Nous ne sommes pas des anges – 2

Comment peut-on parler d’un langage interne alors que l’évidence est du côté de l’externalité, de la communication avec autrui, de la langue comme « structure sociale », ainsi que la caractérisait Ferdinand de Saussure et, après lui, l’école que l’on a appelé « le structuralisme européen » ? On ne peut pas nier qu’il s’élabore à partir du langage une véritable réalité sociale. Les institutions, souvent, ne sont-elles pas autre chose que des faits ou des effets de langue ? On dit par exemple « la gauche », « la droite », au sens politique de ces termes, ou bien « le peuple », « la nation » etc. est-ce que ces notions peuvent prendre sens autrement que par et dans la langue ? Affaire de jeux (« jeux de langage », eux-mêmes basés sur des « formes de vie ») dira Wittgenstein. Dans certaines réponses à des interviews récentes, Chomsky met aussi en avant l’importance du caractère ludique de l’activité langagière, je dirai même son caractère débridé… mais tout cet aspect, nous dirait certainement Chomsky, est encore à ranger du côté des mystères, de ce que nous arrivons encore à peine à comprendre….

controle.1200995000.jpg(Noam Chomsky – « sur le contrôle de nos vies »)

Au départ, il y a la faculté biologique. Ici, il me faut prendre des précautions car une récente discussion avec Dominique Hasselmann sur le site Le Chasse-Clou m’incite à le faire. Parler de biologie quand il s’agit de langage (ou de la vie mentale en général) sent son réductionnisme. Un article polémique récent de Jacques-Alain Miller définit le cognitivisme en ces termes : « le cognitivisme désigne un courant de recherche scientifique endossant l’hypothèse que la pensée est un processus de traitement de l’information ». Ceci s’applique à une tendance particulière au sein de la « psychologie clinique » qui trouve avantageux d’adopter cette étiquette dans son combat contre la psychanalyse, mais cela ne serait en aucun cas le point de vue de Chomsky, dont je cite ici un passage du livre déjà évoqué précédemment (« Nouveaux horizons etc. » publié chez Stock en 2005) :

La grammaire générative est née dans le contexte de ce qu’on appelle souvent la « révolution cognitive » des années 1950, et elle a été un facteur notable de son développement. Que le mot « révolution » soit approprié ou non, il se produisait un important changement de perspective : on passa de l’étude du comportement et de ses produits (tels les textes) à celle des mécanismes internes constitutifs de la pensée et de l’action. Le point de vue cognitiviste ne considère pas le comportement et ses produits comme son objet de recherche mais comme autant de données susceptibles de fournir des indications sur les mécanismes internes de l’esprit et sur les façons d’opérer de ces mécanismes dans l’exécution des actions ou l’interprétation de l’expérience. […] Cette approche est « mentaliste » […] Elle s’intéresse aux « aspects mentaux du monde », qui existent à l’instar de ses autres aspects, mécaniques, chimiques ou optiques. (p. 43)

Intégrer la vie de l’esprit au sein des sciences biologiques, comme Chomsky le revendique, ne consiste donc en aucun cas à vouloir « réduire » le mental au biologique. C’est « unification » qu’il faut dire et non pas « réduction » : « une réduction à grande échelle est rare dans l’histoire des sciences (p. 236). Généralement la science plus « fondamentale » a dû faire l’objet d’une révision radicale pour que l’unification se fasse. La physique et la chimie en sont des exemples récents : la description par Pauling de la liaison chimique unifia ces deux disciplines, mais seulement après que la révolution quantique eut rendu possible cette avancée […] Dans le cas présent, les théories de l’esprit et du langage qui semblent les mieux fondées sur des bases naturalistes attribuent à l’esprit/cerveau des propriétés computationnelles dont l’on comprend assez bien la nature, mais pas suffisamment pour expliquer comment une structure formée de cellules peut les posséder. Cela pose un problème d’unification qui nous est familier ».

On aura noté au passage l’emploi systématique de l’expression « esprit/cerveau » (Mind/Brain) en lieu et place de « cerveau » (ou « d’esprit »…). Cela entre dans une démarche délibérée de la part de Chomsky qui a, à vrai dire, une conception très originale de l’opposition classique entre corps et esprit.

Si nous suivons la philosophie classique et son dérivé la philosophie de l’esprit contemporaine, esprit – corps renvoie à une opposition consacrée, celle de l’esprit et de la matière, en gros. De là, on dégage en général deux attitudes : le dualisme, qui reconnaît les deux mais a du mal à les articuler : comment expliquer que des propriétés mentales puissent avoir un effet de causalité sur des corps physiques (Dennett illustre ça par l’image du gentil fantôme Casper qui à la fois passe entre les murs et est capable de venir en aide à la ménagère lorsqu’un coup de vent fait s’envoler son linge fraîchement tendu, en le rattrapant au vol), et le monisme qui ne reconnaît qu’une des deux dimensions, la seconde n’étant en réalité qu’un effet de la première (d’où les nombreuses tentatives de « naturaliser l’intentionnalité »). L’affaire est en général entendue chez la plupart des philosophes de l’esprit qui ont pignon sur rue : la dichotomie corps – esprit se tranche en faveur du corps, c’est-à-dire de la « matière », c’est-à-dire de la physique… comme si on savait ce que tous ces mots veulent dire ! On dit souvent que ces philosophes adoptent un point de vue « physicaliste »… que des physiciens honnêtes seraient bien en mal de défendre !

Sur ce point, Chomsky fait (encore) preuve d’originalité en faisant remonter le débat à l’opposition entre Descartes et Newton. La physique d’aujourd’hui doit évidemment beaucoup à Newton… on a oublié que pourtant, les cartésiens étaient très opposés au savant anglais. Le dogme cartésien voulait que le domaine du corps (la matière) soit régi uniquement par la mécanique des contacts entre corps : le lien de causalité n’était recevable que s’il s’exprimait en termes de contacts, un peu à la façon des boules de billard. Toute notion de force en tant « qu’action à distance » était bannie : magie disait-on ! et… on n’avait pas tort, en un sens… si l’on pense que le « mystère » de la force gravitationnelle n’est toujours pas vraiment éclairci, que les types de forces se sont multipliés avec la physique des particules, qu’on ne parvient toujours pas à les unifier et que quand bien même on y arriverait, on n’aurait pas pour autant expliqué ce qu’est une force (peut-être une propriété de l’espace géométrique, mais c’est très postérieur à Newton, cette idée d’Einstein !). Bref, dans la dichotomie corps – esprit… c’est plutôt l’esprit qui a gagné ! ou en tout cas, notre idée de la matière s’est trouvée drôlement transformée…

Ce que Chomsky traduit en disant :

La formule largement répandue affirmant que « le mental est le neurophysiologique à un niveau supérieur » met les choses à l’envers. Il faudrait la reformuler et supposer plutôt que le neurophysiologique pourrait bien être le mental à un niveau inférieur, c’est-à-dire que la neurophysiologie pourrait un jour se révéler avoir un rapport avec les phénomènes mentaux dont traitent les théories computationnelles-représentationnelles. Quant aux autres affirmations du matérialisme réducteur, cette doctrine demeurera mystérieuse tant que l’on n’aura pas fourni une explication de la nature de la matérialité, et, cela fait, une raison pour laquelle nous devrions la prendre au sérieux ou nous soucier de savoir s’il y a des théories prometteuses au-delà des limites qu’elle stipule (p. 82)

Un petit mot pour finir puisque j’ai parlé de Newton… j’étais l’autre jour émerveillé d’entendre sur France-inter, pendant que je lavais mon assiette, une très belle émission sur Emilie du Châtelet, dont je dois confesser ma honte de l’avoir ignorée, contemporaine (et maîtresse) de Voltaire, grande savante de son époque, qui fut la traductrice en Français des Principia de Newton. Vive la Radio Publique !

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et gloire à la belle Emilie!

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