De « Stellet Licht » à « je vais bien, ne t’en fais pas »

Ce dimanche, comme j’estimais avoir suffisamment travaillé, ayant fini de préparer mon exposé, je me suis décidé à quitter la chambre d’hôtel pour aller au cinéma. Dans une salle d’art et d’essai, avenue de Clichy, on passait « Lumière silencieuse » de Carlos Reygadas. Je n’avais pas entendu parler de ce film, je n’avais jamais rien vu de ce réalisateur.lumieresilencieuse1.1197669175.jpg

Me voilà dans une salle immense, vaste structure métallique, avec des frises découpées dans le métal en haut des murs, style « art nouveau ». La salle s’appelait Etienne André Mouret, ou un nom comme ça, je ne sais pas pourquoi. En face de l’écriteau en grandes lettres qui disait ce nom ou un nom approchant, il y avait quatre dates, en aussi grands chiffres que les lettres du nom : 1830, 1882, 1899,1904. Je ne sais pas ce que veulent dire ces dates. Le plus surprenant est qu’en arrivant dans cette salle, qui est faite pour contenir dans les 400 personnes (oui, j’ai à peu près compté les sièges, une vingtaine dans une rangée et au moins une vingtaine de rangées, si ce n’est plus), j’étais seul. Oui, le seul spectateur ! J’ai choisi le siège qui me semblait le plus central. J’ai trouvé cela un peu angoissant. Au moment où le film a commencé, d’autres spectateurs sont venus, d’abord deux, puis encore deux. Donc nous étions cinq dans une salle de 400 places pour voir ce film. Les premières images montraient la nuit pendant de longues minutes. Il y avait comme le souffle d’une personne respirant avec peine en arrière fonds sonore. Je commençais à être de plus en plus angoissé. Heureusement, sur la pellicule, le jour s’est levé. ça s’est mis à rougeoyer au fond, le soleil a commencé à envoyer ses rayons comme des flèches acérées. C’était un beau pays, avec des champs allant très loin dans la direction d’une chaîne montagneuse, des arbres solides et noueux. Des animaux se sont mis à mugir. Au début j’ai même cru que c’étaient des barrissements, que peut-être nous verrions des éléphants, mais non, ce devait être des vaches dans leur étable. Il m’a semblé distinguer quelques grenouilles. J’ai pensé à ce que j’avais entendu sur France-Inter, la veille très tôt, vers cinq heures, juste avant de prendre mon train, il y avait une émission sur les animaux, on parlait des croassements des grenouilles qui se déclenchent dès que l’une d’elles commence, ce sont des grenouilles mâles qui rivalisent de leur organe. Un jour Kissinger avait fait un discours près d’une mare, et il se trouve que sa voix avait eu la même action que celle d’une grenouille mâle et avait entraîné toute la population batracienne dans un concert qui ne s’était arrêté qu’avec la fin du discours. Sur l’écran, se révélait une ferme, et dans la ferme une famille : un homme, une femme, leurs enfants, au moins cinq. Ces gens étaient très pieux, ils priaient devant leur bol de corn-flakes, la caméra les fixait en gros plans, portraits extraordinaires. Le plan d’après, l’homme restait seul, à triturer une cuiller à soupe, avant tout à coup d’éclater en sanglots. On se dit : il doit y avoir quelque chose de terrible dans sa tête, il dit adieu à sa femme, il lui dit qu’il l’aime. Que va-t-il faire ?

Le plan d’après, on roule dans un pick-up sur un chemin de terre rouge. La nature exhale, dans ce film, toutes ses couleurs, toutes ses ardeurs. Il fait chaud ici, les mouches sont collantes et la sueur coule sous les aisselles. L’homme va au garage pour y chercher un vilebrequin. C’est son pote, le garagiste. Là on apprend que s’il est si malheureux, c’est… qu’il est amoureux. Il a rencontré celle qui est faite pour lui et pour qui il est fait. Son copain l’encourage : c’est vrai, ça va être dur avec Esther (c’est le nom de son épouse légitime), mais chacun doit faire son chemin, on ne doit pas se trahir soi-même. Le héros est revigoré, il part sur une chanson que diffuse la radio.

 

lumiere_silencieuse_10.1197669233.jpg

Il va voir l’autre. Elle se nomme Marianne. Pas plus belle que ça. Mais c’est pas le problème. Les gens dans ce film ne sont pas plus beaux que d’autres. C’est bizarre, je ne l’ai pas encore dit, ils parlent une langue germanique. Ca ressemble au flamand, c’est du flamand ? Etrange que dans ce pays de nature si riche, si pauvre en gens (on ne voit pas un chat à la ronde quand on traverse les grands champs de maïs ou bien une sorte de brousse qui fait penser à l’Afrique, à l’Australie, à l’Amérique du Sud ? au Mexique ?), qui ressemble si peu à l’Europe du Nord, il y ait toute une communauté qui parle le flamand…

Ils font l’amour. Quand le réalisateur filme les gens en train de faire l’amour, il les montre en gros plans. On voit leurs visages se mettre à exsuder. La peau comme un paysage parsemé de perles lourdes. On ne sait pas s’ils souffrent ou s’ils prennent du plaisir.

De longues séquences montrent les enfants blonds, nageant dans le ruisseau, jouant, se lavant, se faisant laver par les parents. Longues séquences de savonnage.

La femme légitime, Esther donc, souffre. Elle ne dit rien. Ils doivent partir à la ville. Elle souffre trop. Elle lui dit : « arrête-toi », « arrête-toi, je vais vomir ». Une pluie torrentielle a éclaté, je n’ai jamais vu une pluie comme ça au cinéma, instinctivement je remonte le col de ma veste. Elle prend un minuscule parapluie bleu et s’en va vers un arbre, elle lui a dit : « ne me suis pas », elle pleure toutes les larmes de son corps contre l’arbre, et ses larmes, avec cette pluie en plus, sont vraiment mouillées. Elle se couche sur le sol. Elle devient inerte. Il va à son secours. On voit la scène de loin, on devine que c’est terrible. Il la ramène au bord de la route umieresilencieuse3.1197669371.jpget reste prostré près de son corps. Un lourd semi-remorque s’arrête, le chauffeur et son aide parlent espagnol, il se confirme qu’on est du côté de l’Amérique latine. L’homme et la femme sont emmenés vers le médecin le plus proche. Elle est morte, d’un « traumatisme coronarien ». D’habitude c’est pour les personnes obèses, ou alcooliques, ou qui fument trop. Alors là, pourquoi ? « elle devait être très fatiguée ».

Cérémonie funèbre. Les vieilles lavent le corps. Un vieil homme guide le chant des psaumes. Une clameur rauque, lugubre, un volume sonore puissant. Les enfants s’interrogent sur la mort.

Marianne, la rivale arrive, celle dont Esther a dit : « cette pute », mais c’était juste avant de la plaindre : « pauvre Marianne ». Elle entre lentement, majestueuse (c’est l’affiche du film), se prosterne et embrasse la morte sur la bouche. La morte ressuscite, nous sommes dans du Dreyer, on croirait Ordet ordet060.1197669734.jpgou un truc comme ça. Les deux petites gamines attirent leur père vers la chambre mortuaire, et la Marianne, elle s’en va, droite et digne. Ce qu’il advient après, on ne sait pas. Le ciel étoilé de nouveau recouvre l’écran, avec le chant des grillons en arrière-fonds.

umieresilencieuse4.1197669420.jpg

Sans doute le film veut-il dire que les tourments s’arrêtent après qu’un cap ait été franchi dans la douleur, mais on peut penser aussi que « la tristesse durera toujours ». ce mot-ci – la tristesse durera toujours – vient de van Gogh, dans une lettre à son frère Théo, repris par Maurice Pialat dans son film sur van Gogh, je le sais car le matin même de ce dimanche, dans un autre hôtel, à Lille celui-là, où j’étais venu pour faire partie d’un jury de thèse, j’ai suivi à la télé cette émission littéraire, sur France 5, animée par je ne sais plus qui, un type tout propre, tout lisse, qui a l‘air gentil comme un sou neuf, cette émission m’a d’ailleurs permis de voir Ananda Devi à l’occasion de la sortie de son roman (Indian Tango) dont j’ai déjà parlé ici, il avait invité Elsa Zylberstein, et elle rappelait ce mot de van Gogh, qu’elle avait prononcé elle-même pour la mort de Pialat. Elle en parlait parce qu’un autre invité était Olivier Adam, jeune romancier ayant écrit un recueil de nouvelles dont l’une s’appelait justement « Pialat est mort », et cela m’a donné envie de lire du Olivier Adam. Et justement en me promenant à Lille – une si belle ville – et en visitant la cour de la vieille Bourse, transformée en marché du livre d’occasion, j’ai trouvé et acheté le premier roman écrit par Olivier Adam, qui s’appelait « je vais bien, ne t’en fais pas », éditions « le Dilettante », un joli roman, qui, comme toujours chez cet auteur, se passe en milieu populaire (l’héroïne est une caissière de Shopi, chaîne de magasins fictive). Voilà, c’est là peut-être où je voulais en venir : Olivier Adam, c’est pas mal.

olivieradam.1197669460.jpg

Cet article a été publié dans Ciné, Livres. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour De « Stellet Licht » à « je vais bien, ne t’en fais pas »

  1. alainlecomte dit :

    J’ajoute un commentaire à mon billet: renseignements pris, les gens que l’on voit dans ce film sont des Mennonites vivant dans le Nord du Mexique, ils parlent un dialecte de l’allemend. Ce que ce film a d’extraordinaire et que je ne savais pas est que tous les acteurs sont des gens de cette communauté, il n’y a aucun professionnel et C. Reygadas a du faire beaucoup d’efforts pour les convaincre. On peut trouver sur le web une interview de C. Reygadas où il se réclame en effet de Dreyer et de Ordet en particulier.

    J’aime

Laisser un commentaire