La douce voix de Boris Cyrulnik m’apaise. Je préfère encore l’entendre que le lire. Sa voix est mélodieuse même si elle nous parle des choses les plus tristes. Elle traite de la Shoah, des régimes totalitaires, des raisons pour lesquelles des hommes et des femmes s’adonnent à ces régimes, approuvent certains partis et se rendent complices par la suite des pires violences. Ses idées sont simples, elles peuvent être accessibles à tout le monde, elles proviennent d’un vécu et d’une pratique de psychiatre, le métier de psychiatre, quand il est bien pratiqué, étant sûrement l’un de ceux qui nous rendent le plus proche de la vraie nature humaine, de ses excès comme des raisons d’espérer d’elle. Son dernier livre s’intitule : « Le laboureur et les mangeurs de vent », façon de nommer deux types d’attitude face aux savoirs fondamentaux. Le « laboureur » est constamment penché sur sa terre, attentif aux moindres aspérités et aux singularités du terrain, il conçoit la connaissance comme un sillon que l’on trace à partir du réel, alors que le « mangeur de vent », lui, n’en a cure, il croit en de grandes idées, quelques principes dont il ne se demande pas vraiment d’où ils viennent, mais qui structurent son monde et, de ce fait, le rassurent. En général pour le mangeur de vent, le monde est binaire, il y a les bons et les mauvais. J’ai été autrefois un mangeur de vent. Je croyais que les capitalistes étaient les méchants et les communistes les gentils, le monde était ainsi polarisé : certains parmi les plus grands penseurs me poussaient à voir les choses ainsi, Marx, par exemple, opposait le capital au travail. On appelait cela la dialectique, tout était régi par la notion de contradiction : contradiction principale, contradictions secondaires. La contradiction principale, celle entre le capital et le travail, allait nécessairement un jour ou l’autre se résoudre, bien sûr en faveur du second terme (pourquoi ? Je n’en sais rien). D’autres penseurs ont continué cette analyse, Gramsci, Althusser… La « lutte des classes » était le Moteur de l’Histoire, car il fallait à l’histoire un moteur, son étude, le « matérialisme historique » étant une science – autoproclamée, certes, mais « une science » quand même, il fallait trouver le concept central, à partir duquel découleraient les théorèmes et leurs corollaires. On le devine : ces constructions étaient précaires, destinées à s’écrouler un jour, car elles ne reposaient que sur les ouvrages de penseurs antérieurs, Marx ou Engels, et bien peu sur les observations concrètes que l’on pouvait faire des conflits de classes sur le terrain. Bien sûr, les conflits de classes existent, mais ils changent au cours de l’histoire. On arrive souvent à une situation (cela semble être le cas aujourd’hui) où l’on ne sait plus très bien définir les classes, qui s’oppose à qui ? Selon quelles modalités ? Les gens peu éduqués contre les éduqués ? Les « élites » contre « le peuple » ? Mais qui ne voit que ces étiquettes sont factices, nul ne sait à coup sûr délimiter un ensemble qui serait « le peuple », ou un autre qui serait constitué « des élites ». Certains mettraient les médecins dans l’élite, alors que bon nombre d’entre eux sont en contact direct, chaque jour, avec des ouvriers ou des employés, et qu’ils les soignent, quels enseignants seraient membres de l’élite et lesquels seraient membres du peuple ? Est-ce que cela se mesure à un diplôme ? S’il y a un « prolétariat » aujourd’hui, c’est la masse des émigrés sans ressources que nous côtoyons chaque jour au coin des rues sous la forme de ces livreurs de Deliveroo qui n’ont pas de statut social mais sont bien utiles pour que la circulation des marchandises (essentiellement alimentaires) se fasse. Ce prolétariat étant composé de gens sans papiers, il lui est difficile de s’organiser, il ne s’organise donc pas, et les préceptes énoncés par les théoriciens du mouvement ouvrier ne s’appliquent plus. Qu’est-ce qu’il faudrait ? Qu’au moins, ces demandeurs d’asile ou de refuge soient autorisés officiellement à travailler. Cela ne serait pas grand-chose et pourrait (devrait) être fait, même dans le cadre d’un régime « libéral ».
Pour améliorer les choses et faire que la société fonctionne, on n’a pas besoin de « Révolution », on a juste besoin de personnes qui travaillent et qui cherchent les solutions à des problèmes, comme c’est le cas par exemple d’ Esther Duflo et Abhijit Banerjee, les Prix Nobel d’économie qui se sont penchés avec beaucoup de méthode et d’expérimentations sur la façon de résoudre des problèmes comme celui de la pauvreté ou celui de la lutte contre la malaria ou celui de l’éducation dans des pays émergents comme l’Inde. Ce sont là des manières de voir « non idéologiques ». Celles dont nous avons le plus besoin. Je ne crois pas qu’il faille en revenir aux vieilles catégorisations, comme si le monde était fixe et qu’éternellement deux classes (et deux seulement) étaient en guerre jusqu’à ce que l’une triomphe de l’autre et instaure définitivement… la société sans classes (une lubie).
Ces oppositions binaires sont pourtant utiles : elles servent à fabriquer de grands récits. Les récits nous bercent. Nous en avons besoin. Lorsque nous étions enfants, notre mère nous les contait et ils nous permettaient le sommeil tranquille. Certes, parfois, il y avait des « méchants » qui nous terrorisaient, mais cela nous apprenait l’existence du mal, nous préparait à ce que nous aurions un jour à affronter, le monde était ainsi structuré, il nous était à jamais rendu impossible d’imaginer que les pôles puissent s’inverser, les « bons » devenir « mauvais » et vice-versa. Si à un moment donné de notre vie, nous avons identifié le bien avec une catégorie politique ou sociale, il nous aura fallu pourtant déchanter un peu plus tard… non, les communistes n’étaient pas « gentils », le désastre qu’ils ont créé perdure jusqu’à aujourd’hui et se chiffre en millions de morts et de déportés dans les camps de Sibérie ou d’ailleurs.
Cette binarité se retrouve dans d’autres idéologies, les plus néfastes, les plus terribles. En ce moment, dans certains pays, on affirme la primauté d’une supposée « race blanche » sur toutes les autres « races ». L’extrême-droite française (Marine Le Pen) pense que « les Musulmans » sont en dehors de nous, ne peuvent pas prendre place au sein de la République. Elle leur réserve peut-être un sort similaire à celui que Hitler réservait aux Juifs. Même si elle n’envisage pas encore la déportation ou pire encore, on sent bien que la mentalité est la même : désigner un bouc émissaire, faire d’une sous-population un ennemi intérieur afin de structurer le groupe majoritaire. C’est pourquoi Marine Le Pen est anti-républicaine et, de ce fait-là, à mon avis, n’aurait même pas dû être autorisée à se présenter à l’élection présidentielle.
Mais revenons à la « pensée » des « mangeurs de vent ». Pensée est ici entre guillemets, il est plus simple en effet de répéter des formules apprises que de penser par soi-même. Lorsque j’étais althussérien, j’étais émerveillé de ces formules dont le Maître inondait son discours, « l’idéologie » par exemple, nous interpelle « en sujet ». Jolie formule mais quand on l’a répétée plusieurs fois, on voit que l’on ne va guère plus loin. Les meilleures dissertations d’élèves de l’époque dépassaient rarement le stade de la récitation. « Penser par soi-même » pose problème, et j’ai entendu Cyrulnik lui-même dire qu’il fallait corriger… On ne pense pas directement « par soi-même » puisque la pensée se développe principalement par confrontation à l’autre et qu’avant de mûrir une idée, il est nécessaire de prendre en considération tout ce qui a déjà été dit sur le même sujet, notamment par les philosophes du passé. On ne se construit que par l’intégration d’autres pensées. Mais cette intégration est active, elle ne ressemble jamais à du psittacisme. Chaque fois qu’une pensée répète, elle est prise en défaut, son auteur est un paresseux. Or, la paresse est la chose du monde la mieux partagée. Pas étonnant que l’on prenne plaisir à répéter. Sans compter que cela renforce l’adhésion au groupe : le groupe engendré par ceux ou celles qui donnent l’apparence de maîtriser le discours. Evidemment, il est plus confortable de se ranger du côté des adeptes que de celui des dissidents. Mais il faut prendre garde à ce que les termes de cette opposition sont eux aussi changeants… combien de « dissidents» finissent par engendrer des dogmes qui créent de nouveaux adeptes… Toute l’histoire des religions est comprise là-dedans.
Cyrulnik dénonce aussi ce qu’il appelle les « délires logiques », discours particulièrement pernicieux car ils sont souvent tenus par des « sachant », des « autorisés à penser », comme des philosophes par exemple. Le principe en est simple : partir d’un axiome implicite non vérifié, voire de contre-vérités que l’on s’efforce de maintenir dissimulées et tenir à partir de là un discours qui donne toutes les apparences de la rigueur. En fait, ces discours sont dirigés par leur but, la conclusion à laquelle on veut aboutir, et pour les débusquer, il faut partir de ce but et remonter jusqu’aux prémices, on trouve alors que celles-ci sont pour le moins douteuses. Nous avons vu ce type de sophisme pratiqué en abondance pendant la crise du Covid et encore aujourd’hui, s’y adonnent des philosophes ou des écrivains dotés d’une certaine notoriété, les Stiegler (Barbara, pas Bernard), les Agamben, les Haenel etc. ils veulent tous prouver que la gestion de la pandémie n’a été que le prétexte pour mettre un place un régime restreignant les libertés, une « dictature sanitaire » comme ils disent. Mais si on remonte vers les prémices, on voit que celles-ci reposent sur un axiome : la virus n’était pas si dangereux, en tout cas moins létal que ce que l’on a dit, la Covid n’était rien d’autre qu’une grippe. On veut ignorer les mécanismes biologiques complexes qui conduisent à la production de variants dont on ne peut jamais prévoir à l’avance la dangerosité. Or, il suffit de se renseigner, on arrive aujourd’hui à plus de six millions de morts dans le monde, nombre supérieur à celui causé par la grippe espagnole et sûrement sous-estimé puisqu’on évalue mal l’étendue du désastre dans des pays comme l’Inde ou la Chine, et la plupart des gens ayant attrapé la Covid témoignent que cela n’avait rien d’une « grippette », souvent ils en souffrent encore, et les recherches médicales montrent qu’ils ont à craindre des séquelles graves dans le cours de leur existence future. Ces « délires logiques » sont donc des sophismes, du même genre que ceux qu’étudiait Aristote dans ses Réfutations Sophistiques, il y a plus de deux mille cinq cents ans. Ils s’organisent autour d’idées fixes qui apportent réconfort à ceux qui les tiennent en les confirmant dans leurs théories douteuses soit disant « subversives ».

Ce que nous oublions parfois : il n’y a pas de point stable de la pensée, de point à partir duquel nous serions installés durablement dans un lot de certitudes. L’histoire des sciences en est la meilleure illustration : si nous étions un jour parvenus à un tel point, la recherche n’aurait pas eu besoin d’être continuée, or la recherche existe et existera tant que les humains auront encore un peu d’espoir et de lucidité, et ce mouvement permanent n’est pas la preuve de « l’insuffisance de la science », bien au contraire, il est la preuve de son existence, le mouvement se prouvant en marchant. Les découvertes anciennes ne sont pas annihilées, elles sont sans cesse dépassées.