Il arrive un temps où vous ne pouvez plus cacher votre âge, il sonne à la porte de votre corps – encore heureux que ce ne soit à celle de votre tête, enfin, pour l’instant – et vous fait sentir cette pointe de douleur que l’on associe parfois au regret, celui de ne plus être comme on a été, mais qui, plus concrètement, est liée à une soudaine limitation de nos possibilités. Avec l’âge viennent les risques de l’âge, les mots que l’on appréhende, ce moment qui, vous pensez, inévitablement arrivera, où l’on égrènera comme des cailloux des énoncés de diagnostic portant sur vos douleurs (« Cancer », « carcinome », « tumeur »…). Encore que ce qui fait la vertu de l’âge, ce en quoi l’homme (ou la femme) âgé(e) se distingue de gens plus jeunes, est qu’alors que chez ces derniers de telles annonces tomberaient comme la foudre, ils arriveront aux plus vieux comme des vérités attendues, comme une confirmation, en quelque sorte : celle selon laquelle vous êtes mortel et que, quoi que vous fassiez, il n’y a strictement aucune raison pour que vous échappiez aux maux dont souffrent vos contemporains. Surtout après cinquante, surtout après soixante. Et ainsi de suite.
L’âge, on ne le « fait » pas forcément. Peut-être un jour une de mes étudiantes me demandera : « mais, monsieur, quel âge vous avez ? », c’est dans l’ordre des choses (elles me signalent bien, gentiment, que j’ai mis mon pull à l’envers quand c’est le cas, ou bien toutes sortes d’étourderies comme essuyer le tableau avec un mouchoir au lieu d’une brosse…). Je lui répondrai : « j’ai l’âge d’être votre grand-père », « ô monsieur », me répondra-t-elle peut-être, comme si elle était loin d’y penser, et moi de lui demander l’âge de son grand-père et je suis sûr, a priori, qu’elle me donnera exactement l’âge que j’ai, maintenant. Toutes auront compris, évidemment, qu’elles n’ont rien à craindre de ce vieil homme. Car elles n’ont rien à craindre de ce vieil homme. Qui donne les notes avec générosité, au-dessus de la moyenne, et est prêt à donner autant de devoirs qu’il faut pour leur remonter leur moyenne.
Hier, j’évoquais quelques angoisses, légitimes étant donné ce fameux âge et étant donnée une sourde gêne que j’éprouvais, de nature toute physique et, comme toute gêne, un peu désagréable, mais celle-ci peut-être plus, enfin pour un homme, j’entends. Parler c’est toujours éveiller la parole d’autrui, qui fait part alors des mêmes expériences. On se sent moins seul, on est noyé dans le nombre, le nombre grandissant des êtres vieillissants. Avalanche prévisible de corps malades. Engloutissement de fortunes dans des maisons de retraites où, comme tous les vieillards, nous finirons par attendre. Quand je dis « fortune » je ne dis pas seulement « financière », mais le mot ici s’entend comme dans « faire bonne fortune ». Autrement dit tant de chances, de possibilités ou de (comme disent désormais les économistes) « capabilités », englouties.
Mais son âge à soi n’est rien encore, car il se multiplie aussi dans le corps de l’autre, c’est-à-dire de nos parents quand ils sont encore en vie. Déchéance de l’âge au carré. Comme en témoigne cette mère, vieillarde hagarde ayant trébuché pour la x-ième fois, sortie de son lit, pour finir hanche cassée sur un lit d’hôpital.
Pas gai… mais je n’ai pas encore été voir le film « Amour » de Haneke…
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merci Dominique, quelle promptitude dans les réactions! oui, je sais, pas gai, mais je me rattrapperai! 🙂
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L’âge est lâche et le pire serait de s’y laisser enfermer. Bonne journée.
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Ce cap dont vous parlez Alain Lecomte (bonjour à vous), je l’ai affronté bille en tête et tête en l’air, le narguant, lui faisant la nique ; celui du vieillissement, du tournez la page : celui d’une femme est incroyablement douloureux, je ne mesurai pas en arpents ni en mètres carrés habitables.
Le second, je l’affronte avec moult difficultés, rage au cœur et martel en tête : il sonne pour moi comme battre en retraite et retraite de Russie.
Au prorata de la sueur versée, du don donné, des heures incomptées, quitter le terrain de jeu et le champ de bataille.
Jamais depuis fin juin, où tout s’est cumulé, jamais je n’avais vécu si cruelles douleurs.
Et plus que celui de l’âge, celui de la retraite, où comme mon grand-père B. faudra-t-il me jeter dehors du boulot à grands coups de pied au cul ?
Je dois trouver la charnière.
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Votre billet me renvoie un écho, celui de ce jour, il n’y a pas si longtemps, où l’âge sournois m’a rappelé à l’ordre. Il a mis le doigt là où ça fait mal et comme le dit Michèle un peu plus haut, pour une femme c’est souvent pire. Votre billet est beau car il reste pudique. Il ne déchire pas avec trop de violence le voile de nos illusions… celles qui nous poussent à vivre et à avancer vers un autre âge…
Bonne journée
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Merci, Michele et Armelle pour vos commentaires. Il est des moments où, si on veut que son blog exprime quelque vérité, il faut essayer de dire aussi ces misères de l’âme et du corps. Pas très gai, ainsi que me le fait remarquer Dominique, je sais, mais je prépare déjà des interventions plus légères! Encore merci et bonne santé à toutes les deux.
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L’âge, ce sont à la fois ses propres douleurs, mais aussi celles des autres, de ceux qui nous accompagnent dans la course du temps, de ceux qui ont de l’avance, et qui, parfois ne sont plus là… Quelques jours que j’ai lu votre billet sur mon téléphone, et un temps de retard dans la réaction, le temps d’attendre un peu de calme, et de serenite peut être aussi. Amitiés
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J’ai lu ton billet, dès sa parution. Mais suis resté muet. Qu’y a-t-il à rajouter ? On s’habitue à l’idée de la mort, pas à celle du vieillissement …
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