommets ? Comment se fait-il que ce désir inéluctable ne soit pas venu à l’esprit en premier de ceux qui habitaient leurs abords ? Certes, les mythologies des peuples himalayens leur interdisent de gravir ces sommets puisqu’ils seraient les habitats des dieux et déesses, mais cette explication ne me paraît pas suffisante. Difficile de croire qu’il ne se serait pas trouvé au moins un esprit fort ne croyant pas aux mythes, qui aurait tenté le coup (pensons à la « conquête de l’Amérique », qui aurait été faite – par les Vikings – bien avant 1492). Et puis quand il s’est agi de servir de sherpas à Herzog et Lachenal et à d’autres, les « locaux » n’ont pas rebroussé chemin au dernier moment, prétextant d’un interdit, s’ils l’ont fait, comme Ang Tharkey, c’était plus prosaïquement parce qu’ils sentaient leurs pieds en train de geler. Alors ? Qui possède une explication pour cette étrangeté ? Peut-être le désir de gravir les sommets, d’affronter ce réel à la fois grandiose et effrayant ne serait pas aussi universel ? Peut-être ne serait-il le produit que de certaines civilisations (ou modes de production, pour parler en termes marxistes ?). La montagne, décidément, nous plongera toujours dans un océan de méditation…

(*) il est intéressant de constater que les créateurs de la monnaie cryptée Bitcoin ont pensé justement à faire de la difficulté la contrepartie de la valeur de la monnaie : les « mineurs de bitcoins » sont des ordinateurs qui doivent résoudre un problème très compliqué afin d’assurer pendant le temps de calcul incompressible une garantie à la fiabilité de la monnaie émise.

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