Marx et Postone (2) : abolir la valeur

Retour sur Postone et sa lecture de Marx. Je sais, on va me dire que c’est trop sérieux, même rébarbatif. Mais enfin… Ne faut-il pas parfois se prendre la tête (un peu), comme disent les jeunes, et chercher à comprendre… Comprendre ce capitalisme dont on parle tout le temps, ce capitalisme diabolisé, perçu comme un personnage. La chose nouvelle ici serait que Marx continue à inspirer une théorie critique du capitalisme au XXIème siècle en dépit de tous les échecs associés au « marxisme traditionnel » que je passais en revue dans mon dernier billet.

La science, la technologie et le temps de travail

J’ai voulu voir, la semaine dernière, la critique de Marx de la notion de travail, et, partant, de celle de valeur qui s’y trouve associée si fondamentalement dans la doctrine capitaliste que l’on a traditionnellement défini la valeur d’une marchandise à partir du temps de travail socialement nécessaire pour la produire. Marx définit même le capitalisme comme un mode de production reposant sur la valeur, c’est-à-dire dont « la condition implicite est et demeure : la masse de temps de travail immédiat, le quantum de travail employé comme facteur décisif de la production de la richesse ». A quoi l’on peut opposer que : « à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production » (Marx, Grundrisse).

La valeur ne coïnciderait donc pas avec la richesse puisqu’une grande partie de celle-ci ne vient pas de la masse de travail immédiat incorporé dans le bien. Elle serait une catégorie historiquement spécifique (peut-être donc transitoire) qui « saisit ce qui constitue la base de la société capitaliste ».

La richesse et la valeur

On pourrait s’attendre à ce que, sur sa lancée, se développant en réduisant la part du travail qui est remplacée par la puissance des agents mise en branle par la science et la technologie, le capitalisme se débarrasse complètement de cette mesure par le travail immédiat, autrement dit… de la valeur, s’attendre donc à ce qu’il y ait de la richesse sans valeur, donc des biens que l’on pourrait s’échanger de façon quasi-gratuite ! On pourrait s’attendre aussi à ce que le temps de travail salarié diminue dans la société, ou, à tout le moins, à ce que le travail soit mieux rémunéré (puisque la part de richesse produite augmente désormais considérablement pour chaque quantum de travail effectué). Une issue pourrait se dessiner : le revenu universel qui serait une manière de découpler le revenu de la valeur. Nos débats sur le coût des retraites pourraient devenir caduques. Eh bien , comme on peut s’en rendre compte chaque jour, nos attentes sont vaines…

Le capitalisme nous fait rêver à des possibles qui ne sont jamais réalisés.

Le travail superflu et les bulshit jobs

Si la richesse augmente bel et bien, la valeur par unité de temps (dont on devine qu’elle est la base du salaire), elle, reste fixe. Cela tient, explique Moishe Postone, à un effet de la contradiction valeur / richesse : si, au début d’un cycle, une certaine quantité de travail est socialement nécessaire pour produire un bien, l’essor technique et scientifique va la diminuer en augmentant la productivité, mais dès que ces gains de productivité se généralisent à toute la société, alors loin d’améliorer la situation standard des travailleurs, ils entraînent une redéfinition du temps de travail socialement nécessaire : la quantité de valeur produite par unité de temps retombe à son niveau initial (par exemple, au lieu de conserver les mêmes volumes de production, le capitalisme va les étendre le plus possible, il s’agit là de l’extension sans fin dont nous sommes les témoins).

D’où le commentaire de Postone : le cours du développement capitaliste a beau engendrer cette possibilité d’une structure nouvelle et émancipatrice du travail social, sa réalisation au plan général s’avère impossible sous le capitalisme. Etayé par ce passage des Grundrisse, qui introduit pour la première fois la notion de travail superflu (oui, vous avez bien lu, tout ceci entraîne l’existence d’un travail superflu) :

Le capital est en lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté, il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C’est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du travail superflu ; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition – question de vie ou de mort – pour le travail nécessaire. (Marx, Grundrisse)

Le capitalisme continuerait ainsi à développer la part de travail, alors même qu’elle n’est pas nécessaire. Et cela sous la forme de travail… superflu ! On pense aux « Bulshit Jobs » inventés par David Graeber (bien qu’il semble que la notion aille plus loin que cela, il faudra y revenir car elle est fondamentale : quel rôle joue le travail superflu dans nos vies?).

Un marxisme sans manichéisme ?

Comprenez que cela puisse passionner : serions-nous enfin sur la voie d’un marxisme renouvelé ?

Ce qui paraît surtout nouveau, ici, est la mise en cause de la conception traditionnelle qui a été dominante durant presque un siècle, celle d’une contradiction s’exprimant essentiellement en termes de rapports de classes. Ceci a conduit à un véritable manichéisme : d’un côté la classe ouvrière dotée de toutes les qualités (« la classe ouvrière a toujours raison » disaient nos vieux staliniens), de l’autre la bourgeoisie pourvue de toutes les tares, à combattre et même à supprimer (« vive la guerre sociale ! » disaient des pancartes). Conception du marxisme pour laquelle le conflit entre classes se résoudrait dans la propriété collective des moyens de production (comme si toute contradiction devait s’exprimer en termes de conflit, soit dit en passant). Postone rejette les analyses qui « comprennent le capitalisme – ses rapports sociaux fondamentaux – essentiellement en termes de rapports de classes structurés par une économie de marché, la propriété et le contrôle privé des moyens de production, et qui saisissent ses rapports de domination principalement en termes de domination et d’exploitation de classe ».

Grumi, chat qui s’imprègne de théorie marxiste

La vérité est que le capitalisme génère une forme sociale basée sur la marchandise qui domine toute la vie sociale et tous les rapports sociaux.

Le Capital comme Sujet

Ici, on se trouble un peu. Comment peut-il se faire que le capitalisme soit responsable de tous les maux et non… les capitalistes, les personnages sociaux, les corps matériels ? La personnification des rapports de force est-elle évitable ? N’y a-t-il pas un sujet de l’histoire, responsable de ce qui arrive ? Ce serait là retomber dans les illusions naïves. Postone renoue le lien de Marx à Hegel. Nous avions cru par le passé que Marx avait définitivement remis la dialectique à l’endroit et que cela signifiait que la méthode dialectique devait s’appliquer aux choses matérielles plutôt qu’aux idées. Mais non, il y a plus fort que cela : Marx voulait dire que ce n’est pas l’Esprit qui avance au gré de ses contradictions et tend vers sa réalisation, mais une autre instance, matérielle celle-ci mais tout aussi tentaculaire, à savoir le Capital, qui est le vrai « Sujet » de l’histoire. Le Capital est « l’Esprit » de l’Histoire, d’où notre incapacité à en sortir : il faudrait pour cela sortir de l’Histoire… A moins que… à moins qu’il ne se heurte à un extérieur autrefois peu visible mais qui aujourd’hui montre ses arêtes rebelles : l’environnement physique et ses limites, le climat et son réchauffement, le caractère limité des ressources. La crise écologique serait alors l’ultime contradiction à laquelle se heurte le capital, celle qui peut-être le ferait imploser ou, tout au moins revenir en arrière en un mouvement involutif par lequel enfin il explorerait les possibles qui n’ont pas encore été exploités. Serait-ce sortir de l’Histoire ? Ne serait-ce pas plutôt inaugurer une nouvelle Histoire ? Passer peut-être pas à un paradis (!) mais à une société qu’on qualifierait de post-capitaliste. Faute de mieux. Faute de pouvoir employer le vocable de « socialisme » (désormais négativement connoté).

Une domination structurelle auto-engendrée

Les agents de son cheminement sont bel et bien prolétaires et bourgeois, mais aussi bien d’autres catégories, intellectuels et paysans, hommes et femmes (et transgenres – ou « trans-identitaires » – et toutes sortes d’orientations sexuelles), colonisés et colonisateurs etc. mais la contradiction liée à la forme marchandise qui imprègne de plus en plus tous les aspects de la vie les traverse et les meut. Si, bien évidemment, certain.e.s souffrent plus que d’autres, et même beaucoup plus que d’autres, il n’en reste pas moins que tous souffrent. On voit que pour Postone, la réflexion finale de Marx rejoint sa pensée initiale, celle des Manuscrits de 1844, où l’aliénation était la catégorie principale : «  le but de la production, dit-il, n’est pas donné par une coercition sociale manifeste, il n’est pas décidé consciemment, au contraire il se présente comme échappant au contrôle humain. Le type de domination abstraite que constitue le travail dans le capitalisme est la domination du temps. [c’est moi qui souligne] ». Plus loin : « La forme de domination constitutive du capitalisme donne lieu à une nouvelle forme de domination sociale, qui soumet les gens à des impératifs et des contraintes structurels impersonnels et de plus en plus rationalisés. Cette forme de domination structurelle auto-engendrée est la déclinaison sociale et historique, dans les œuvres de maturité de Marx, du concept d’aliénation développé dans ses premières œuvres. Elle s’applique aussi bien aux capitalistes qu’aux travailleurs en dépit de leurs grandes différences de pouvoir et de richesse ».

Cela nous éclaire et nous soulage, car il y a beau temps que nous ne croyions plus au renversement d’une classe par une autre, ni à l’avènement d’une société sans classes. Il y a beau temps que nous ne pensions plus que la seule clameur des slogans allait faire s’effondrer les murs du Temple de l’Argent. Les luttes sociales, qui seront toujours nécessaires, ne devraient plus s’inscrire dans une visée messianique car elles font juste partie du moteur par quoi vit le Capital. S’opposer à la forme-marchandise fait partie de ces luttes mais toutes les luttes n’ont pas de caractère réellement anti-capitaliste, certaines revendications ne visent qu’à conserver un certain état de la structure capitaliste, par exemple quand il s’agit de maintenir des emplois dans une entreprise dont tout le monde sait qu’elle contribue foncièrement aux méfaits du capitalisme. Notre opposition à la forme marchandise ne devrait-elle pas plutôt s’exprimer par toutes les formes de don, de revendication de gratuité, par un refus de « consommer », ou le désir de développer la générosité de tous et toutes dans les menus détails de la vie.

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