Ce que disait le poète

Récemment (le 9 mai), Yves Bonnefoy était sur France Inter, interrogé par Augustin Trapenard. Un si grand poète sur une chaîne grand public, cela méritait un coup de chapeau et prouvait une fois de plus que la haute culture n’est en rien incompatible avec les exigences d’une audience de masse. L’écrivain parlait de poésie bien sûr, mais aussi de politique, de lien entre la poésie et la politique, au sens où, disait-il, « la poésie est la reconquête de la présence de l’autre dans notre vie, cette présence étant au fondement même de la démocratie » car, disait-il encore : « la démocratie n’existe que dans la mesure où l’on se sent capable d’assumer la totalité des aspects de l‘existence d’autrui ».

8902553A mon avis, ces paroles doivent être soigneusement méditées, soupesées. C’est d’un enjeu profond que réfléchir à ce que nous entendons par démocratie. « Pouvoir du peuple » ? « pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple » comme me le disait un jour un Indien du Kérala, fier de sa formule et plein d’espoir dans l’avenir de son pays, ou plutôt de son Etat (le Kérala étant souvent présenté comme fer de lance de la démocratie indienne) ? Si l’on veut. Mais cela ne veut pas dire grand chose si on ne réfléchit pas à ce dont est fait ce peuple dont on parle. Or de quoi est-il fait si ce n’est… d’autrui ? La démocratie n’est pas seulement « le moins mauvais de tous les systèmes » (formule rabâchée qui sert d’alibi pour ne pas penser plus loin), elle est aussi le seul système de gouvernement qui mette l’Autre en son centre. La Monarchie n’a pas d’autre, la dictature non plus : ce sont des systèmes qui fonctionnent sur l’Un. Alors que la démocratie marche à partir du Multiple. Ainsi, nous ne fonctionnons pas en démocratie tant que nous n’avons pas bien perçu la présence de cet autre, pas pris en compte, comme le dit Bonnefoy, « la totalité des aspects de l’existence d’autrui ». Vaste programme… que l’on peut croire impossible à réaliser, d’où il vient que nous perdons nos espoirs. Car nous n’avons que des simulacres. Les élections à intervalles réguliers opérant sur des choix restreints à des individus dûment encartés et pré-sélectionnés par leurs partis ne sont qu’un lointain reflet de ce programme. Qui y croit encore ? Voyons-nous dans le fonctionnement du système de gouvernance autre chose qu’un affrontement entre groupes de pression et d’intérêt, ce qui est le contraire même d’une prise en compte d’autrui ? Un philosophe, Pierre Livet, me disait un jour que dans certaines assemblées voulant jouer réellement le jeu démocratique, on songeait sérieusement à faire défendre une thèse par ceux qui s’y opposent et vice-versa, cela serait en effet un moyen de faire pénétrer en chacun les arguments de l’autre. Cela peut s’étayer expérimentalement sur des considérations de Théorie des Jeux.

Bonnefoy voit les choses autrement, ce dont nous disposons, selon lui, pour réaliser cette présence de l’autre, c’est la poésie. Pourquoi la poésie ?

Un bon commentateur de l’oeuvre du poète, un blogueur que j’ai découvert de puis peu, un certain Joël J… écrit, à propos d’une rencontre avec l’écrivain :

L’horizon poétique tel qu’il le dessinait, ne pouvait décidément être sa propre fin : il n’y a de poésie qu’ouverte à la présence d’un moment que l’on ne peut que partager avec autrui. Qu’est-ce que la poésie en effet, sinon l’intention de toucher au monde dans l’effusion d’être auprès d’un autre ?

product_9782715243965_195x320Ici, la poésie se trouve donc définie par toute autre chose qu’une propriété formelle, elle consiste en cette joie éprouvée d’avoir pu rencontrer l’autre au cours d’un dialogue, de l’évocation d’une chose absente. Pas un « discours » (nécessairement conceptuel, c’est-à-dire représentationnel) mais une atteinte véritable du sens à la racine même des mots, lorsqu’on en perçoit le sens avant qu’on ait pu les agencer comme concepts (cf. : « la poésie n’est pas de formuler, de trouver, d’étaler de la signification mais de remonter à travers la signification vers le niveau dans les mots où c’est du sens qui remplace les représentations conceptuelles »).

On peut voir là une forme d’élitisme : faudrait-il être un poète, c’est-à-dire, selon les représentations populaires, quelqu’un de mystérieux, d’habile à écrire ses émotions, pour entrer dans le jeu de la démocratie ? Non, il n’est peut-être pas nécessaire même d’écrire pour vivre l’instant poétique, il s’agirait juste de favoriser l’écoute et la présence de soi au monde, près des autres qui peuplent ce monde autant que soi.

On peut certes avoir des doutes sur la possibilité pour le poète de réussir dans sa tentative, et c’est bien là ce qu’exprimait Yves Bonnefoy quand il disait, au cours de cette émission :

la poésie aurait pu éclairer le chemin mais apparemment cela n’a pas été le cas

Phrase terrible qui sonnerait presque comme un renoncement, voire un désaveu si l’on ne savait aussi pourquoi il en fut ainsi et que le poète en fut assez peu responsable, face à la force des puissances extérieures de l’économie et de l’argent. Mais alors que faire ? Faut-il finalement se rabattre, comme il semblait le dire, sur des tâches plus humbles, mais combien nécessaires, comme :

Préserver du sens aux mots
Ranimer les mots, les rendre à leur capacité d’appréhension du monde ?

Ce serait déjà pas mal en effet, même si les pouvoirs du langage peuvent nous sembler faibles, même si nous avons le sentiment que l’économie écrase tout sur son passage, semblable à ces machines agricoles dévorant aveuglément les herbes et les fleurs pour installer en lieu et place un espace uniforme de monoculture. Il y a cependant ces mots optimistes du poète :

je crois avoir compris la nature essentielle de la poésie
pas de construire des mondes de l’imaginaire mais au contraite de les déconstruite afin de faire apparaître la réalité particulière, la réalité d’autrui comme être particulier

et il y a ses derniers livres, L’écharpe rouge et Ensemble encore, d’où est extrait l’avant-dernier passage ci-dessus :

Que voulions-nous ?
Seulement préserver du sens aux mots.
C’étaient eux notre coupe, le langage,
je la lève pour vous et avec vous,
est-ce nos voix, ce désordre d’échos
sous une voûte, sombre, puis ce silence ?

Et, plus loin :

je crois, presque je sais
que la beauté existe et signifie. Je crois
qu’il y a sens encore à faire naître,
j’atteste que les mots ont droit au sens.

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3 commentaires pour Ce que disait le poète

  1. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » : André Breton (Nadja) a toujours lié poésie et politique et s’est engagé en ce sens.
    On regrettera Yves Bonnefoy aussi.

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