Les Russes à Grenoble

Dans le beau musée de Grenoble, que je conseille à tous les gens de passage, architectes Olivier et Antoine Félix-Faure et Philippe Macary (groupe 6), grandes plages de blanc, enfilades des allées et couloirs, baies vitrées qui, au détour d’une œuvre, vous font penser que la nature est finalement parfois encore plus belle bien encadrée, échappées vers des jardins, des parcs que n’ont pas encore jauni les sécheresses climatiques, parcours somptueux, entre des Zurbaran – des passionnés viennent de toute l’Espagne pour les admirer – Matisse (ah ! les aubergines), et Signac, et Soutine (le bœuf…) et Rousseau et bien d’autres choses encore, ce de Stael aussi, universellement connu (une vue d’Agrigente), ses jaunes, bref on se vautre dans un champ de fleurs d’été, le coryza en moins – à moins que comme Proust, il vous suffise de voir une belle reproduction de rose pour déclencher en vous une crise d’asthme, bien sûr – dans le beau musée de Grenoble donc, Chagall et les modernes, les Russes principalement (évoqué aussi sur le blog de Guy).

Le dire tout de suite : Chagall est un prétexte, une locomotive, un attrape-foule pour qui a encore en tête la fête que lui fit Malraux. Mais Chagall, j’ai lu ça en feuilletant un livre de Paul Nizon dans une librairie de la Chaux de Fonds (mettant en avant les écrivains suisses, forcément), est-il au fond davantage qu’un illustrateur de contes pour enfants ? Bon, d’accord, c’est pas si mal déjà. J’aime raconter à Minie des contes bien illustrés. Mais quand même ça ne fait pas un Kandinsky, ni même un Larionov. Mettons à son crédit que c’est gai, la plupart du temps, ça sonne bien. C’est un hymne au bonheur tranquille, et qui n’aime pas le bonheur tranquille ? A tout prendre, on préfère avoir moins de génie mais être plus heureux, si l’alternative se présente. Si jamais elle se présente…

Regardez ce Chagall : un optimiste forcené. Même quand il peint aux heures les plus sombres la misère des temps de guerre en sa petite ville de Vitebsk (où il était revenu après son illumination parisienne – participation à « La Ruche » autour des poètes de l’époque –, croyant n’y rester que le temps d’une visite, mais la guerre en décida autrement), sous les traits de ce marchand de journaux, il faut qu’il rajoute, point minuscule, juste au-dessus de l’épaule gauche, ce petit personnage rouge qui donne un point de gaîté et d’espoir (mais pas le même sur toutes les versions, à Grenoble, il est vraiment rouge!).

Pourtant autour de lui, on ne rigole pas. On s’agite et on pense, on révolutionne et on prophétise. Les lendemains chanteront grâce à l’industrie et au triomphe des soviets. Constructivisme, suprématisme, rayonnisme… tout cela déjà irradie (ah ! s’ils avaient connu l’énergie nucléaire, qu’est-ce que cela aurait suscité comme hymne à la fée atome…). Ainsi de ce peintre que j’ignorais jusqu’ici : Baranov-Rossiné, auteur d’une grande toile (pas trouvé de reproduction) intitulée « la Forge » et qui vibre au rythme des outils et des machines, la texture elle-même du tableau (les coutures de la toile) épousant le rythme en question. Ou bien évidemment de cette tour de Tatline (réalisée à l’occasion de l’exposition Paris-Moscou de 1977 à Beaubourg) qui prend son envol pour glorifier Lénine, lequel d’ailleurs se retrouve en portrait dans la reproduction d’une salle futuriste, conçue pour être un cercle ouvrier, étonnante de modernisme. Malévitch est là bien sûr, représenté par sa croix noire. Et Pevsner et ses drôles de sculptures, et Pougny (ou Puni) et ses drôles de collages à base d’objets à trois dimensions posés sur un châssis.

Mais celui qui darde les plus beaux rayons sera toujours et encore Wassili Kandinsky. Une œuvre absolument magistrale couronne cette exposition, le fameux «  Im Grau » de 1919, toute en invention de formes et de couleurs délicates. Il est entouré d’aquarelles aériennes qui nous propulsent vers la poésie des formes.

Beau groupe, belle assemblée, mais à y regarder plus avant, on finit par se demander : hormis d’avoir été contemporains, qu’ont eu en commun tous ces artistes ? « Positivistes » du progrès promis à l’homme, chercheurs de formes pures et poètes pouvaient-ils faire bon ménage ?… et Chagall, lui-même, qu’en pensait-il ?

Annexe : Extrait du site de la Tate Gallery :

After the Bolshevik Revolution in October 1917 Kandinsky produced no more paintings for two years. This was partly due to lack of funds; but he was also co-operating with the new government by taking on numerous important roles in the new art institutions of the Bolshevik regime. When he did start to paint again in 1919, his paintings show a simplification of form and a more comprehensible structure. Continuing his developments of two years earlier, White Oval (1919) includes both a strong central shape and a dark, enclosing border. The pictorial space is freer than in his earlier work, more open and less physically dense. The painting In Grey (1919) is subdued in colour, and the shapes are starting to become more sharp edged, verging on the geometric – possibly a response to Kandinsky’s contact with the younger artists of the Russian avant-garde, such as Kasimir Malevich and Alexander Rodchenko.

Ultimately, however, Kandinsky was out of sympathy with the new Revolutionary art. Artists like Rodchenko advocated principles of rationalism; they rejected the idea that a painting could communicate a spiritual experience, and they saw Kandinsky’s art as individualistic and typically bourgeois. In 1921, Kandinsky left Russia, never to return.

pour Dominique Hasselmann:

Alexandre Rodtchenko : L’escalier, 1930

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4 commentaires pour Les Russes à Grenoble

  1. Rodtchenko est un grand peintre et photographe et les petites critiques « libérales » de la Tate n’y changeront rien.

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  2. alainlecomte dit :

    (rire) oui, mais enfin bon, le conflit est quand même là, et Kandinsky est aussi un sacré grand peintre! La fameuse photo de Rodchenko (L’escalier, de 1930, tu veux que je la mette dans l’article?) est aussi exposée à Grenoble.

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  3. lignes bleues dit :

    Lorsque je regarde les photos russes, américaines, allemandes du début du XXème siècle, je me dis souvent que l’on n’a pas fait mieux depuis.
    L’expo : dommage, ce sera trop tard pour mon road-movie de l’été…

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  4. michèle dit :

    Chagall à Nice dans son musée à lui réservé, c’est quelqu’un : un artiste qui touchait à différents arts tels que je conçois les artistes, curieux et testeurs d’expériences. Les vitraux, la gravure ne lui ont pas échappé. Et puis amoureux de sa jeune femme en fin de vie, la gaieté qui transparaît dans ses toiles, ô combien élégiaques à la gloire de cet amour éclairant ses vieux jours, sans doute, et puis toute son inspiration biblique, ses immenses toiles illustrant le testament (je sais plus lequel).

    Bref, Chagall je le place haut dans mon estime, vais tenter de « monter » à Grenoble avant mi-juin pour voir ses débuts, lorsqu’il était cubiste.

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