Arles 2025 – I

Première rencontre avec Arles 2025 au coeur de l’été entre deux Avignon et avant la fraicheur des montagnes valaisannes.

1- On country – photos de l’intérieur de l’Australie par des autochtones et des non-autochtones (église Sainte-Anne)

« On country » signifie faire corps avec son pays, son paysage, sa matière, sa langue. A cette occasion, on apprend que l’Australie recèle plus de 240 groupes linguistiques. La colonisation a fait que, désormais, 96% de la population est d’origine européenne, et seulement 4% est aborigène. Un des artistes exposés essaie d’imaginer la situation inverse. Des photos d’archives montrent l’effort d’acculturation / déculturation dans les années cinquante, ces enfants aborigènes déguisés en petits blancs contraints d’apprendre les codes de la culture blanche. Des photographes montrent l’exploitation du territoire et les ravages des feux.

2- Letizia Battaglia (chapelle Saint Martin de Méjean)

Letizia Battaglia est la grande photographe italienne. Elle a photographié la mafia et les crimes commis par celle-ci, et la misère dans les années soixante, à Palerme et Milan. Pour l’une des photos (ici en haut à gauche), il est écrit comme titre: « La nuit, le nouveau né pleurait désespérément. Sa mère, trop fatiguée, ne s’est pas réveillée, alors qu’un rat lui rongeait un doigt de la main gauche. Palerme. » Dans la série du haut on voit aussi une photo mythique: celle d’un chat pourchassant un rat. En bas, à gauche, « Rosaria Schifani, veuve du garde du corps Vito Schifani, tué avec le juge Giovanni Falcone, Francesco Morvillo et ses collègues Antonio Montinaro et Rocco Dicillo. Palerme ». En bas à droite Pier Paolo Pasolini pendant une intervention au cours de laquelle il dut se justifier d’avoir fait « Les contes de Canterbury »: le film avait été attaqué en justice pour cause d’immoralité.

3- Erica Lennard (espace van Gogh)

Aurore Clément
Simone de Beauvoir

Erica Lennard est la photographe de la sororité, éditant un ouvrage célèbre en 1976: « les femmes, les soeurs ». Son modèle préféré était d’ailleurs sa propre soeur. Venue des Etats-Unis, elle se mêla facilement au milieu féministe parisien des années soixante-dix, où elle côtoya Marguerite Duras, Delphine Seyrig, Aurore Clémént et, bien sûr, la grande Simone de Beauvoir.

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Avignon 2025 : éloge de la distance

Avignon est une fête chaque année, à cause du théâtre qui donne ici ses plus belles réalisations et à cause d’une communion non feinte qui s’empare d’un public attentionné, recueilli, prêt à cette sorte de jouissance que procure la communication vivante. Comme l’art contemporain, dont on a pu dire (cf. ici) qu’il offrait l’un des derniers moments de rencontre d’une communauté lors des grandes expositions, le théâtre fait communier ensemble des masses de gens qui a priori ne se connaissent pas, viennent d’horizons sociaux et géographiques différents, ont des âges différents, le long d’un moment qui va d’une à plusieurs heures, concentrées qu’elles sont sur un texte, un jeu de comédiens, une mise en scène féérique, des costumes éblouissants, des ambiances de mythes. L’Antiquité se rejoue. Un peuple se revit ensemble1.

Deux sommets de ce Festival furent atteints avec La distance, pièce de Tiago Rodrigues mise en scène par l’auteur et Le soulier de satin, mise en scène par Eric Ruf.

Marina Hands et Didier Sandre, photo Raynaud de Lage pour Le Monde
LE SOULIER DE SATIN
Version scenique, mise en scene et scenographie Eric Ruf
Avec la troupe de la Comedie-Francaise

avant et après le spectacle

Le soulier de satin a eu beau durer huit heures, presque aucun spectateur n’est parti, les espoirs de ceux, se pensant mal placés, qui espéraient pouvoir glaner quelques rangs au fil du temps grâce aux désertions qu’ils pensaient inévitables furent vite éteints : on a eu une place pour Le soulier de satin (parfois obtenue de haute lutte!) et on y tient, on ira jusqu’au bout. Un bout qui s’amorce à l’aube, quand le ciel rosit avant de bleuir, juste le moment choisi pour qu’un des personnages annonce : « nous voici sous un nouveau ciel ». Moi qui, jusqu’ici, n’avait guère lu du Claudel (catalogué comme « écrivain catholique ») je découvrais la puissance d’un texte qui, certes, part dans tous les sens, y compris dans des discussions absconses sur des sujets qui n’ont plus beaucoup cours aujourd’hui (à propos de la foi catholique justement, ou de certaines conceptions de l’art, que, d’ailleurs à raison, le metteur en scène a gommées), mais développe certains fils qui, quand on les suit, nous conduisent à des apothéoses de joie et de modernité. Comme quand Prouhèze, ici fantastiquement jouée par Marina Hands, gravit quatre à quatre les gradins des spectateurs, le poing levé, en scandant, comme à la manif, « non ! Je ne renoncerai pas / à l’amour de don Rodrigue ! » (slogan répété plusieurs fois). Ou quand, à la fin de la troisième journée (moment le plus sublime), alors qu’enfin elle retrouve son Rodrigue (Baptiste Chabauty), venu défendre pour le compte du Roi, le château de Mogador qui lui avait été pourtant confié, à elle, et qu’on s’attend à des retrouvailles ardentes, elle s’oppose à lui, en lui faisant la leçon sur l’amour, le vrai amour, à laquelle le preux chevalier évidemment, ne comprend rien. Perchée dans les gradins et repoussant Rodrigue qui fait mine de la rejoindre, elle défend avec force une conception exigeante de l’amour, qui ne peut se limiter au don du corps : Tu en aurais bientôt fini avec moi si je n’étais pas unie maintenant avec ce qui n’est pas limité ! Tu cesserais bientôt de m’aimer si je cessais d’être gratuite ! Aux protestations de Rodrigue qui, bien sûr, vient chercher son dû, enfermé autrefois dans une promesse, elle répond : Pourquoi ne pas croire cette parole de joie et demander autre chose que cette parole de joie tout de suite que mon existence est de te faire entendre et non pas aucune promesse mais moi ! Moi, Rodrigue ! Moi, moi, Rodrigue, je suis ta joie ! Mais le vice-roi ne voit là que de la déception. A quoi sert cette joie si tu ne peux me la donner ? Ouvre, lui répond-elle, et elle entrera. Comment faire pour te donner la joie si tu ne lui ouvres cette porte seule par où je peux entrer ? On ne possède point la joie, c’est la joie qui te possède.

Après telle déclamation, on ne peut que se sentir pantois, rêver que de telles paroles pénètrent dans l’oreille des sourds, ceux qui sont encore plus sourds que Rodrigue et n’attendent de l’amour que gesticulations vite oubliées.

Beauté indescriptible, lors de la première journée, du moment où Prouhèze s’en remettant à la Vierge pour qu’elle sauvegarde son honneur, afin de se contraindre à avoir une marche ralentie vers celui qu’elle aime, lui transmet son soulier (de satin!) attaché à un ballon, lequel, lentement, s’élèvera dans le ciel avignonais…

Lors de la quatrième journée (après le troisième entracte donc, il est déjà quatre heures du matin), Rodrigue réapparaîtra, au moins trente ans après les faits, il aura connu déchéance et misère et traînera avec lui une jambe de bois, revenant du Japon où il s’est fait dessinateur et vendeur d’images pieuses – bel échaffaudage qui trône au-dessus de sa tête désormais chenue – mais continuera à ne pas comprendre, voudra bien répondre à l’appel du Roi qui veut désormais lui donner à diriger rien moins que l’Angleterre qui vient d’être conquise – du moins le croit-il – au prix d’une bataille navale dont nous voyons les péripéties au travers de maquettes de voiliers qui s’affrontent sur une table réduite au milieu de la scène (mais c’était une fausse nouvelle, que l’on veut cacher au roi!), épris d’un idéalisme naïf, tiraillé entre les injonctions de la fille de Prouhèze auxquelles il ne comprend à nouveau rien, et les recommandations royales, imposera de telles conditions qu’il se fera répudier cette fois pour de bon. Il fait complètement jour quand les soldats qui le gardent – car il est jugé comme traître – tentent de le négocier avec une religieuse qui, finalement, n’en veut pas… Le spectacle s’achève dans le triomphe le plus total. Eric Ruf qui s’avance sur la scène est ovationné.

Prouhèze était mariée avec Don Pélage, bien plus âgé qu’elle. Il n’est pas indifférent pour apprécier la beauté du spectacle de savoir que Don Pélage est joué par Didier Sandre, lequel il y a trente-huit ans, jouait Rodrigue, et que Marina Hands, qui joue Prouhèze, est la fille de Ludmilla Michaël qui, à l’époque, avait le même rôle ! Ici l’histoire du théâtre, dans sa magie, rejoint le théâtre lui-même telle une mise en abime.

Ô Rodrigue, il est vrai, cette distance qui me sépare, il est impossible par nos seules forces de la franchir.

Et par cetté évocation du mot « distance », nous voilà envoyés vers cet autre sommet de la programmation du Festival qu’est la pièce justement intitulée La distance, écrite et mise en scène par Tiago Rodrigues, vue à la salle L’Autre Scène, à Vedène, aux alentours de midi, alors qu’il faisait très chaud, et que je reconnaissais dans le public Patrick Boucheron en short et casquette, dont j’ai parlé la semaine dernière. Merveille d’émotion, là aussi, avec ses accents de sublime également même s’ils s’expriment cette fois dans une langue plus moderne, plus accessible, plus proche de nous… bref, plus « jeune ».

Ainsi ces deux pièces, Le soulier et La distance, se rejoindraient-elles par un thème commun. Trouver la bonne distance entre les êtres. Possiblement annulable mais sans jamais atteindre l’annulation totale pour la première, et maximale dans la seconde puisqu’opposant Mars et la Terre. La distance est en même temps la propriété nécessaire pour que nous puissions penser. Ainsi qu’aimer. Et d’aimer il s’agit donc dans ces deux pièces. Pour Le soulier de satin, nous avons vu comment, par le biais du dialogue entre Prouhèze et Rodrigue. Pour la pièce de Tiago Rodrigues, c’est évidemment autre chose puisqu’il s’agit de l’amour entre un père et sa fille.

La Distance – décors

Nous sommes en 2077, et la Terre connaîtra bientôt son quatrième effondrement… On ne peut visiter l’opéra de Sidney qu’en empruntant des tenues de plongée, l’espèce kangourou a disparu (on en a pourtant signalé un exemplaire près d’un supermarché de grande ville), il est difficile de se baigner dans les mers trop chaudes envahies par des îlots de méduses. Le père, Ali, magnifiquement joué par Adama Diop, est médecin, il a perdu sa femme accidentellement. La fille, Amina (Allison Deschamps), a fait un master of science en Australie et a pu de ce fait s’immiscer dans un programme d’expédition sur Mars. Programme qui en principe est réservé aux enfants de riches, qu’elle n’a pu rejoindre que grâce à ses compétences (de fait imposé par une « Corpo-Nation », organisme dont on devine la nature capitalistique, aux « Républiques » qui tentent de résister avec de faibles moyens). Elle est donc partie sans rien en dire à son père. La voici arrivée sur la planète rouge, contrainte de vivre dans des souterrains, à moins de sortir en surface revếtue d’un scaphandre. On essaie de recréer les conditions d’une vie humaine, on y cultive des tomates et on y fait de l’huile sauf que l’on voudrait lui donner le goût de l’olive alors que l’on n’a pas d’olive. La vie s’ébauche avec une contrainte de taille : celle de tout oublier. Car il faut tout oublier pour reconstruire un monde nouveau, repartir de zéro. Les participants ont donc pour nom : les Oubliants. Voilà le défi auquel doit faire face le père : instaurer une relation régulière avec sa fille, à coups de messages échangés qui prennent des semaines à arriver, et tenter par eux de maintenir des souvenirs, une transmission, alors que tout est fait pour qu’au contraire la fille oublie. En dépit des obstacles et de la distance, les messages sont des confidences intimes très intenses, comme si la distance permettait de mieux se connaître. Vers la fin, bien sûr, la corde cassera, il y aura rupture entre celle qui est partie pour changer de monde et celui qui aura passer sa vie à espérer changer le monde sans y parvenir. On comprend donc combien cette pièce est poignante et pourquoi les spectateurs ont parfois du mal à retenir leurs larmes. La mise en scène est sobre et belle : un plateau circulaire tourne à différents rythmes (très vite à la fin!) montrant aux spectateurs tour à tour Mars (imitation de rocher rouge) et la Terre (tronc d’arbre sec).

J’ai parlé d’un lien avec Le soulier. C’est à propos de l’amour. Que peut l’amour face à l’absence ? Que peut-il face à l’oubli programmé ? En quoi consiste-t-il ? N’est-il pas bien fragile quand tout se dérobe. Dans Le soulier, il se dérobe face à l’incompréhension, le temps qui file, et la mort, dans La distance c’est face au désastre écologique, mais c’est aussi face au temps, qui, dans les deux cas, est synonyme d’oubli. C’est bien pourquoi ces deux pièces ont tellement ému les spectateurs et pourquoi probablement elles resteront dans leurs esprits comme autant de pierres à conserver pour bâtir peut-être encore un peu de foi en l’avenir. Tant qu’on peut réfléchir à l’amour et aux conditions de l’amour… tout n’est peut-être pas perdu.

1On me dira inévitablement que ce n’est pas tout à fait vrai, que ce n’est pas « le peuple » mais une partie du peuple, que l’audience est majoritairement d’origine bourgeoise et un peu plus âgée que la moyenne, mais ne faut-il pas oublier un peu ces lectures sociologiques de la réalité. Il ne s’agit pas de reprocher aux autres, à tous ceux qui vivent avec juste ce qu’il faut pour survivre, de ne pas participer aux fêtes de l’esprit, ce serait profondément indécent. Mais de dire, au contraire, que le fait que tous participent est le seul objectif social et émancipateur qui vaille, et que cela ne signifie pas que ceux et celles qui ont la chance de pouvoir participer dès aujourd’hui soient contraints à la culpabilisation. La fête théâtrale n’est pas une manifestation de l’esprit de consommation, autrement dit une conséquence d’un état de fait social au sein de la formation sociale capitaliste. Tout au contraire, le théâtre, comme à l’âge antique, doit être vu comme matrice d’où s’origine le sens et qui nous met en porte à faux vis-à-vis des objectifs de cette formation sociale. Le théâtre « déborde » la marchandise et nous fait tout à coup entrevoir ce que serait une société qui serait libérée des contraintes de celle-ci. Le théâtre est, comme le dit Jean Caune dans son livre « Faire théâtre de tout », un fait social total. En cela il est par essence innovant et générateur potentiel d’une vie démocratique.

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Avignon 2025 : érotomanie et peste noire

Nous sommes vivants

A la Scala Provence, nous retrouvons ceux qui nous avaient émerveillés l’an passé dans leur interprétation du texte de Grimberg Môman. Ils viennent cette fois avec un texte écrit par la femme de ce couple dirigé par sa propre fille (on travaille en famille!), Clotilde Mollet : Nous sommes vivants. Le schéma est semblable, mais un peu déséquilibré par rapport à Môman : ici, le rôle important revient presque exclusivement à la femme, l’homme, joué par Hervé Pierre, ne fait que subir. Les rares répliques qu’il prononce, elle les lui dicte. Il s’exprime sur commande. Tu dis : dis-moi ! Et il dit : dis-moi. Ce sont deux enfants, le frère et la sœur, le premier est le cadet, elle, elle est donc la grande sœur, celle qui en principe détient la vérité. On ne saura jamais à vrai dire ce qu’il en est vraiment de ce couple improbable : des enfants qui survivent après un cataclysme ? Des enfants qui jouent à la fin du monde ? Dans ces paroles dites avec la voix naïve ou faussement naïve de l’actrice, passent les désordres et les questionnements de l’enfance. A un moment, il est même question de « Trompe », un type aux cheveux orange qui se prend pour le maître du monde, posé sur une mer de bouses de vache et qui clame que c’est de l’argent… A la sortie, des gens ne comprennent pas, un homme crie avec rage « qu’on ne l’y prendra plus« … pourtant cette pièce est un sommet de sensibilité et de délicatesse, tout le monde devrait l’entendre en ces tristes moments d’enfermement sous une chappe de mensonge et de rejet des nobles sentiments.

Hervé Pierre et Clotilde Mollet entourant leur fille

On attend toujours Godot…

Au théâtre des Halles dont j’évoquais la semaine dernière le niveau de compression qu’il inflige aux corps, Denis Lavant, Jacques Bonnafé, Aurélien Recoing, Jean-François Lapalus jouent En attendant Godot dans une mise en scène de Jacques Osinski. Jeu parfait des comédiens, mais la mise en scène semble figée, comme si elle avait été faite une fois pour toutes pour l’éternité… Lavant joue pour toujours le gnôme Estragon (Gogo), avec ses chaussures qui lui font mal aux pieds, sa ceinture si cassante qu’elle ne permet même pas que l’on en use pour se pendre au seul et unique arbre de la contrée. Jacques Bonnafé, jouant Vladimir (Didi), est plein de douceur et de bienveillance pour son comparse turbulent. Il faudrait partir, mais on ne peut pas. Parce qu’il faut attendre Godot… arrive Pozzo tenant en laisse Lucky qui porte les valises. Attention, il mord. Il est méchant. Et pourtant quand on lui dit : « danse ! », il danse, et quand on lui dit : « pense ! », il pense ! Lucky fut autrefois un intellectuel. Pozzo est peut-être l’incarnation du Capital… on voit ce que celui-ci fait de ses intellectuels.

EN ATTENDANT GODOT
Laura Mariani

Un amour déraisonnable

Faudrait-il trouver un fil rouge entre nombre de spectacles que nous avons vus qu’alors on pourrait parler d’une interrogation de la notion de vérité : c’est clairement le cas avec la pièce montée par Ostermeier, mais aussi un peu avec En attendant Godot (qu’est-ce que ce Godot qui ne vient jamais ? Incarne-t-il une forme de vérité à la suite de laquelle tournent nos compagnons d’infortune Estragon et Vladimir?) et avec ce spectacle jeune et émouvant que nous propose l’écrivaine et metteuse en scène Laura Mariani (avec sa compagnie La pièce montée) au 11, l’un des lieux du off qui nous aura vus le plus souvent et qui nous aura le plus satisfait, sous le titre : Ma foudre. Laura Mariani, que nous avons rencontrée devant le théâtre alors que nous attendions pour voir La fille que se sauve, ce récit autour de la comédienne Zouc, et qui nous avait aussitôt convaincu d’aller à la rencontre de son œuvre, a pour spécialité la transposition des maladies psychiques sur la scène de théâtre. L’an dernier, elle avait, paraît-il, déjà porté au théâtre des troubles psychiques importants dans Le jour où j’ai compris que le ciel était bleu. Cette année est celle de l’érotomanie. Olive est une jeune femme qui vient de fêter l’anniversaire de ses trente cinq ans. Elle est libraire, elle vit seule et on sent que son enfance s’est mal passée. Elle a perdu son père à l’âge de cinq ans. Ce père, Serge Leroy, était un grand musicien. Occasion de nous donner sur scène de magnifiques solos de piano, composés et joués par Romain Mariani. Olive est seule et héberge en elle-même un grand vide, qui vient parfois à la paralyser au sens propre du terme. Alors vient la voir un ostéopathe qui la soulage mais qui lui donne l’illusion d’avoir comblé son manque. S’en suit un vrai délire, magnifiquement incarné par l’actrice Odile Lavie, où le personnage s’en prend à la personne puis à la famille de l’ostéopathe. La pièce est égayée par des passages comiques où son frère, féru de science, s’affiche dans des videos YouTube pour proposer des cours de science, comme par exemple un TP sur l’électricité statique. Tout cela est à la fois drôle et émouvant, imaginaire et réel : les informations données sur la maladie sont valides. La pièce nous montre une sorte de vérité de l’amour, dont nous savons qu’il repose sur une bonne part d’illusion : nous ne sommes pas tous érotomanes parce qu’en général nous sommes capables de percevoir des signaux chez l’autre qui sont de vrais signaux, des témoignages d’une entente possible, alors que l’érotomane, elle (car il s’agit semble-t-il souvent de femmes… est-ce bien sûr?) prend de purs fantasmes pour de tels signaux. Mais peut-être ne faut-il pas être aussi catégorique… qui dit qu’à l’origine, il n’y a pas un mini-signal transmis par l’autre qui, comme par hasard, se trouve être un homme, ce qui expliquerait en partie que cela tombe en apparence surtout sur les femmes? Je suis sorti de ce spectacle en me demandant si on avait le droit de faire théâtre avec des cas cliniques, avec ce qui semble être des observations de réalités psychiques connues du psychiatre. Mais on peut bien faire théâtre de la science en général (comme me l’avaient révélé les pièces d’Elisabeth Bouchaud l’an dernier), alors pourquoi pas de la psychiatrie ? Faire théâtre de tout, dit mon ami Jean, auteur d’un livre qui porte ce titre… En tout cas, c’est bien une façon pour le théâtre d’affronter la vérité.

Avignon et la peste noire

Vérité, vérité… c’est aussi ce que construit l’histoire, en tant que discipline. Ici, la présence de Patrick Boucheron s’impose, lui qui scrute les mythes et les histoires, surtout celles du Moyen-Âge (n’oublions pas qu’il est médiéviste avant tout), avec le désir de relier les différentes phases du temps par une inépuisable réflexion sur les corps, le sexe, la maladie, dans leurs rapports avec le pouvoir. Au Collège de France, cette année, il avait pour thème le sexe du pouvoir. Là, il s’avance vers nous porteur d’un discours qui réunit la pandémie, le pouvoir et le théâtre. Il part de ce rappel : en juillet 1983, Jean-Pierre Vincent donnait ici un spectacle, Dernières nouvelles de la peste, texte ecrit par Bernard Chartreux, qui s’articulait autour du fait historique selon lequel, en 1348, ce lieu (Avignon) était en même temps celui qui était envahi par la peste et qui recevait la Papauté. Parler de la peste en 1983 avait quelque chose de surréel au premier abord, et les spectateurs ne comprirent pas bien la raison de ce rappel. Peu se rendaient compte que, pourtant, à ce moment-là, apparaissaient les premiers symptômes d’une étrange maladie qui n’avait pas encore de nom mais dont mourait déjà un Michel Foucaut : le SIDA. Patrick Boucheron s’est lancé dans l’écriture d’un livre sur la peste de 1348, dont il ne faut jamais oublier qu’elle tua à peu près la moitié des habitants de l’Europe. Question lancinante : alors que l’on aurait pu penser, et que l’on pourrait toujours penser lors des grandes catastrophes comme « notre » pandémie du Covid en 2020, que quelque chose de nouveau puisse advenir après, il semble au contraire que les humains s’empressent de retrouver la situation d’avant… et même en pire (si en tout cas nous songeons à ce que nous venons de subir depuis cinq ans, et qui est loin d’être fini !). Les historiens doivent ici nous montrer ce qu’il advient, je sais que certains pensent que 1348 aurait marqué un tournant de l’histoire vers le développement intense des transports, du commerce, de l’argent, bref de toutes les bases qui deviendraient plus tard celles du capitalisme. Peut-être Boucheron nous en dira-t-il plus. En tout cas, il nous fait part ici de son immense difficulté à avancer, voire tout simplement à commencer cette histoire. Alors, il nous raconte une histoire vécue. Il a rencontré au cours d’une conférence donnée aux Etats-Unis sur la peste, une dame qui lui a dit qu’il lui avait enfin donné le sens de son histoire à elle. Quoi de plus émouvant et de plus réconfortant quand on donne une conférence sur ses travaux ? On a beaucoup cherché le foyer de l’épidémie de peste du XIVème siècle. On se doutait que cela venait d’Orient, d’Asie centrale peut-être. Des archéologues avaient trouvé des tombes suspectes datant de 1337 déjà, autour de lac de Issuk-Koul, aujourd’hui au Kirghizistan. Les relevés scientifiques révélèrent que ces gens étaient bien morts de la peste. On sait aussi que le bacille de la peste est toujours dormant, qu’il s’est même tellement allié avec l’humain que celui-ci a pu développer des gènes qui portent la marque d’une résistance par rapport à lui, mais tout ceci est dormant, secret en quelque sorte. Or, la dame rencontrée racontait qu’au moment où le confinement contre le covid était déclaré achevé (mais non l’épidémie car on sait bien que la maladie couve toujours), elle tombait subitement malade, d’une maladie qui l’assommait littéralement, l’empêchant de se mouvoir et lui montrant les prémisses de la mort. Elle fut bien soignée, bien prise en charge, mais le médecin, averti, lui recommanda de prendre contact avec tous les membres de sa famille, meme les plus éloignés, car ils pouvaient aux aussi attraper cette maladie, ou bien donner des indications utiles sur ses causes héréditaires. Il s’avéra alors qu’un arrière grand-père venait d’Arménie, on devina des liens avec les vieilles populations de l’Asie Centrale. L’hypothèse fut que dedans toute cette lignée de gens, demeurait tapi dans les gènes un lointain souvenir d’avoir dû affronter la peste,et que, tout à coup, à l’occasion du Covid, ce souvenir s’était réveillé, et Boucheron en racontant à la dame l’origine du foyer, lui permettait d’établir un lien avec sa lignée. Car oui, c’est ainsi que se fait l’histoire, pas seulement par des actes conscients, des événements et des dates mais aussi par les secrets enfermés dans les corps, et les réactions à des tressautements biologiques qui viennent du fond des âges. Si l’on suit la logique de cette histoire, nous sommes ramenés bien loin, nous nous révélons faire totalité non seulement avec les humains anciens ou présents mais avec toutes les particules de vie, les parasites par exemple qui nous envahissent.

Boucheron rappelle ainsi que la peste n’était qu’un détour accidentel : la puce du rat s’emparaît de l’homme non « par méchanceté » ou pour le tuer mais parce que simplement elle n’avait plus de rongeur à infecter, les rats étant tous morts ; entre parenthèses, bacille bien peu malin qui, au lieu de trouver un milieu pour s’épanouir, le détruit et le fait mourir. La vie progresse autrement. Par agents qui évitent de faire mourir ce dont ils peuvent se nourrir.

(à suivre! avec La distance et Le soulier de satin!)

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Avignon 2025: le sens et le sensible

Les vacances, c’est le temps du sensible par excellence. Les sens sont convoqués. Mais attention : « le sensible » n’est pas « la sensibilité ». Il s’en faut même de beaucoup. S’il en était autrement, nous serions des millions à défiler dans les rues pour exprimer notre horreur des guerres et des barbaries de toutes sortes. De Gaza et de l’Ukraine.

C’est ça : la sensibilité doit être en deuil.

Les vacances sont aussi le temps des festivals. Et les festivals… s’adressent comme par hasard à nos sens et aussi un peu à notre sensibilité. C’est le cas d’Avignon. Le « in » est exemplaire, surtout cette année, car on y trouve les deux.

Nôt, les sens en éveil

S’adresser au sensible n’est pas forcément susciter du plaisir. Je ne dirai pas par exemple que j’ai éprouvé du plaisir tout au long des 1h45 minutes que dure « Nôt », le spectacle chorégraphique monté dans la cours d’honneur du Palais des Papes par Marlene Monteiro Freitas, artiste cap-verdienne. Et pourtant des cinq sens, (presque) tous sont requis, si ce n’est directement du moins par l’évocation. Vue et ouïe bien sûr (j’y reviendrai), mais odorat et goût aussi, de manière indirecte. Seul le toucher peut-être…

NOT
Choregraphe Marlene Monteiro Freitas

Odorat et goût : oui, pendant le premier quart d’heure de la représentation, des gens vomissent. Un personnage isolé, portant un masque (à l’instar de la plupart des personnages qui revêtent ce masque lisse de jolie jeune fille aux yeux ronds et apeurés, du moins tant qu’ils ne le retirent pas, laissant apparaître enfin leurs vrais visages) sur la gauche défèque et va se délecter de sa merde. Il agite, heureux, le fond glauque de son pot de chambre avant de le lécher, de le brandir puis de se promener avec dans les travées de spectateurs, qu’il fait mine d’asperger : scène longue et un peu pénible (car cela prend beaucoup de temps de parcourir les travées de la cour d’honneur du Palais des Papes), on ne sent pas, on ne goûte pas, mais on imagine.

Nôt est censé avoir pour trame les Mille et Une Nuits (rappelons que, cette année, c’est la langue arabe qui se trouve à l’honneur, cependant d’une manière que je trouve bien discrète, d’abord de quel arabe s’agit-il ? De l’arabe classique probablement, celui qui n’est guère compris des foules). Dans ce récit très célèbre, un sultan égorge une femme chaque nuit (et c’est la raison pour laquelle Shéhérazade doit lui conter incessamment des histoires afin qu’il l’épargne). Les événements sanglants sont représentés par des chiffons et des draps tachés de rouge sang que les danseurs ne finissent pas de plier et de déplier, et sans doute le vomissement vient-il de l’horreur éprouvée face à ces meurtres, comme peut-être il devrait nous venir face à la multitude des morts de Gaza et d’ailleurs.

Après ce prélude vomitoire, viennent les chorégraphies sur des musiques envoûtantes (on pense parfois aux Carmina Burana, il y a du Stravinsky – Les Noces – , on pense aussi souvent à du rock des années soixante ou à du bon vieux métal). Ici la vue est captée par les tours de magie et d’acrobatie. Une danseuse est sans jambes, celles-ci sont donc remplacées par des membres de poupées de chiffon, on imagine ce qu’elle en fait, les nouant et les faisant tournoyer au-dessus de sa tête. Les performances ne sont pas sans évoquer des gags de foire, on a déjà vu des artistes de rue se déplacer à deux, le premier faisant semblant de manipuler une poupée pendant que le second, devant lui, qui joue la poupée, a les mains chaussées de chaussures à talon reposant sur une chaise. Les bras s’agitent, on les prend pour des jambes. Effet assuré. Mais le gag revient trop souvent. Le spectacle plaît. Pas à tout le monde si l’on en croit les sorties intempestives, mais il plaît surtout aux jeunes. C’est bon signe. Signe qu’il y a encore un avenir pour le spectacle vivant !

Le canard sauvage: vérité ou mensonge?

Mais si j’oppose ici le sensible à la sensibilité, c’est pour dire que Nôt relève du premier et moins de la seconde. Ce sera bien sûr tout à fait l’inverse pour du théâtre plus classique, de la grande tradition du théâtre européen, comme le sera ce magnifique Canard sauvage, monté par Thomas Ostermeier et la Schaubühne de Berlin.

Thomas Ostermeier

On connaît l’intrigue : une riche famille, les Werle, a fait fortune en partie sur le dos d’une autre, les Ekdal. Le père Werle est un fieffé filou. Il a un fils, Gregers, qui est horrifié, et ne cherche que la vérité afin de se nettoyer lui-même des turpitudes familiales. Le père Ekdal vit dans une maison pauvre qui possède un appentis où l’on a recueilli un canard sauvage blessé au cours d’une partie de chasse conduite par le père Werle. Le fils, Hjalmar, rêve d’inventions, il vit depuis dix-huit ans avec Gina, qui fut autrefois domestique chez les Werle, avant de devenir la maîtresse du riche industriel. Mais tout cela reste caché. Hjalmar et Gina ont une fille de dix-sept ans, Hedvig. En réalité, Hedvig est la fille de Werle. Gregers fuyant son père, veut faire le bien en se réfugiant dans la chambre que loue la famille Ekdal, il y rencontre un autre locataire, le docteur Relling. L’idéologie de Gregers est la croyance en une transparence possible : si tous les êtres se disaient la vérité, les rapports humains seraient simples et harmonieux. Celle du docteur Relling est plus réaliste : les mensonges sont parfois utiles et rien ne sert de vouloir détruire les illusions sur lesquelles les êtres humains construisent leur vie. Les tensions vont donc être de plus en plus fortes entre les personnages. Ostermeier a le don connu de ramener des situations contemporaines au premier rang dans un théâtre qui parfois date un peu, comme c’est la cas ici. Cela lui est parfois reproché. Je n’en ferai rien. Il n’est pas inutile de revenir sur la théorie du ruissellement au détour d’un affrontement entre deux personnages, par exemple… Introduire un dialogue avec le public permet de soulager un peu la tension de la pièce et d’introduire ce que Brecht appelait de la distanciation. Et nous, que faisons-nous de la vérité dans nos vies ? Les Gregers sont des naïfs qui n’ont pas lu Freud… ni a fortiori Lacan. La vérité, la connaissons-nous ? Pouvons-nous la connaître vraiment… et surtout la dire « toute » ? En tout cas, cette pièce montre de beaux spécimens de l’humain, le naîf idéaliste, le rêveur, la femme qui fait ce qu’elle peut dans un univers machiste, le vieil aigri par la vie, et surtout la jeune fille qui voudrait s’en sortir, devenir journaliste, exposer enfin les faits dans leur objectivité, respecter ses principes d’honnêteté. Mais comme on le devine, cela se terminera mal.

La sensibilité est ici touchée car nous nous identifions nécessairement à ces personnages, à chacun tour à tour peut-être, et quand le dénouement arrive, nous ne pouvons faire autrement que ressentir de la peine, alors même que nous nous doutions de l’issue. De mauvais critiques1 ont dit qu’Ostermeier « n’arrivait pas à convaincre », et pourtant… comme il est convaincant au contraire ! Et avec lui cette magnifique troupe de comédiens que constitue la Schaubühne.

Le off: à la recherche de Zouc et de Perrichon,

Le off nous en offre moins, tant au plan des émotions, qu’à celui du sensible. Et moins au plan de l’innovation. (A moins que tout à coup nous soyons contredits, en allant voir du côté du 11 ou de l’Artéphile, deux salles à la programmation exceptionnelle).

Zouc

Mais faudrait-il pour autant le dédaigner ? Tous ces artistes qui paient de leur poche pour connaître peut-être leur moment de gloire, la possibilité (improbable) de percer enfin méritent notre respect, notre admiration même, voire notre affection. Emotion devant la femme qui débarque avec son spectacle de seule en scène dont elle a bricolé les décors en s’aidant de videos qu’elle a prises elle-même… qui vient avec son texte, où elle exprime son admiration pour une autre artiste (Zouc) qui a a disparu dans l’anonymat depuis trente ans et à la recherche de qui elle part, parcourant la Suisse et surtout Neuchâtel et le vallon de Saint-Imier. Tout n’est pas parfait, l’accent de l’artiste suisse est mal imité, les détails biographiques mal respectés, mais on sent que cela part d’une sincérité absolue, et c’est beau aussi, cette sincérité. Même si, hélas, on sent bien qu’elle n’est guère approuvée par une société mercantiliste qui condamne à plus ou moins long terme ce qu’elle considère comme culture inutile. Une fille qui se sauve, au 11.

Des théâtres privés surnagent en dépit des baisses de subvention : Chêne Noir, Théâtre des Halles. Ce sont avant tout des entreprises de commerce : les fauteuils sont faits pour que les salles accueillent le plus possible de spectateurs quitte à ce que ceux-ci, par les grosses chaleurs, se heurtent jambes et épaules et échangent leur transpiration. Au premier, nous avons vu Le voyage de Monsieur Perrichon … cela date (et beaucoup) mais garde un certain charme de l’ancien. Autrefois, des régisseurs devaient changer les décors peints qui représentaient la campagne, Chamonix, le Mont Blanc, le parc Montsouris, plus besoin de cela aujourd’hui : la video a remplacé ces lourds maniements, le théâtre y gagne en légèreté, on peut se concentrer sur le jeu des acteurs, ici excellents, à commencer par Cedric Colas, qui joue Monsieur Perrichon. Temps anciens… la Savoie venait juste d’être rattachée à la France ! Il y a des textes, comme ça, qu’on ne saurait songer à rajeunir… d’autant que sur la fin, monsieur Perrichon est provoqué en duel par un militaire…

(à suivre)

1 Les mêmes critiques ont exprimé leur agacement à ce que la pièce soit en allemand ! Comme si, en 2025, ceci devait être un réel handicap à la compréhension (la pièce était surtitrée bien entendu).

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Monnaie et pensée : deux faces d’une même pièce ? (2)

Revenons sur le billet de la semaine dernière. On m’a dit qu’il était difficile à lire, que je n’y conduisais pas suffisamment le lecteur par la main. Dont acte. Oui, en effet, cela est vrai. Mon impatience me pousse souvent à aller trop vite, me disant que plus tard, je reviendrai sur ce que j’ai dit, avec plus de patience et que l’essentiel est de dire au plus vite ce que l’on a dans la tête. Avant que cela n’en disparaisse.

Alfred Sohn-Rethel

Mon exposé de la théorie de Sohn-Rethel, n était basé que sur des citations extraites d’articles de seconde main. Resterait à trouver et à lire les textes eux-mêmes (je les ai commandés, j’attends). Cela en vaut sûrement la peine autant du point de vue de la science physique que de celui des mathématiques et même (surtout?) de la logique. Il me faudrait là encore entrer dans des explications basées sur des références que peut-être, certains de mes lecteurs et lectrices n’ont pas. Qu’ils ou elles m’en excusent. Ils ou elles en sont restés à la logique d’Aristote, autrement dit la mise à jour d’une petite machine de la pensée (le syllogisme, BARBARA etc. « tout homme est mortel, Socrate et un homme donc Socrate est mortel »). Mais avec les siècles, cette petite machine est devenue une grosse machine, une qui s’est matérialisée dans l’ordinateur, celui posé sur notre bureau en ce moment, que ce soit pour écrire ou pour lire. L’abstraction idéelle s’est faite machine concrète. Est-ce tout à fait étonnant ?

Nous l’avons vu, la logique naît à peu près en même temps que la pensée abstraite, et donc en même temps que l’échange monétaire. Sohn-Rethel a fait commencer son enquête à la Grèce antique et elle se termine mais peut-être est-ce provisoirement (!) à notre époque actuelle qui est celle du capitalisme. Pour lui, il y a des abstractions-réelles qui sont les bases de la connaissance à chaque période spécifique de l’histoire. Afin qu’elles se développent, il faut qu’il y ait un terrain concret pour cela. D’où vient l’abstraction si ce n’est de l’échange ? Il est assez clair que dès la Grèce antique, des échanges se font au moyen de monnaie. A l’époque capitaliste, c’est toujours le cas, mais de manière encore plus développée (nous y reviendrons plus tard quand il s’agira de dire si la valeur ne tient qu’à la circulation des biens). Comment montrer que le raisonnement logique s’enracine dans l’échange, et plus spécifiquement encore dans la monnaie ?

Il semble étonnant que le logicien Jean-Yves Girard, par un chemin en apparence distinct de la réflexion menée par Sohn-Rethel, ait mis à jour, sans forcément le vouloir, à son insu peut-être, une véritable logique de l’échange, dont on pourrait dire aujourd’hui qu’elle est au croisement entre la pensée et la monnaie. Cette logique est connue sous le nom de logique linéaire.

Elle vient bien après la logique d’Aristote, certes, mais les plus éminents épistémologues n’ont-ils pas dit justement que la réflexion épistémologique effectuait à l’envers le chemin qu’avait parcouru l’objet de son étude ?

Girard y est arrivé en analysant les propriétés formelles de la logique classique et, d’un certain point de vue, ses insuffisances (résidant entre autres dans le fait qu’elle n’est pas « constructive », c’est-à-dire qu’elle ne se prête pas à la construction effective de programmes comme c’est le cas de la logique intuitionniste). Il en vient alors à mettre à jour une structure (au départ les espaces de cohérence) qui donne la logique linéaire, laquelle immédiatement apparaît comme une logique de l’échange. A la relation d’implication A => B, se trouve en effet substituée la relation d’échange : A –o B, qui se décompose alors aisément en A ℘ B, autrement dit la « parallélisation » (signe ℘ de disjonction multiplicative, signe de l’échange de rôle) de l’action de donner A avec celle de recevoir B1. L’une des choses étonnantes est que l’on retrouve ensuite la première formule grâce à ce que Girard appelle l’exponentielle2 « ! » sous la forme de l’équivalence :

A => B ≡ !A –o B

(« ! » étant le connecteur qui signifie que l’on peut disposer indéfiniment de la ressource A)

Ce qui bien sûr signe le lien entre l’idéalisme de la pensée et la concrétude de l’échange, autrement dit le lien entre pensée et monnaie (une abstraction réelle contre une abstraction idéelle).

On peut dire ainsi que la logique linéaire, sans le savoir et sans le vouloir, par la seule volonté d’approfondir les raisons pour lesquelles la logique classique « ne marche pas » (j’entends « ne marche pas » quand elle est rapportée aux exigences nouvelles d’une logique dont on voudrait qu’elle permette d’écrire directement les programmes qui aboutissent au rêve d’une exécution automatique des tâches commandées par la formation historico-sociale, c’est-à-dire pour simplifier : les tâches commandées par le Capital) prend pour thème l’acte fondateur même de l’économie (capitaliste ou pré-capitaliste) à savoir l’échange, lequel par son abstraction extrême permet à la fois la pensée et la forme-marchandise.

Règle structurelle en logique classique: on peut effacer de toute déduction une ressource qui n’est pas utilisée. Ce n’est pas le cas en logique linéaire.

Pour reprendre ici les termes d’un commentateur qui intervenait depuis la Critique de la Valeur : « c’est de l’activité (sociale) « pratique », « physique » et « matérielle » que surgit « l’abstraction » sociale et son caractère « physique ». L’acte d’échange est un processus physique [physisch] dont les éléments de nature, physiques [physisch] (espace, temps, mouvement, etc.), sont abstraits, dont le contenu empirique est gommé, pour n’en garder que les abstractas formels que sont ses caractéristiques physiques [Physikalisch] ». C’est justement ce à quoi on a procédé en créant la logique linéaire. On pourrait dire aussi que c’est là décrire la constitution de la logique comme discipline qui, loin de se contenter d’un canon du raisonnement formel éthéré, procède à la thématisation dans la science des activités qui s’exécutent indépendamment de la conscience du sujet, ou comme le disent les philosophes de l’Ecole de Francfort, « derrière leur dos ». Sohn-Rethel dit :

L’abstraction est une abstraction-réelle : elle est le fait des hommes, en tant que résultat d’une forme sociale spécifique de relations d’échanges ; elle est extérieure toutefois à leur conscience et relève de l’action de l’échange au moment où l’acte a lieu.

Lorsque j’échange A contre B, cela se fait par des moyens physiques, je donne physiquement A à mon interlocuteur Y, qui, en retour, me donne physiquement B, tout cela au moyen de gestes en présentiel ou à distance peu importe, mais rien de cet aspect physique ne transparaît dans l’échange en lui-même, il se fait par eux et pourtant il les gomme instantanément. Il se peut que Y me donne physiquement B avant ou après que je lui donne A, mais la notion d’échange ne retient que la simultanéité, si B est une somme d’argent, même si le paiment est relégué dans le temps, il n’empêche que l’échange A contre B a eu lieu au moment où nous l’avons convenu, lui et moi. C’est toutefois ce que Sohn-Rethel appelle l’échange pris individuellement.

Les critiques qui lui sont faites en provenance de la CDV ont alors me semble-t-il raison : la notion d’échange dépasse le cadre individuel. Se ramener dans la théorie à des comportements individuels même s’ils sont pris pour symbole ou exemple fausse la compréhension, c’est ce que Robert Kurz dénomme « l’individualisme méthodologique » qui, en lui-même, est une sorte de biais théorique. Car l’échange est en réalité donné globalement, en tant qu’effet au sein de la formation sociale qui se base sur lui.

Cela m’évoque inévitablement la théorie linguistique des performatifs. On a souvent par facilité considéré un performatif comme un acte accompli individuellement en parlant, l’exemple le plus souvent choisi est celui de la promesse. Quand X dit à Y qu’il lui promet de faire l’action A en sa faveur, par ces simples mots, il s’engage concrètement à accomplir A, autrement dit il fait en sorte que Y soit dans l’attente légitime de A, et rien ne peut empêcher cela, X ne peut plus dire « je t’ai promis, mais en réalité je ne t’ai pas promis », X a promis en prononçant ces mots et rien jamais n’effacera le fait qu’il ait prononcé les mots en question. Toutefois, là aussi, on ne peut se contenter de se reporter à l’analyse d’une énonciation individuelle : si cette énonciation a tel effet c’est en fonction d’une structure de conventions globales qui s’exprime dans le langage avant même que A soit entré dans le langage. Ces conventions agissent là aussi, « dans notre dos », nous n’y pouvons rien, nous ne pouvons pas les changer.

Il en va donc de l’échange monétaire comme de l’échange langagier.

Maintenant, si on revient à la logique, il est assez clair qu’elle non plus ne se borne pas à des actions individuelles : la logique linéaire n’a pas été « inventée » pour décrire l’acte d’échange individuel de A contre B ! Elle a été inventée comme une totalité qui rend désormais possible de faire fonctionner un paradigme global que l’on a souvent dénommé « des preuves comme programmes ». Autrement dit, il y a ici un lien que nous devrons approfondir bientôt entre cette mise en avant de l’acte d’échange et la machinerie technique qui permet d’accomplir des actions en quoi consistent des programmes informatiques. De la même façon qu’il nous faudrait compléter la théorie de Sohn-Rethel de manière à raccorder la forme marchandise non seulement à la circulation des biens mais à leur production. Beau programme à accomplir. Isn’t it ?

Bien. Voici les vacances. Il sera peut-être temps de mettre provisoirement un terme à ces échanges sérieux. Nous irons nous promener, camper, courir quelques festivals, et d’abord celui d’Avignon, où nous attendent des événements dont nous n’avons pas encore idée. J’essaierai bien sûr d’en parler. Dans des billets, donc, qui prendront une forme plus courte et plus légère. Vivent les vacances !

1 Les connecteurs un peu bizarres qui surgissent dans la logique linéaire, désignées par des éperluette et éperluette inversée par exemple, ne sont pas des trouvailles issues d’un chapeau, ils proviennent d’un manque dans la logique classique, qui est mis à jour quand on analyse celle-ci et qu’on la formule dans des systèmes très performants pour la recherche de preuves, comme le calcul des séquents. Une telle formulation met en avant la nécessité d’introduire des « règles structurelles » qui autorisent des manipulations dont le mathématicien a toujours besoin, comme par exemple considérer qu’une formule donnée peut être réutiisée autant de fois qu’on veut dans une déduction, ou bien que si une formule n’est pas employée dans une preuve, on obtiendra aussi bien une relation de déduction en supprimant cette formule. Ces règles s’expriment comme règles « de contraction » et « d’affaiblissment ». SI on doit les formuler, alors c’est qu’il existe une logique que l’on peut construire et qui les ignorerait. Dans quel monde tombons-nous alors ? Celui de l’échange marchand, où chaque occurrence de bien compte et où rien n’est gratuit…

2 Car c’est une fonction qui, comme l’exponentielle, transforme une structure additive en une structure multiplicative cf. exp(x + y) = exp(x).exp(y)

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Monnaie et pensée : deux faces d’une même pièce ? (sur Alfred Sohn-Rethel)

A la suite de deux de mes précédents articles, on pourrait se demander comment résoudre le lien entre science et système historico-social, ou, pour le dire tout à fait autrement mais selon les termes de mon interlocuteur Wonja Ebobissé, comment il se fait que « le sujet humain étant un produit dérivé et toujours en évolution de la nature, cela ne l’empêche pas de l’analyser et de la comprendre ». On peut être surpris ici par le rapprochement que j’opère de ces formulations, c’est bien sûr que je conçois ce « sujet humain » comme émanant d’une structure historique et sociale qui, en dernière instance, a place dans « la nature », mais en dernière instance seulement. Sur la deuxième partie de la phrase, sur analyser et comprendre cette nature, il faudra peut-être se résigner à penser un jour que ledit sujet humain n’y arrive pas si bien que cela et que ce qu’il prend pour une analyse parfaite du monde extérieur n’est qu’une exploration des propres structures qui le maintiennent, lui, le sujet. Cela permettrait alors, entre autres choses, de résoudre le problème, posé par Wigner, du caractère incompréhensible du fait que les mathématiques parviendraient à expliquer le monde (précisément : « l’effectivité déraisonnable des mathématiques dans les sciences de la nature »).

Werner Heisenberg et Eugen Wigner en 1928

Qu’il y ait un lien entre la science et le système historico-social par le biais des structures mentales, cela apparaît clairement chez des physiciens modernes comme Carlo Rovelli, avec la façon dont ils conçoivent la science et les phénomènes qu’elle étudie. Selon eux, la physique est le lieu où l’imbrication entre la structure de la réalité et les structures de la pensée paraît aujourd’hui la plus étroite. Les mathématiques n’ont même pas besoin de postuler l’existence de structures du monde extérieur. Elles sont la pensée en action et on ne s’ébahit devant leur beauté et leur puissance que pour mieux s’émerveiller de la puissance de notre esprit. On voit au travers elles comment l’esprit fonctionne, et on ne trouve rien d’étonnant finalement à ce que des psychanalystes s’en inspirent pour mieux penser l’inconscient (Alain Connes en dialogue avec Patrick Gauthier-Lafaye, par exemple), ou d’autres pour mieux penser le temps dans toute son épaisseur topologique (Daniel Sibony). Mais la pensée n’est pas un vague éther où se dissolvent les idées évanescentes, elle ne tombe pas du ciel, elle est inscrite dans du matériel, du concret. Concret de nos corps, de nos organes, mais aussi de nos rituels sociaux, de nos institutions, de nos pratiques et de nos habitus. La pensée est dans l’histoire. Et donc physique et mathématiques sont aussi dans l’histoire et reçoivent d’elle des déterminations qui passent bien sûr inaperçues, mais n’en existent pas moins. C’est le propre du fétichisme de la pensée de nous faire croire qu’il n’en est rien. Par fétichisme de la pensée, j’entends ici la même chose que le fétichisme de la valeur tel que décrit par Marx : nous sommes à l’origine d’un processus, et pourtant il fait partie de ce processus de nous persuader qu’il n’en est rien, qu’il existe par lui-même, inscrit dans la nature, dans un monde extérieur qui n’est peut-être même pas atteignable. D’où la nécessité d’inventer des dispositifs théoriques sous forme de couples : noumène / phénomène, sujet / objet ou corps / esprit. Mais si nous avons suivi l’argumentation de Rovelli à propos de l’interprétation relationnelle de la physique quantique, nous voyons bien que ces dichotomies sont artificielles, Russell parlait déjà d’une indistinction entre interactions physiques et interactions mentales. La dichotomie sujet / objet disparaît en physique quantique. Et il est admis désormais par la philosophie contemporaine (Jocelyn Benoist après Jean-Paul Sartre) qu’il n’y a que des phénomènes, excluant toute idée d’un « réel caché ».

Réfléchir au lien avec la structure sociale-historique s’impose donc. Cela aurait dû être le cas de la réflexion marxiste, mais elle est demeurée floue, pour ne pas dire pire, quant à son rapport à la science, et encore plus, dirais-je, quant à son rapport aux mathématiques et à la logique. A part quelques considérations générales de Marx et Engels sur la dialectique qui serait partout à l’oeuvre dans la pensée s’illustrant par des couples d’opposés (plus – moins, multiplication – division, dérivation – intégration etc.) qui seraient comme la thèse et l’anti-thèse avant qu’ils ne se rejoignent dans une synthèse dialectique, on ne trouve pas grand-chose. C’est maigre, et ça laisse entendre que la réflexion scientifique serait un simple reflet de l’ordre « naturel ». On y admet tacitement la notion de sujet de la science, c’est-à-dire d’un sujet transcendantal à la façon kantienne.

L’apport de Kant aura été, en affirmant le rôle actif du sujet, de rendre possible la connaissance sans recours à un rapport mystérieux entre l’esprit humain et la réalité extérieure, certes, mais quid de ce sujet, n’est-il pas aussi mystérieux ?

portrait par Kurt Schwitters

Walter Benjamin et Asja Lacis

Il aura fallu attendre les années quarante à soixante pour qu’un auteur peu connu se penche sur la connexion à établir entre Kant et Marx. Cet auteur est Alfred Sohn-Rethel, qui a travaillé dans l’ombre pendant presque toute sa vie. Admirateur de Theodor Adorno et influencé par l’Ecole de Francfort, c’est au cours des obsèques d’Adorno qu’il parvint à convaincre l’éditeur de ce dernier de l’éditer à son tour. Ses travaux, même encore non publiés, avaient attiré l’attention auparavant de Walter Benjamin, qui était son ami. L’un des livres que l’on trouve actuellement sur le marché est d’ailleurs un petit texte à plusieurs voix sur Naples qui réunit Walter Benjamin, Asja Lācis et Alfred Sohn-Rethel. Asia Lacis était la muse de Benjamin, celle qui essaya à plusieurs reprises d’attirer le philosophe allemand à Moscou. On trouve chez Benjamin, notamment dans son dernier ouvrage, Le concept de l’histoire, des remarques qui portent la marque de son interaction avec Sohn-Rethel. On sait que Benjamin résista à tout enrôlement au sein du Parti Communiste, comme il refusa de répondre aux appels de son grand ami Gershom Scholem de le rejoindre à Jerusalem. La pensée de Benjamin, comme l’écrit mon ami Jean Caune, gravite autour de deux foyers sans jamais rejoindre ni l’un ni l’autre : le marxisme, qu’on appelait à l’époque le matérialisme dialectique, et le messianisme juif. On sait aussi que, rejoint par la vague nazie, il tenta de fuir vers l’Espagne en 1940, et y échouant, préféra se donner la mort. Je raconte tous ces faits pour mettre en place un cadre, mettre un contexte à tout cela.

Peu d’ouvrages de Sohn-Rethel sont accessibles en français. Anselm Jappe a écrit une intéressante préface à La pensée-marchandise, intitulée L’argent nous pense-t-il ? Pourquoi lire Sohn-Rethel aujourd’hui ? et le philosophe-logicien Jean Lassègue a écrit également une recension sur un article important : Geistige und Körperliche Arbeit, Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthesis, qui a été traduit par : Travail intellectuel et travail manuel, une critique de l’épistémologie.

Evoquant à l’instant la notion de fétichisme dans le domaine de la pensée, pour dire que le fétichisme de la pensée était ce processus par lequel celle-ci nous apparaissait comme une substance donnée, il semblait naturel de faire le rapprochement avec un fétichisme semblable, celui de la valeur. C’est ce rapprochement, pour beaucoup de gens inattendu, auquel se livra Sohn-Rethel. Pensée, valeur. Une certaine forme de la pensée apparaît dans la Grèce antique : elle conduira à notre philosophie (mais aussi à nos sciences, mathématiques surtout). Je me permets de penser que ce n’est pas que là : des formes de pensée apparaissent ailleurs, un peu en même temps, de manière synchrone, on fait de Nagarjuna un contemporain d’Aristote. Elles sont contemporaines d’une apparition ou d’une généralisation de l’échange : on ne se contente plus de ce que l’on produit soi-même mais pour acquérir d’autres choses produites par d’autres, on est prêt à échanger, et même pour cela, à user d’une nouvelle denrée spécifique : la monnaie, entité singulière et incroyable au premier abord car c’est une réalité concrète en même temps qu’une abstraction totale car elle suppose tout un cheminement intellectuel conduisant à reconnaître dans deux objets totalement différents, n’ayant ni la même fonction ni le même usage, pourtant une constante, un invariant : avoir la même valeur, pouvoir s’échanger l’un contre l’autre. Autrement dit, c’est une abstraction-réelle. De ce genre d’entité qui structure notre champ de conscience et qui fait naître authentiquement un rapport social. Comme on le voit, Alfred Sohn-Rethel s’en tient à la circulation des marchandises, elle lui suffit à poser les concepts de valeur d’usage et de valeur d’échange, alors que, chez Marx, on introduit en plus la valeur travail, c’est ce qui lui sera reproché par la suite, notamment par Robert Kurz et les autres dignitaires de la CVD. Ce n’est pas ici le lieu de trancher pour savoir qui a raison et qui a tort : il apparaît que Sohn-Rethel, en se limitant à la notion de valeur d’échange définie à partir de l’abstraction de l’échange, a déjà suffisamment de grain à moudre. On peut noter ici que, dès qu’existe l’échange, peut se produire le phénomène de la division du travail. On n’est pas obligé de produire soi-même pour vivre. On peut aussi déployer des activités qui seront vues par les producteurs comme tout à fait équivalentes à du travail et produisant des biens d’un autre ordre (religieux par exemple) même si elles ne sont pas immédiatement productives. Il y aura ainsi des gens pouvant s’abstraire du travail immédiatement productif, c’est-à-dire du travail manuel, et qui se livreront à l’échange en même temps qu’ils développeront des idées, des pensées, des concepts, des objets de croyance ou d’admiration, autrement dit du travail intellectuel. La pensée, dans ce contexte, apparaît à la fois comme une réalité de nature semblable à la monnaie, c’est-à-dire une abstraction grâce à laquelle peut se déployer tout un monde d’échange, et comme une réalité rendue possible par, justement, le type de processus engendré par l’échange monétaire, à savoir la division du travail. Sohn-Rethel est plus précis que cela, il dit, dans le texte dont Jean Lassègue fait la recension :

La véritable abstraction inhérente à l’échange ne devient perceptible que dans la monnaie frappée. Dans toute pratique commerciale antérieure encore compatible avec les formes communautaires de société (d’ailleurs on trouve des vestiges de telles formes dans tout le pourtour méditerranéen proche et oriental), la véritable abstraction était, bien sûr, tout aussi opérante, mais d’une certaine manière, totalement dissimulée à l’esprit humain. L’introduction et la diffusion de la monnaie ont cependant supplanté la production communautaire et inauguré une forme de synthèse sociale ancrée dans la « réification », ainsi nommée car le contexte social des individus se transforme en contexte social de leurs produits, communiquant entre eux dans les termes monétaires des prix, leur « langage marchand », selon l’expression de Marx.

Cet usage de l’expression « langage marchand » attribuée au grand Karl, me fait inévitablement songer que la question même du langage se trouve posée au travers de ces considérations et… que je ne dois pas être le premier à l’avoir pensé1.

1 Une courte recherche me montre que ce même Jean Lassègue a justement produit en compagnie d’un linguiste, Yves-Marie Visetti, et d’un anthropologue, Victor Rosenthal, un article autour de cette question.

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Spinoza à Gaza – II

Lorsque j’écrivais, en octobre 2023, un billet sur ce blog pour exprimer mon empathie à l’égard d’Israël et mon soutien à l’idée qu’il avait bien le droit de se défendre, je m’appuyais, outre sur ma sympathie envers la communauté juive et mon profond rejet de tout anti-sémitisme, sur les analyses approfondies faites par le courant Critique de la Valeur/Dissociation et notamment par Moishe Postone1 selon qui l’anti-sémitisme moderne a à voir avec le fétichisme du Capital, ayant trouvé sa pleine expression dans le national-socialisme qui caricaturait le capitalisme en en faisant la simple opposition entre le travail et l’argent, le pôle argent étant biologisé et incarné dans la figure du Juif. Marx lui-même n’avait pas été très éloigné de cette analyse lorsqu’il avait publié La Question Juive, ouvrage de sinistre réputation que l’on s’est efforcé d’oublier sans y parvenir vraiment.

D’une manière abrégée, on peut dire que l’anti-sémitisme moderne est un rejeton du capitalisme et de sa critique tronquée.

Les Juifs devaient donc se révolter contre l’assimilation que l’on faisait d’eux, et se démarquer du capitalisme, ce qui était dans l’idée de nombre d’entre eux, du moins à ce que je crois savoir (puisque beaucoup n’étaient pas sionistes, mais plutôt enclins à soutenir la Révolution, et que même ceux qui étaient sionistes l’étaient au sens d’une construction d’une société nouvelle adoptant certaines valeurs du socialisme). Malheureusement, les Israëliens se sont trouvés projetés dans le giron américain pour des raisons sécuritaires, et n’ont guère fait attention aux revendications également légitimes de ceux et celles dont ils s’emparaient des terres.

Il faut ajouter à cela les velléités d’expansion capitaliste de puissances régionales s’appuyant sur des « mouvements de libération nationale » qui cherchaient avant tout à combler leurs retards sur les autres puissances (ce que Robert Kurz appelle le « modernisme de rattrapage ») et ont tous donné lieu à des régimes nationalistes dictatoriaux. La situation eut tôt fait de devenir explosive, entre revendications légitimes de se maintenir sur ses terres et ambitions de pouvoir régional.

Le 7 octobre, les assaillants n’étaient pas des « résistants palestiniens » mais les combattants d’un groupe islamiste terroriste cherchant à étendre son emprise politique dans le cadre d’une offensive plus globale de puissances moyen-orientales (l’Iran par exemple) qui visaient à imposer un ordre économique et politico-religieux régional. Le Hamas était arrivé au pouvoir en massacrant lui-même un grand nombre de Palestiniens. Il demeure aujourd’hui responsable en grande partie de la situation subie par un peuple qu’il prétend défendre.

Mais la situation a évolué et tout ceci doit être nuancé.

L’orpheline de Delacroix est pour moi le symbole de toutes les souffrances et de toutes les guerres. Je vois en elle aujourd’hui le symbole des soffrances de Gaza.

Il arrive que l’on pense que l’on pourra réduire des situations à l’emprise d’un schéma simple, par exemple, celui d’un régime socio-économique qui, s’étendant à la planète entière, causerait de multiples ravages. C’est certes un peu le cas, mais il n’y a pas que cela2. Jean-Pierre Filiu donne une analyse de l’émergence du Hamas dans laquelle les organisations précédentes (OLP, Fatah, Aurorité Palestinienne…) ont aussi leur part de responsabilité, liée à la corruption et à certaines démissions, sans compter la responsabilité d’Israël lui-même dans la montée du groupe aujourd’hui qualifié de terroriste mais en lequel l’état hébreu voyait une manière tactique de contre-carrer les entreprises visant à mettre en place une solution à deux états. De nombreux témoignages mettent d’ailleurs en avant une collusion objective entre le Hamas et Israêl, ce qui aggrave encore la responsabilité de ce dernier.

La part du Capital dans l’histoire reste néanmoins prépondérante. Il suffit pour s’en convaincre de voir le rôle joué par les Etats-Unis, et par Trump en particulier, dans le maintien et l’extension du conflit (jusqu’à l’Iran désormais, même si, bien entendu, le régime des mollahs a une grande part de responsabilité, on ne produit pas des armes nucléaires pour briller dans les foires-expositions, ou comme le chantait Brassens, la poudre n’est pas faite pour être jetée aux oiseaux). Les Juifs établis en Israël ont été amenés par l’histoire à se ranger du côté de la puissance la plus capitaliste, eux qui, pourtant, étaient les premières victimes d’un système qui les avait identifiés à l’argent pour mieux s’exonérer des crimes qu’il commettait lui-même au nom du profit. Alors qu’au début de l’état d’Israël, ils se destinaient à un type de civilisation en rupture avec le capitalisme en mettant en avant les valeurs d’un socialisme des kibboutz, ils ont en quelque sorte adopté les attitudes qui leur étaient soufflées par la super-puissance américaine jusqu’à faire figure de relai du capitalisme occidental (puis même à dépasser les recommandations, à s’affranchir du maître pour aller toujours plus loin dans une fuite en avant mortifère). Ils ont donc suivi l’évolution de ce système jusqu’à ce qu’il soit, de nos jours, incarné dans le trumpisme triomphant, lequel vise à récolter tout ce qu’il peut comme valeur marchande en colonisant le monde entier s’il le faut.

Ainsi de Gaza que le Capital3 veut transformer en riviera luxueuse qui rapporterait autant que les immeubles rentables de Manhattan ou de Las Vegas.

Lorsqu’il m’arrive de regarder les émissions de débat à la télévision, comme C ce soir sur la 5, je suis catastrophé par leur pauvreté philosophique. De nombreux intervenants sont pro-Trump et sont là uniquement pour défendre le mode de vie américain, la persistance de ce qu’ils appellent pompeusement « le rêve américain » et proclamer le caractère inoffensif de la politique trumpienne, autant dire pour défendre le siège sur lequel ils ou elles sont assis.e.s, puisque nombre d’entre eux ou elles sont des professeurs installés à New York, des journalistes « spécialistes » des Etats-Unis, autrement dit des propagandistes de la cause américaine. Ils ou elles défendent « la Liberté », une liberté qui paraît-il n’existerait que là-bas. Dans ce là-bas « romantique » où des cow-boys beaux comme des anges agitent des lassos au-dessus de troupeaux apeurés, et où il suffirait de se baisser pour ramasser l’or incrusté sur les trottoirs et au pied des gratte-ciel. Curieuse conception de la liberté dans un pays où la pauvreté s’accroit, où baisse l’espérance de vie, où les mis au rebut ne trouvent pour se supporter eux-mêmes qu’une drogue bon marché qui les anéantit toujours plus, et où des massacres de masse se perpètrent dans les écoles, les églises et les supermarchés. Le rêve américain existe toujours. La preuve ? Les gens qui continuent d’affluer depuis l’Europe et le monde entier parce que là-bas, on a sa chance de devenir riche. Voici la félicité en mode capitaliste. L’ultime degré de la réussite humaine : trouver un job dans la Silicon Valley où l’on pourra s’enrichir à concevoir des algorithmes toujours plus déshumanisants pour le reste de l’humanité (et pour soi-même). Demain, la Californie s’enflammera de nouveau sous l’effet du réchauffement climatique (et maintenant des politiques désastreuses de l’administration américaine), Trump exprimera l’intention de détourner l’eau des lacs canadiens pour irriguer l’Ouest américain. Mais il faudrait prendre tout cela pour « inoffensif » et se réjouir d’un tel « dynamisme ». Il est renversant que le même mot de « liberté » serve aussi bien à qualifier l’un des buts de l’être humain au sens de Spinoza, qu’à étiqueter des pratiques destructrices et ne visant qu’à l’accroissement de valeur marchande aux dépens des êtres humains ordinaires et donc aux dépens de l’espèce humaine toute entière.

Or, ce rêve de pseudo-liberté, qui se réalise dans la société marchande, liberté voulant dire ici seulement liberté de se soumettre à un ordre social aveugle, est ce qui se trouve à la racine du mal incarné dans l’effondrement guerrier dont nous sommes les témoins, avant peut-être d’en devenir les victimes, que ce mal s’exerce à Gaza, à Téhéran ou en Ukraine, que les acteurs visibles aient pour nom Trump, Poutine, Kim Jong Un ou Netanyahou et à un moindre niveau pour l’instant (parce qu’ils ne sont pas encore engagés dans une guerre explicite) Xi Jing Ping, Orban ou Erdogan. Mais ces noms pourraient être autres et la situation demeurerait inchangée car ce qui pousse à la guerre n’est pas tant la psychologie de tel ou tel personnage de toute évidence abruti ou fanatisé par les enjeux dont il se croit le maître, que les tendances vertigineuses d’un ordre mondial qui leur échappe.

D’où pourrait provenir un espoir, si ce n’est dans l’effort collectif d’entreprendre un questionnement, une remise en cause, à commencer par celle de nous-mêmes et des idées trop sommaires, des condamnations trop rapides ou des identifications trop simples ?

Agir en être libre ne signifie pas que l’on détient la vérité ou que l’on ne se trompe jamais, bien au contraire, cela signifie plutôt être prêt à une révision permanente de ses opinions en fonction des analyses nouvelles qu’on peut développer à partir de ce qui peut transparaître dans les réflexions souvent déjà faites qu’il s’agirait de mettre en commun plutôt que d’opposer les unes aux autres..


PS : cet article a été écrit juste avant le bombardement américain en Iran. Nul ne sait ce qui va advenir de cet événement brutal déclenché par une puissance aveugle, dotée de la plus haute technologie mais qui n’en demeure pas moins aveugle, irresponsable, prête à entraîner toujours plus le monde entier dans le déchainement de sa violence contenue en même temps que dans son naufrage d’abord moral avant d’être physique.

1 Voir Les antinomies de la modernité capitaliste. Réflexions sur l’histoire, la Shoah et la gauche. In Critique du fétiche capital, Moishe Postone, ed. PUF, 2013.

2 Le capitalisme n’engendre pas tous les conflits ex nihilo, souvent il se contente d’exploiter ceux qui existent déjà, de surfer sur eux autrement dit.

3 Le Capital, dont Trump est une personnification conjoncturelle. C’est là le caractère extraordinaire de ce que nous vivons : des personnes qui deviennent à certains moments les personnifications exactes de la machine abstraite qui guide le monde vers sa perte. Trump/Capital ressemble à ces horribles rateaux qui labourent le fond des mers dans la pêche au chalut, qui prennent aveuglément tout ce qui y vit, pour recracher ensuite la part jugée inutile. Les gazaouis sont devenus malgré eux (et contre le vœu de maints israëliens) une partie de ce rebut que l’on passe par-dessus bord, au même titre d’ailleurs que les sans-papiers ou les immigrés sud-américains.

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Spinoza à Gaza – I

La vie d’un homme ou d’une femme à la retraite est (ou doit être) la vie d’un être libre1. Ainsi, laisse-t-il aller librement sa réflexion, voyageant au milieu de ses lectures ou de par le monde de façon libre. La philosophie vient alors à lui ou elle d’une manière naturelle, sans mal et sans douleur à l’aborder. Il/Elle parlait de Sartre il y a deux semaines, d’autres questions l’ont conduit vers Kant, et aujourd’hui vers Spinoza. Oui, Spinoza. Qui justement nous définit cette liberté non comme libre-arbitre mais comme adéquation à soi-même et à l’autre homme ou femme libre également, conduit.e par la réflexion (Misrahi, préface à l’Ethique). Mais pas seulement la liberté, une certaine félicité également, qui serait le but ultime de son Ethique, bizarrement intitulée par Spinoza « amour intellectuel de Dieu », mais qui signifie simplement la philosophie même, l’adhésion joyeuse et réfléchie au monde tel qu’il nous vient. Que faire d’autre que chercher cette félicité ? Le philosophe nous assure que tout le monde peut l’atteindre, …

encore faut-il que l’on soit dans des conditions normales d’existence.

Car, hélas, tout cela n’a de sens que dans la configuration d’une humanité qui serait elle-même libre, autrement dit vivrait dans la paix et une abondance suffisante de biens matériels pour pouvoir subsister dans une relative insouciance. Force est de constater que nous sommes loin de réunir de telles conditions. Au lieu de cela, en guise de félicité, le monde actuel (entendez principalement le Capital), outre qu’il nous plonge dans la guerre, ne nous propose que l’enrichissement matériel. C’est si peu. C’est si pauvre. L’enrichissement matériel est l’appauvrissement de l’être.

Oui, encore faut-il que l’on soit dans des conditions normales d’existence.

Que l’on ne vive pas à Gaza, par exemple.

L’inhumanité des guerres réside dans les mutilations qu’elles provoquent non seulement des corps mais des esprits : il n’existe aucun espoir avec elles d’atteindre le moindre accomplissement dans la liberté qui devrait être promis à chacun et chacune, et dont nous parle si bien Spinoza.

La guerre menée par Israël à Gaza fait suite à l’attaque avec massacre et prise d’otages perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023. Cette attaque déjà en elle-même était une œuvre de déshumanisation : elle s’en prenait à une partie la plus vivante et la plus libre de la communauté juive, celle qui se réunissait dans un kibboutz et clamait son espoir en la paix.


Les décombres du camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, le 31 octobre 2023. STRINGER / REUTERS

Mais la guerre menée par Israël à Gaza (comme d’autres guerres avant elle) vise désormais elle-même à la déshumanisation. Celle d’un peuple qui la subit (les Palestiniens) et, au-delà, celle de ceux qui la commettent (les Israëliens) puis celle de l’humanité entière convoquée comme spectatrice. Des écrivains et journalistes plus qualifiés que moi, comme Jean-Pierre Filiu qui est allé sur place, le montrent : cette guerre préfigure celles qui auront lieu par la suite, qui, comme elle, feront fi de toute règle humanitaire, de tout avertissement des nations puisque, notamment, désormais la voix de l’ONU est inaudible. Toute action qui vise à priver d’humanité une partie – même réduite – de ladite humanité aboutit à en priver l’humanité toute entière. Cela, les Juifs sont bien placés pour en témoigner. Le nazisme a voulu cela. Et peut-être justement, en voyons-nous le résultat aujourd’hui, où une partie des Juifs – même réduite – se livre à des actes déshumanisants à l’encontre d’une population qui a pour tort d’être palestinienne. Quand je vois cela, je me souviens de mon prof d’histoire du lycée qui nous disait, et nous ne voulions pas le croire, que les nazis avaient gagné2, parce que, désormais, les peuples et les nations allaient devoir commettre beaucoup d’atrocités dans les guerres, notamment à l’encontre des civils, avant de pouvoir atteindre le niveau où ils en étaient arrivés, eux. Que les horreurs commises viennent de Juifs est une sinistre ironie de l’histoire et il est terriblement dommageable pour eux que ce gouvernement honni, conduit par un premier ministre méprisable allié à une extrême-droite fasciste, déshonore à ce point le nom d’Israël. Des voix juives se sont élevées ces derniers temps pour condamner sans ambiguïté l’action de ce gouvernement, de Horvilleur et Sfar à Finkielkraut, de Barnavi à Olmert, très tôt dans ce conflit, j’ai entendu Ofer Bronchtein dire sa honte d’appartenir à un tel Etat. Mais peut-être ce n’est pas assez.

Les massacres et les actions de déshumanisation ne devraient pas être mises sur des échelles de comparaison, on peut ainsi légitimement dénoncer que quelqu’un ait dit « Gaza c’est Auschwitz », car il n’y a qu’un seul Auschwitz dans l’histoire, cela nous le savons. Mais l’état de déshumanisation des Palestiniens de Gaza atteint aujourd’hui, quand on regarde les choses de l’intérieur (comme l’a fait Filiu), un niveau qui sera bientôt comparable à celui des Juifs internés dans les camps de la seconde guerre mondiale (peut-être l’est-il déjà) : famines organisées, eau impropre à la consommation, exécutions pour un oui pour un non, parce que quelqu’un est allé trop prêt des limites du territoire ou s’est avancé pour atteindre un peu de nourriture, ciblage des humanitaires et du personnel médical, destruction des écoles et des hopitaux, tortures psychologiques en tous genres, utilisation des gangs et des prisonniers de droit commun libérés pour ajouter la terreur à la terreur, complicité avec le supposé ennemi parce que, bien que formant des opposés, les deux camps poursuivent des buts semblables (refus d’une solution à deux états, en particulier).

Jean-Pierre Filiu

Alors on attend un sursaut. Un ami Juif me disait l’autre jour avoir rencontré une de ces grandes voix dont on parle (je ne dirai pas qui) et lui avoir conseillé d’aller plus loin dans sa dénonciation, en parlant – pourquoi pas – explicitement de génocide, et que son interlocuteur lui a répondu qu’il n’irait jamais jusque là, parce que, disait-il, si nous allions jusque là, alors nous aurions tout lâché. Et nous ne pouvons pas lâcher devant l’horreur de la Shoah.

Certes, mais quand même… jusqu’où faudra-t-il aller pour qu’on en vienne à admettre la réalité d’une suite d’actes qui s’apparente à un génocide, même si l’on sait que cette dénomination relève d’une compétence juridique et non d’un simple avis d’une communauté de personnes, fut-elle de plus en plus nombreuse ? Jean-Pierre Filiu conclut son bouleversant récit d’un mois passé à Gaza au risque de sa vie, en tant qu’admis dans une opération humanitaire « coordonnée », par ces mots :

Gaza ne s’est pas juste effondrée sur les femmes, les hommes et les enfants de Gaza. Gaza s’est effondrée sur les normes d’un droit international patiemment bâti pour conjurer la répétition des barbaries de la Seconde Guerre Mondiale. Gaza s’est effondrée sur les codes d’une diplomatie qui avait ses règles et ses faiblessess, mais qui tendait à pacifier les contentieux plutôt qu’à les exacerber. Gaza est désormais livrée aux apprentis sorciers du transactionnel, aux artilleurs de l’intelligence artificielle et aux charognards de la détresse humaine. Et Gaza nous laisse entrevoir l’abjection d’un monde qui serait abandonné aux Trump et aux Netanyahou, aux Poutine et aux Hamas, un monde dont l’abandon de Gaza accélère l’avènement.

Pourquoi Spinoza ? Je verrais bien en lui, qui fut rejeté par sa communauté, l’incarnation de certains Juifs d’aujourd’hui qui, courageusement, s’élèvent contre la politique d’un Etat qui prétend les représenter. Mais en plus de cela, comment ne pas voir dans le rapprochement ainsi opéré entre lui et le monde qui produit l’horreur de Gaza l’opposition entre un idéal de vie centré sur la liberté de l’être humain au sens de cette adéquation à soi-même dont il parle, et l’abandon de tout idéal de vie à cause des guerres et de l’oppression, de la recherche du maximum de gain matériel et financier qui se répand à l’échelle du monde ? Gaza est l’autre nom de cet effondrement universel que nous vivons en ce moment : celui des valeurs d’humanité allant de pair avec la révélation au grand jour de la réalité du capitalisme qui est de se débarrasser toujours plus des oripeaux qui l’encombrent, qui se dénommaient en particulier : « droits de l’homme »3.

1 Je parle ici d’un homme ou d’une femme « à la retraite » parce que c’est mon cas, mais il va de soi, qu’idéalement, cela devrait s’appliquer à tout homme et à toute femme, encore faudrait-il diront certains qu’ils ou elles soient libérées du travail.

2 C’était seulement vingt ans après la fin de la guerre.

3 À côté des politiques sociales, des garanties à la sécurité et de l’aide médicale partout dans le monde.

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Le couteau (nouvelle)

C’était la nuit de la victoire du PSG sur l’Inter, par 5 à 0. Romain était allé au théâtre ce soir-là, ce n’était pas qu’il fût indifférent au sport mais il avait réservé sa place bien avant de connaître la date à laquelle aurait lieu la finale. Il rentrait donc vers le petit appartement que lui prêtait régulièrement son patron, et qui se trouvait rue Buffon, tout près de l’entrée du Jardin des Plantes, à deux pas de la Grande Mosquée. Il faisait bon, ce doux soir qui faisait la jonction entre mai et juin. Dès qu’il était sorti du théâtre, il avait ressenti la profonde liesse qui emplissait les rues de Paris après la lourde défaite infligée au club italien. De chaque bistrot sortaient des clameurs, les parisiens venaient de marquer le quatrième but. Dans le métro, les voyageurs avaient les yeux rivés sur leur portable pour y capter des images dépassant toutes leurs attentes. A peine descendait-il à la station Gare d’Austerlitz qu’il perçut de nouveaux cris de joie. Les touristes étrangers s’amusaient, ils n’avaient pas calculé leurs date de séjour en fonction des prévisions footballistiques et ils se retrouvaient pris dans une fête qui allait selon toute évidence se prolonger toute la nuit. Dans la cour extérieure de la gare, une grue était éclairée aux couleurs de la capitale, des Japonaises, à moins qu’elles ne fussent coréennes, photographiaient cet instrument de travaux qui, à d’autres moments, leur aurait été totalement indifférent. Longeant les grilles du Jardin des Plantes, il entendait de loin les pétards qui explosaient dans la direction du boulevard Saint-Marcel. Il aurait aimé boire une bière avant de rentrer à l’appartement mais soit les cafés du quartier se refermaient car il était tard, soit, destinés à rester ouverts toute la nuit, ils regorgeaient d’un monde bruyant et surexcité. Romain tout sympathisant qu’il fût à l’égard de ces enthousiasmes qui mettaient sans doute un peu de baume au coeur aux hommes et aux femmes qui, par temps ordinaire, n’avaient pas trop d’occasions de se réjouir, n’était pas prêt à se mêler à la ferveur d’un soir qui allait bien sûr rester isolée, concentrée sur une nuit, un jour, peut-être deux mais allait inévitablement retomber quand les nouvelles du monde submergeraient de nouveau la masse des informations joyeuses liées à l’actualité sportive. Il s’acheta donc une canette de bière à la petite épicerie qui restait ouverte, et décida de rentrer à l’appartement où il s’en désaltèrerait tranquillement. Baptiste était son patron, il dirigeait une agence de voyages dont Romain supervisait l’activité trekking. En raison de leur emploi, les deux voyageaient beaucoup et avaient besoin d’un pied à terre à Paris, ils se partageait donc ce lieu, fort bien situé, dans un cadre agréable, les fenêtres coté cour dominant un charmant jardin, très fleuri, commun à d’autres maisons, dont une, très basse, donnait l’impression d’une ancienne dépendance, ou d’une sorte d’auberge près de laquelle autrefois peut-être des chevaux de calèche venaient se désaltérer. Il monta quatre à quatre les trois étages du petit immeuble, enfila sa clé dans la serrure et se retrouva en un clin d’oeil dans une pièce remarquablement spacieuse qui faisait à la fois salon et cuisine. Une bouteille de rhum des Caraïbes l’attendait au coin d’un miroir. La cuisine était bien équipée. Micro-ondes, cuisinière électrique, lave-vaisselle, bouilloire, frigo bien sûr, où, cependant, ne se trouvaient que peu de victuailles, juste une plaquette de beurre, une bouteille d’eau, vite, refermons la parenthèse. Tout en tirant vers lui l’opercule de sa canette – la bière se mit à bouillonner – il réalisa qu’en plus, tout près de lui, se trouvait une étonnante batterie de couteaux, de ces ensembles que l’on trouve à vendre dans les boutiques de vaisselle de luxe, lame aiguisée, solide, de diverses tailles, il y en avait d’ailleurs trois rangées de quatre, c’est dire tout ce que l’on pouvait couper, fendre, découper en fines tranches, désosser au moyen de cet attirail. Tout en commençant de siroter sa bière, il commença à en tirer un de son logement, pour en admirer le poli et la finesse, puis un deuxième, puis… Là, il s’arrêta, interloqué. Merde, se dit-il, c’est du sang.

Romain avait beau ne pas être expert en taches de sang, il en savait assez pour bien voir que la lame du couteau était pleine d’un sang poisseux, rouge virant sur le brunâtre, ayant commencé à sécher mais cela devait être depuis peu de temps car sinon il y aurait juste eu une croûte marron et sèche, ce qui n’était pas le cas. Alors à quoi avait servi ce couteau dans un passé très rapproché ? Une vague de peur lui envahit le cerveau, liée à toutes les images que l’on a du couteau et du sang. Couteau sacrificiel ? Avait-on égorgé un mouton, un agneau, voire seulement une poule dans ce bel appartement propre et blanc, auquel cas sans doute verrait-on des traces de l’opération ? Banal couteau pour la découpe d’un de ces animaux, mais alors il aurait fallu qu’il fût peu cuit… bien saignant, et nous étions de retour au cas précédent. Ou bien… oui, ou bien couteau criminel, couteau qui avait tué, qui s’était planté dans le corps d’un humain. Mais qu’avait-on fait du corps ? Que pouvait-il bien faire de ce couteau sanglant ? Courir à la police pour signaler un meurtre ? Mais de qui, où ça, quand ? Avait-on au moins signalé une disparition récente, à défaut d’avoir retrouvé un corps poignardé ? Romain se dépêcha de remettre le couteau à sa place, dans la position exacte où il l’avait trouvé, juste le manche dépassant du compartiment où il se logeait. La chose la plus raisonnable maintenant était de faire comme si de rien n’était, comme s’il n’avait rien vu. Après tout, sa démarche d’examen des couteaux de cuisine avait été accomplie totalement au hasard, il aurait très bien pu ne même pas remarquer ces ustensiles, maint visiteur en cette pièce n’y aurait d’ailleurs prêté aucune attention, beaucoup de gens s’attendent à trouver des couteaux dans une cuisine, Romain était bien la seule personne que cela avait pu étonner et il n’avait agi que par curiosité, curiosité malsaine on en convient, mais simple curiosité occasionnée par un aléa. Curieux qu’il était, il aurait aussi bien pu déboucher la bouteille de rhum, le humer pour sentir son parfum et peut-être en goûter une lampée, ce qu’il fit d’ailleurs tout de suite afin de se remettre d’aplomb. Pas mal, il adorait les rhums chaleureux de l’Amérique du Sud. Que faire maintenant, après une bière – non terminée, à cause de tous ces contretemps – et un petit coup de rhum ? Oublier le couteau et se coucher pour dormir jusqu’au lendemain.

Romain se coucha donc et attendit le sommeil, le cerveau malgré tout perturbé. Et puis ce bruit dehors, qui n’arrêtait pas, on klaxonnait, on hurlait, on faisait exploser des pétards, des feux d’artifice. Romain se demandait à quoi ça rimait, tout ça. Les sociologues du sport prétendent que c’est l’idée de nation qui est à la base des émotions collectives ressenties après un match où « son » équipe a gagné, mais là justement, ce n’était pas le cas. L’équipe qui venait de gagner était entraînée par un coach espagnol, dirigée par un homme d’affaires qatari, le capitaine était brésilien, le gardien italien. Comme disait la chanson de Maurice Chevalier, « et tout ça, ça fait d’excellents français, d’excellents français » etc. mais non, c’est ridicule. On avait pris des joueurs, on les avait payé cher, on avait mis à leur tête un entraîneur et on avait à tout ce paquet collé une étiquette : Paris. IL pouvait se le dire maintenant : tous ces maillots de Qatar Airways l’avaient ennuyé. Mais enfin, si ça peut donner de la joie, si ça peut procurer de beaux moments de sport… Les buts avaient été très beaux, à ce qu’en disaient les chroniqueurs. Lui n’avait pu voir que le dernier, au travers de la vitrine d’un des seuls cafés du quartier encore ouverts, et oui, c’était bien joué, miracle de précision, je te passe à un joueur en retrait, qui fait une rapide passe à un autre, qui fait une passe latérale à l’avant qui était le mieux placé, et hop, celui-ci n’avait plus qu’à mettre le ballon dans le filet, ni vu, ni connu, le gardien embrouillé, cela méritait bien une explosion de joie. Mais bien sûr, si les rôles avaient été inversés, si c’étaient les italiens qui avaient joué comme ça… l’enthousiasme n’aurait pas été le même dans les rues de Paris ! Bon, il était temps de dormir maintenant, et on verrait bien le lendemain s’il y avait lieu d’agir à propos de ce couteau….

Au matin, un soleil printanier envahissait la couche où il avait dormi, et même rêvé. Il ne pensait plus au couteau, ni au sang bien sûr. Il eut envie de prendre un petit déjeuner à la Mosquée, il adorait les gâteaux orientaux, le thé à la menthe, les cafés turcs, et peut-être une crêpe, mais pas à la Nutella, non quand même, faisons naturel, prenons miel. Le temps était beau, c’était dimanche. L’envie lui prit d’aller visiter les serres du Jardin des Plantes, qu’il n’avait pas vues depuis longtemps. Il fut surpris par la chaleur moite. Impression d’être sous les tropiques, cela lui rappelait une fois où il avait voyagé dans l’Amazonie bolivienne. Escale à Santa Cruz. Parc envoûtant où il s’était retrouvé nez à nez avec un toucan. Il fit ensuite quelques pas dans le jardin à destination des étudiants de l’Ecole de botanique, il y vit une grenouille sur le rebord d’un bassin. Et il reprit le chemin de son appartement. Avant de monter à l’étage, sa curiosité, toujours elle, le poussa à faire quelques pas dans le jardin. Les maisons basses qu’il voyait de la fenêtre étaient habitées, c’était un monde qui vivait là. A gauche après l’entrée, un rez-de-chaussée où travaillait quelqu’un, un homme en gris, penché sur son ordinateur, après quoi il y avait une pièce avec des canapés, un peu comme une salle d’attente. En face, à droite, manifestement la loge d’un concierge, d’ailleurs il l’avait vu la veille rentrer les poubelles et celui-ci lui avait demandé d’un air soupçonneux qui il était et où il allait, il avait vite répondu et le concierge s’était confondu en excuses. Le concierge était marié, manifestement, si l’on en croyait les vêtements tendus dans la cour en train de sécher. En suivant l’allée de dalles, bordée d’arbustes magnifiques dont il ignorait les noms, avec des fleurs étranges, sortes de balais ou de plumes aux corolles minuscules et légères s’effritant au vent, Romain arriva à la fameuse maison basse qui le faisait penser à une auberge ou à une dépendance pour les chevaux d’attelage, la maison avait été drôlement bien restaurée, décorée, aménagée, on voyait au travers des vitres une dame blonde qui s’afférait auprès de sa cuisine, c’est vrai qu’il allait être midi, il partit sans faire de bruit, elle ne l’avait sans doute pas remarqué – ce en quoi il se trompait – et son tour de jardin accompli, il remonta dans l’appartement. Un tour de clé et il retrouvait le lieu intact. Néanmoins, il voulut revenir à la question qui l’avait obsédé une partie de la nuit… que faire avec le couteau ? Il retourna donc au couteau pour encore une fois le contempler et encore une fois demeurer perplexe face à cette tache de sang qu’il avait vue, il tira donc le couteau de son logement. Merde, se dit-il, il n’y a plus aucune trace… comme s’il avait été nettoyé. Se pouvait-il que quelqu’un fût entré en son absence ? Son patron l’avait assuré qu’il n’existait que deux clés, la sienne, et celle qu’il avait prêté à Romain. Tout cela devenait décidément troublant. Il redescendit pour aller manger un sandwich au bistrot de l’angle, il n’allait quand même pas rester dans cette pièce qui, de plus en plus, faisait naître en lui une sourde angoisse.

Un couteau taché de sang, puis qui ne l’est plus. Sans, a priori, d’intervention externe. Mais était-ce le même couteau ? Plutôt que nettoyer le premier, lui en avait-on substitué un second, propre ? Qui avait fait cela ? Cela s’était-il produit au cours de la nuit ou bien pendant qu’il prenait son café à la Mosquée ou qu’il contemplait les ficus géants des serres du Jardin des Plantes ? Romain avait-il un double qui sortait de son corps pour accomplir des gestes bizarres, comme par exemple tuer quelqu’un, ranger le couteau sans le nettoyer, le nettoyer plus tard ? Cela avait-il un sens ? Fallait-il s’en ouvrir au concierge ? À la police ? Et après tout, Baptiste ne lui avait peut-être pas tout dit, pas tout dit de sa vie en tout cas. Peut-être embauchait-il une femme de ménage, laquelle en ce cas aurait eu les clés, mais qui était elle ? Fallait-il qu’il téléphone à Baptiste pour en savoir plus ?

Romain téléphona, mais bien sûr sans réponse, il laissa juste un message pour être rappelé. Puis il se dit qu’il devrait parler au concierge, non pas en lui disant toute la vérité, du moins celle qui lui avait été accessible, autrement dit l’apparence de la réalité, en lui laissant entendre que des choses en apparence peu normales se produisaient dans l’immeuble. Mais en attendant, il allait manger son sandwich. Finalement, il n’y avait plus rien d’anormal. Quelqu’un qui viendrait dans l’appartement maintenant ne découvrirait aucun fait saillant qui éveillerait une suspicion quelconque. Pourtant, le temps ne se remonte pas, un événement peut avoir en apparence effacé un autre événement, il n’en restait pas moins que, dans la vie réelle, le premier avait eu lieu. Le sang avait existé. Il n’était plus là, certes, mais il avait existé et il ne s’était pas effacé tout seul. Romain prit son temps, avant de retourner à l’appartement. Quand il revint, le concierge arrosait les fleurs, il faudrait donc qu’il aille lui parler, mais pour l’heure, il avait besoin d’aller chercher le téléphone qu’il avait oublié sur la petite table du salon, il ouvrit donc la porte et là… ô non ! Pas ça ! Des traces de sang sur le carrelage de la partie cuisine ! C’en était trop, le concierge avait bien dû s’apercevoir de quelque chose !

Le concierge, un homme petit et rablais, avec un léger accent portugais, eut un petit rire entendu ; et si vous alliez demander ce qu’il en est à ma femme ou bien à madame Delmotte, au fond de la cour, elles s’entendent bien toutes les deux ! Tiens, tiens, se dit Romain, il y aurait donc anguille sous roche, un brin de conspiration locale, peut-être, et il se dirigea vers la dame du fond du jardin qu’il avait aperçue la veille en train de préparer son repas. Par les jolies fenêtres quadrillées, on pouvait voir la pièce décorée de plusieurs tableaux, la locataire était peut-être peintre à ses heures perdues. Il frappa et aussitôt, la charmante dame vint pour lui ouvrir, chevelure blonde bouclée descendant sur les épaules, regard vif, air un peu excité, visage mobile et poitrine dorée à ce qu’on pouvait en deviner au travers du corsage aéré. Il fut frappé par sa main bandée. « Justement, je vous attendais, j’étais sûre que vous alliez venir à un moment ou un autre ! Asseyez-vous donc. Je suis confuse. Il a dû vous sembler que de drôles de choses se produisaient dans l’appartement, n’est-ce pas ? » elle lui fit un clin d’oeil entendu. « Vous connaissez l’appartement ? Vous connaissez mon patron Baptiste ? » lui demanda aussitôt Romain. « et comment que je le connais ! Nous sommes amants ». Romain ouvrit de grands yeux… et bien, ça, il ne m’en a pas parlé, le Bat’… il est quand même gonflé, il aurait pu me prévenir ! « oui, vous savez, rajoutait-elle toute rayonnante, nous avons des jeux un peu spéciaux, avec un peu de sadisme pour pimenter l’affaire. Alors il peut arriver que ça dérape. Figurez-vous que trois jours avant que vous ne soyiez là, nous avions décidé de manger ensemble là-haut, j’avais préparé un magnifique rôti, bien saignant et nous nous battions pour savoir qui de nous deux allait l’entamer, avec la pointe de son couteau, l’idiot commençait à me chatouiller les seins, puis il s’en prit à ma gorge, bon je rigolais, c’était plutôt excitant, mais à mon tour, j’ai voulu me défendre et prendre le couteau pour m’amuser avec lui à ses dépens. Non rassurez-vous, cela n’a pas dérapé sur son sexe, rien que d’y penser me donne des frissons, mais non, simplement, un geste malencontreux s’est produit et je me suis retrouvée avec la paume de la main entaillée, d’ailleurs vous voyez, j’ai encore un pansement. Baptiste s’affola car la blessure semblait profonde et, ne prenant même pas la peine d’essuyer la lame, il remit le couteau à sa place et m’embarqua toute séance tenante aux urgences, où ils ont fait ce pansement, voyez : rien de très grave, dans le fond. Lorsque j’ai vu que vous étiez là, je me suis dit qu’il vallait peut-être mieux que je me rende dans l’appartement pour nettoyer le couteau, pour éviter de vous donner des cauchemars. Je ne savais pas que vous aviez déjà découvert l’objet du crime, si j’ose dire !

– Bon, mais et… tout à l’heure, ce sang par terre ?

– Alors là, encore désolée. Mais votre ami Baptiste avait insisté pour que je fasse tout pour que vous ne vous doutiez de rien, c’est d’ailleurs pour cela que je ne suis pas venue directement vous voir pour tout vous raconter. Il est allé jusqu’à me demander de retourner dans l’appartement afin d’y enlever tout ce qui pourrait être l’indice de nos pratiques amoureuses. J’ai donc profité de ce que vous étiez encore absent pour monter, afin de retirer les menues babioles que, je pense, vous n’aviez même pas repérées. Malheureusement, je vous ai entendu marcher dans l’allée, je ne voulais pas que vous me surpreniez, je me suis hâtée, et j’ai glissé sur le sol carrelé, je me suis retenue avec ma main blessée, la blessure s’est réouverte, j’ai saigné, j’ai vite essayé d’essuyer mais vous alliez ouvrir la porte d’un instant à l’autre, j’ai juste eu le temps de sortir en vitesse, de refermer la porte et de monter à l’étage du dessus pour vous rester invisible. J’ai entendu votre réaction de stupeur, vous avez refermé la porte, j’en ai profité pour descendre et rejoindre ma petite maison, où j’ai refait, en vitesse, mon pansement. Et voilà…

Et oui, et voilà. Tout s’expliquait désormais, Romain pouvait remonter tranquillement et se préparer à passer une deuxième nuit, plus tranquille cette fois, dans cet appartement prêté par son pote Baptiste, qui était quand même un peu étrange de vouloir à ce point lui dissimuler ses escapades. Que craignait-il ?

Trois jours plus tard, les amis se revirent. C’était de nouveau à Paris, Romain était resté sur place et Baptiste revenait d’une négociation de contrat aux Etats-Unis avec une agence américaine. Ils s’étaient donnés rendez-vous dans une brasserie de Saint Germain des Près. Romain lui raconta l’histoire. Baptiste était héberlué, il nia carrément toute relation érotique avec une voisine. Quand Romain précisa que celle-ci habitait dans la petite maison à gauche au fond du jardin, il ouvrit de grands yeux : mais cette maison est abandonnée depuis longtemps ! Je n’y ai jamais vu personne ! Mais comment, tu sais bien, cette dame blonde qui vit là, qu’on peut voir par les fenêtres de sa cuisine. Baptiste lui demanda de le suivre, on allait y voir de près ! Ils retournèrent à l’appartement de la rue Buffon, entrèrent par la porte cochère, suivirent la petite allée, laissant sur la droite la loge du concierge et, arrivés au niveau de la maison basse, Romain dut se rendre à l’évidence… qu’il n’y avait pas d’habitant.e. Les pièces étaient sales, noires, abandonnées, des fils d’araignée pendaient au plafond. Quel trouble… comment cela était-il possible ? Avait-il rêvé ? Mais alors tout ce qui s’était passé cette nuit du 31 mai dans Paris était-il faux ? Même la victoire du PSG ? D’une voix tremblante, il osa demander à Baptiste ce qu’il avait pensé du match. Quel match ? Ah oui, la finale de la coupe des champions, là où le PSG s’est encore fait battre par un Inter de Milan autrement plus réaliste ? 1-0 pour Milan. But de Marcus Thuram. Dembele n’avait rien pu faire. Jetant son regard sur les journaux en devanture du kiosque, Romain vit que plus rien ne renvoyait à cet événement sportif, il n’était plus question que des bombardements russes et de l’envoi de denrées à Gaza qui tournait une nouvelle fois au cauchemar pour la population gazaouie. Rien sur le PSG.

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L’être, le néant, le quantique et le sensible – 2

Retournons alors à l’exploration du sensible. La phénoménologie a beaucoup fait pour cela, mais Jocelyn Benoist la critique car elle a d’abord restreint l’univers du sensible à la perception, et ensuite, elle a principalement vu la perception comme outil de connaissance, comme s’il fallait justifier de l’étudier au moyen d’un argument relevant de l’épistémologie : qu’est-ce que je vois quand je dis que je vois un objet ? Alors que ce qu’il y a sous la perception n’a pas forcément besoin d’avoir un sens. Nous percevons, nous touchons, nous sentons. Point. Les philosophes de la perception, notamment Husserl, ont surtout cherché le moyen d’intégrer la perception dans l’espace des raisons : cela est vrai parce que je le vois bien. La perception est vue alors comme connaissance, et elle l’est parce qu’elle est présumée « donner accès aux objets ». Mais les objets doivent-ils avoir « un accès » ? Ne sommes-nous pas déjà dans les objets ?

Jocelyn Benoist – photo Radio-France – 2016

Tout se passe, dans cette conception, comme si nous étions un organisme extérieur au monde, doté de tentacules, de capteurs ou de canaux particuliers de transmission qui avance à tâtons pour parvenir à prendre connaissance d’objets dans son environnement. Une telle description peut correspondre à celle d’un robot envoyé sur la Lune ou sur Mars mais elle ne correspond pas à nous, êtres humains (et plus généralement êtres vivants, car Grummi le chat est, sur ces dimensions, semblable à nous : il ne traite pas l’information à la manière d’un robot, il ne « calcule » pas le saut qu’il doit accomplir pour atteindre le lézard ou le papillon qui passe).

Il y a assez longtemps que des spécialistes de la cognition (pensons à Francesco Varéla, trop tôt disparu) ont mis en évidence ce caractère de notre perception : la masse des impulsions ne se déplace pas de l’extérieur vers l’intérieur mais va au contraire dans l’autre sens, des zones de la perception localisées dans le cerveau vers la rétine. Que savons-nous à proprement parler de l’extérieur ? Notre cerveau a emmagasiné les représentations d’objets et de situations auxquels il s’attend et les projette sur ce qui est destiné à être perçu comme « notre monde », il ne réagit dans l’autre sens que lorsque quelque chose de nouveau, d’imprévu, dérange le processus en cours.

Cette prévision de ce que nous allons finalement voir n’est pas un « raisonnement », ce qui irait dans le sens d’une préséance de la pensée par rapport à la vision, c’est juste un processus inconscient. Les sensations ressenties viennent à l’esprit non pas en raison d’une action de choses que nous ne connaitrions jamais pleinement mais qui agiraient sur nos sens, mais juste comme manifestations internes d’interactions entre éléments du monde (au même sens que celui que nous employions concernant le phénomène d’intrication quantique), et comme le disait Bertrand Russell dans The Analysis of Mind, en 1921 : « Le matériau brut dont est fait le monde n’est pas de deux sortes, la matière et l’esprit ; il est simplement arrangé en différentes structures par ses interrelations : nous appelons certaines structures mentales, d’autres physiques ». Carlo Rovelli, dans son magnifique livre Helgoland, conclut : « L’hypothèse d’une réalité matérielle derrière les phénomènes disparaît, tout comme l’hypothèse d’un esprit qui connaît ».

Certains auteurs objectent que de telles vues relèveraient du sollipcisme1 car pour eux, les sensations n’existent qu’en première personne et que ramener la totalité du réel à une somme de sensations (ou « d’apparences », le mot étant conçu comme renvoyant à une subjectivité unique) serait faire comme si tout était dans un seul sujet, le sujet qui les expérimente. Carlo Rovelli cite ici Lénine s’en prenant à Bogdanov, et indirectement à Mach, dans Matérialisme et empiriocriticisme2. Le leader marxiste voulant se débarrasser de l’importun Bogdanov l’accusait de tous les maux de la Terre (le pire étant « idéaliste petit-bourgeois ») parce que ce dernier défendait thèses semblables (déjà!). Mais le barbichu se trompait complètement (et ce n’est pas le seul domaine où il se trompait), c’était lui l’idéaliste, puisqu’il défendait une vision de la nature comme assemblage fixe de particules de matière solide stable de toute éternité, et en avait, autrement dit, une conception totalement anhistorique. Ramener le réel aux apparences, ou aux sensations, ne consiste pas à s’enfermer dans un sujet, car la notion même de sujet se trouve balayée par cette perspective. Apparences et sensations (perceptions) sont des événements qui se produisent lors d’interactions. Et la notion de sujet n’est qu’une conséquence dérivée de telles interactions.

Lénine joue aux échecs avec Bogdanov, sous le regard de Gorki, à Capri en avril 1908.

Ainsi, les robots assemblés par les humains et qui sont censés voir, analyser et comprendre le monde extérieur au moyen de capteurs, de caméras et d’algorithmes informatiques ne sont pas plus « sensibles » que ChatGPT n’est « intelligent » du point de vue de son supposé accès au langage. La performance ici n’est pas le critère adéquat. L’IA générative n’est pas intelligente, puisqu’elle traite le langage comme d’un corpus extérieur à elle dont elle extrairait des phrases, des textes, par le moyen de calculs statistiques qui n’expriment en aucune manière une « compréhension » quelconque, alors que l’humain, lui, immergé qu’il est dans le langage, n’a pas non plus, à vrai dire, de « compréhension » puisqu’il est tout entier compréhension, « compréhension » signifiant chez lui qu’il coïncide avec le langage. Il n’a pas de compréhension parce qu’il est immédiatement compréhension (sauf là aussi quand des paroles arrivent jusqu’à lui qui le surprennent, qu’il doit analyser au moyen de procédures particulières pour tenter de les faire signifier). De même, le robot n’est pas sensible parce qu’il n’a pas de monde sensible en face de lui, mais un contingent de données statistiques exploitables, il imitera le chat qui saute pour atteindre sa proie mais là où celui-ci manifeste son appartenance au monde (comme élément d’une structure globale qui fait intervenir un prédateur et une proie3), le robot calcule une fonction et montre son indifférence au monde.

Autre point : revenant aux objections faites à Sartre sur ses comportements peu éthiques, nous touchons encore au monde des interactions mais à la puissance 2 (ou 10…), ce sont cette fois les interactions au sein de la société qui sont mises en jeu, avec l’idée fondamentale que les théories, les philosophies, les constructions intellectuelles de toutes sortes proviennent elles-mêmes des nœuds d’un réseau compliqué, sorte de sous-réseau de l’univers : celui des interactions sociales, où l’on rencontre nécessairement les propriétés du réseau particulier que forme le capitalisme / patriarcat. Même Sartre ne peut pas s’en libérer, tout révolutionnaire qu’il soit puisque ce réseau là est celui qui domine la production, aussi bien celle des marchandises que celle des pensées, des idées etc. La production théorique part de l’intérieur du réseau en tentant d’inverser les rapports intérieur / extérieur, puisque toute théorie vise à dominer à son tour la réalité afin de la soumettre, de « l’expliquer » dira-t-on,, mais nul ne sait si elle y parvient et de toutes façons nous nous trouverons toujours face à des situations paradoxales : la théorie qui dit que toute théorie est sous la domination de la formation sociale où elle prend ses racines est elle-même une théorie. Cf Kurz, la substance du Capital.

Mais dira-t-on, si tout le réel se résoud en la suite de ses apparences, et si les apparences forment l’étoffe du sensible alors on comprend mal, finalement, que le sensible apparaisse si lointain à maints de nos contemporains et qu’il soit même à ce point dédaigné que lorsqu’on en parle, on en vienne presque à être taxé de sensiblerie, voire d’esprit éthéré n’ayant pas de contact direct avec le réel. C’est ce qui m’est arrivé parfois dans des discussions « politiques ». C’est là probablement l’effet d’une sorte d’impérialisme de la raison classique qui refuse d’examiner les conditions mêmes qui rendent son discours possible. Un peu comme ce qui se passe à propos de la notion de travail à l’ère du capitalisme qui ne reconnaît que le travail-valeur, celui qui s’échange comme une marchandise, et nie la réalité des tâches communes et sociales qui lui assurent sa possibilité d’être (lire ici le livre de Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme). Une sortie du capitalisme, un humanisme véritable supposeraient que nous nous débarrassions définitivement du travail/valeur comme du rationalisme classique afin d’embrasser la vraie substance de nos vies et rendions justice à la notion de travail impliquée par la satisfaction de nos vrais besoins.

1Troublé par de telles objections, le physicien Hervé Zwirn, précurseur de l’interprétation relationnelle de la physique quantique, lui avait donné le nom de « sollipcisme convivial » !

2Le pensum que nous nous sentions obligés de lire quand nous étions marxistes, et même « marxistes-léninistes » !

3Ce genre de structure finement analysée mathématiquement par la Théorie des Catastrophes de René Thom.

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