Pas de regrets?

Hier sur FR3, intéressante émission sur Mai 68 .

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Intrigante émission, avec ses invités Max Gallo, Cohn-Bendit, Balladur, Fiterman, Marina Vlady (certains de ces noms probablement inconnus de la jeune génération). Il en est ressorti un consensus, qui n’est peut-être pas si étonnant, malgré la première impression que j’en avais.

Selon lequel d’abord il serait bien difficile d’effacer les acquis de ce mouvement (même Balladur en convenait, il n’y avait que Coppé en bon petit chien du président qui éructait contre le laisser-aller, face à un Cohn-Bendit hilare relevant combien le président était un héritier du « jouir sans entrave »), un mouvement qui a mis au rencart un modèle de domination basé sur le patriarcat, l’autoritarisme et l’encadrement étatique de la télévision.

Selon lequel ensuite, Mai 68 avait gagné sur le plan sociologique et celui des mœurs mais évidemment perdu sur le plan politique.

Selon lequel enfin… il ne fallait pas le regretter ( !), oui, c’est même Cohn-Bendit qui a dit ça.

Ah bon ? pas regretter que les hommes et femmes des milieux populaires, de condition modeste aient été empêché une fois de plus (sans doute la dernière possibilité de l’histoire) de conquérir le contrôle de leur vie ? pas regretter que les ouvriers n’aient pu finalement établir leur liaison avec les jeunes, les étudiants ? pas regretter que des circuits de distribution inédits pour la vente et la répartition des biens de première nécessité n’aient pu se mettre en place de façon pérenne ?

Alors, si on n’a pas de regrets de tout ça… c’est qu’on s’avoue tacitement d’accord avec l’évolution effarante qu’a connu ensuite le système économique mondial, l’essor du capitalisme financier, les fonds d’investissement, les travailleurs traités comme des jetons qu’on échange d’un point à l’autre du monde, le sabotage des services publics, le retour sur les fragiles acquis sociaux obtenus par ces mêmes travailleurs dans les pays qui ont eu la chance de connaître des conditions favorables d’emploi, de richesse et de luttes. C’est qu’on a fait son deuil de toute reprise en main par les individus eux-mêmes de leur destin.

Mes précédents billets parlaient de Chomsky le linguiste et philosophe, terminons celui-ci par une citation de Chomsky l’homme engagé :

Au XXème siècle, l’industrie des relations publiques a produit une abondante littérature qui fournit une très riche et instructive réserve de recommandations sur la façon d’instiller le « nouvel esprit de l’époque », en créant des besoins artificiels ou en (je cite) « enrégimentant l’opinion publique comme une armée enrégimente ses soldats », en suscitant une « philosophie de la futilité » et de l’inanité de l’existence, ou encore en concentrant l’attention humaine sur « les choses plus superficielles qui font l’essentiel de la consommation à la mode (Edward Bernays). Si cela réussit alors les gens accepteront les existences dépourvues de sens et asservies qui sont leur lot, et ils oublieront cette idée subversive : prendre le contrôle de sa propre vie.

 (CHOMSKY – Sur le contrôle de nos vies, ed. Allia, 2003, p. 17, trad. Héloïse Esquié)

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8 commentaires pour Pas de regrets?

  1. Cette émission avait néanmoins – en dehors de l’intérêt de revoir quelques archives, vraiment pas inédites ! – un certain nombre de défauts (je l’ai regardée pour observer comment on parlait aujourd’hui, dans un grand média, de Mai 68) :

    – présence dominante de Max Gallo, dont on connaît le tournant idéologique, même s’il sut reconnaître, à la fin, les effets positifs de cette période ;
    – présence en pointillés de Daniel Cohn-Bendit qui, effectivement, a sorti cette analyse incompréhensible et digne d’un notable revenu de tout ;
    – présence trop courte d’Alain Geismar qui avait sans doute encore d’autres choses intéressantes à dire ;
    – présence appuyée de Michel Drucker (et de la présentatrice…), se donnant un certificat de bonne conduite après coup, alors que ce n’était pas un des « meneurs » de la grève à l’ORTF ;
    – montage pénible (coupures incessantes dans les entretiens), et poids d’une émission voulant faire croire qu’elle se déroule en direct ;
    – présentation énervante dans le genre « Capital » ancienne manière sur M6, avec commentaires trépidants et musique cherchant à renforcer l’aspect « dramatique » des choses montrées ;
    – présence (environ 10 secondes) de Claude Angeli (« Le Canard enchaîné »), avec aucune autre mention que son nom ;
    – apparition-éclair de Serge July sans que l’on ait le temps de comprendre ce qu’il voulait dire ;
    – chapitre à la gloire des CRS, interview de ceux-ci, analyse de leur matériel, etc. d’

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  2. (… je continue, ayant été éjecté sans doute à cause d’une fausse manoeuvre de ma part), déséquilibre avec la parole donné à un « manifestant » (Mercadet, qui est pourtant, je crois, journaliste) ;
    – pas un vrai débat de fond comme il aurait existé s’il avait été filmé en direct ;
    – conclusion : l’image traditionnelle de Mai 68 telle qu’elle est colportée pour le « grand public », sans que les véritables enjeux aient été vraiment analysés.

    Dommage ! Mais pouvait-on s’attendre à mieux sur un tel média ?

    Certes, on entendit aussi quelques secondes Hervé Hamon : mais il vaut mieux relire le livre « Génération » qu’il écrivit avec Alain Rotman sur le sujet (deux tomes, Le Seuil).

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  3. alainlecomte dit :

    Merci de ce long message!
    oui, bien sûr, je suis d’accord avec vous sur la critique de l’émission, comme
    si on ne pouvait pas avoir une émission désormais aux heures de grande écoute sans un style coup de poing et la présence d’une vedette télé (ici Michel Drucker)…
    Ceci dit, j’ai été ébranlé par ce spectacle de la connivence affichée entre Fiterman et Balladur. Je savais bien sûr qu’il y avait eu complicité objective entre gaullisme et PCF pour faire échouer Mai 68, mais le voir étalé ainsi avec un tel cynisme, ça me fait (surtout rétrospectivement) froid dans le dos….

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  4. Posuto dit :

    Je n’ai pas vu l’émission. Mais j’ai lu le dossier spécial « Que reste-t-il de 68 » d’un des derniers Courrier International. Un article surtout sur le Mexique et le massacre de Tlatelolco dont je n’avais aucune idée…
    Kiki

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  5. Oui, j’avais oublié la présence de Fiterman et Balladur, celui-ci ayant quand même dit, en forme de pique à Nicolas Sarkozy, que l’on ne pouvait pas « tourner la page de Mai 68 ».

    Léon Mercadet, le seul manifestant, finalement, qui a réussi à exprimer un vrai souvenir (course-refuge dans les immeubles).

    – Kiki : « Courrier international » a fort bien replacé Mai 68 dans l’environnement international : voir aussi la photo très forte du « Printemps de Prague » dans « Libé » aujourd’hui (édition papier, page 39). C’est vrai qu’on n’a pas connu, à cette époque, les chars dans les rues en France !

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  6. Il s’agit évidemment de Patrick Rotman (Alain, philosophe, m’aurait tapé sur les doigts !).

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  7. Alain L. dit :

    je me disais aussi…! 🙂

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  8. Il faudra encore beaucoup de temps pour que soient visibles les différents niveaux de manipulation autour de 68. La pseudo-liberté des moeurs, le principe de plaisir comme unique « soma » amenant les gens à accepter « les existences dépourvues de sens et asservies qui sont leur lot, et ils oublieront cette idée subversive : prendre le contrôle de sa propre vie ». C’est si vrai! Une vraie danse de mort au-dessus des messages brouillés. Sarkosy critiquant 68, mais l’incarnant dans l’arrogance du « jouïr sans entraves », dans l’adéquation à un libéralisme total…Mais on sait bien que les révolutions ne sont jamais faites au profit de ceux qui défilent dans la rue ou prennent les bastilles. Et 68 n’échappe pas à la règle. Dommage!

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