Un petit homme, face à l’immonde

Modiano-Foto-JF Robert-modds-183x228Il y a ce qu’on n’aurait jamais imaginé : l’entreprise de réhabilitation du régime de Vichy, l’affirmation que le Maréchal, après tout, ce n’était pas si mal, que Vichy a sauvé des Juifs, il y a comme une nostalgie, il y a pour la première fois depuis 1945 ce coup de force idéologique visant à re-légitimer la droite, toute la droite, extrême comprise, pour qu’on en finisse paraît-il avec ces accusations soi-disant calomnieuses selon laquelle elle aurait collaboré, trahissant le peuple et la nation… et puis il y a en face de cela, de cette entreprise immonde, un petit homme qui, à l’oral, ne sait pas aligner trois mots, qui bafouille tout le temps, mais qui a écrit, et qui écrit encore sur ces années là, avec minutie, avec documents et c’est à lui que les jurés de Stockholm viennent de remettre le Prix Nobel de littérature. Quelle opposition, quel contraste, entre d’un côté ce retour de la haine, ces meetings (à Béziers ces jours-ci) et de l’autre, un Prix Nobel. Certains commentateurs d’outre Atlantique auraient attiré l’attention sur ce fait-là : que le Prix Nobel va à un écrivain qui a évoqué la mémoire des millions de Juifs morts en camp et qui vit, dans un pays, la France, où l’on craint toujours une recrudescence de l’antisémitisme, et que cela n’est sûrement pas dû au hasard. Un roman exemplaire de Modiano, que je viens de relire, est Dora Bruder (1997). Les tentatives, par l’auteur, de retrouver les traces d’une jeune fille à propos de qui il avait vu dans la presse un avis de recherche lui donnent le prétexte à digressions et réminiscences sur une époque pas si éloignée :

Parmi les femmes que Dora a pu connaître aux Tourelles se trouvaient celles que les Allemands appelaient « amies des juifs » : une dizaine de Françaises « aryennes » qui eurent le courage, en juin, le premier jour où les juifs devaient porter l’étoile jaune, de la porter, elles aussi, en signe de solidarité, mais de manière fantaisiste et insolente pour les autorités d’occupation. L’une avait attaché une étoile au cou de son chien. Une autre y avait brodé : PAPOU. Une autre : JENNY. Une autre avait accroché huit étoiles à sa ceinture et sur chacune figurait une lettre de VICTOIRE. Toutes furent appréhendées dans la rue et conduites au commissariat le plus proche. Puis au dépôt de la Préfecture de police. Puis aux Tourelles. Puis, le 13 août, au camp de Drancy. Ces « amies des juifs » exerçaient les professions suivantes : dactylos. Papetière. Marchande de journaux. Femme de ménage. Employée des PTT. Etudiantes. (Dora Bruder, p. 140 édition Folio).

Une parmi d’autres des dizaines d’histoires évoquées dans ce petit livre de 145 pages que tout le monde peut lire avant de se prononcer sur les « bontés » du régime de Vichy…

dora-bruder-138747-250-400Drancy_-_dec_1942Le camp de Drancy, en 1942

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6 commentaires pour Un petit homme, face à l’immonde

  1. flipperine dit :

    en espérant que nous ne vivrons plus ce genre de choses

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  2. Un « petit homme » qui mesure quelques livres inoubliables (et 1,98 m).

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  3. PdB dit :

    (pas si petit que ça en effet) (et des livres inoubliables aussi) un type extra (ça c’est Paris) (eh oui)

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  4. La mémoire se nourrit des images que les hommes laissent sur leur chemin. Les images noires des jours d’horreur, les images bleues des jours d’amour. Les mots prononcés, criés ou tus par ceux qui se sont levés pour s’opposer à l’abjection, ces mots-là raisonneront dans notre mémoire. Le regard des justes de cette époque, nous le croisons encore ici et maintenant, et ils existent encore ceux qui se lèveront pour refuser la barbarie, en écrivant ou en criant: non !

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  5. Elise dit :

    oui, Dora Bruder, pour approcher « ce blanc, ce bloc d’inconnu et de silence. »

    « Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. (…) Ce que l’on sait d’elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette précision topographique contraste avec ce que l’on ignorera pour toujours de leur vie – ce blanc, ce bloc d’inconnu et de silence. »

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  6. alainlecomte dit :

    de beaux commentaires, merci à Marie Christine et à Elise. Je n’ai jamais rencontré Patrick Modiano… je ne savais donc pas qu’il était si grand! si en plus, c’est un type extra… alors que demander de plus? 🙂

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