Comment agir dans un monde dominé par ce qui a un prix? – III

La question du « comment agir » est celle du rapport de la théorie à la pratique, vieille lune du marxisme. Toute réflexion théorique devrait déboucher sur une action pratique, ou alors ce qu’on fait ne sert à rien. Réciproquement, on attend que toute pratique soit fondée sur la théorie, mais cette réciproque est moins souvent partagée. L’action doit primer. Si vous vous livrez à une construction théorique, on vous demandera immédiatement, oui mais à quoi ça sert ? C’est la même chose dans les sciences et particulièrement en mathématiques. C’est bien, mais à quoi ça sert ? Si vous dites que ça ne sert à rien, que c’est juste pour la beauté on vous rira au nez. Quel idéaliste vous faites.

A quoi on pourra objecter que la primauté de l’action sur la pensée n’a guère produit de fruits au cours de notre histoire récente, laquelle est ponctuée d’échecs et de désastres lamentables (échec du « socialisme réel », échec de la paix au Proche Orient et ailleurs dans le monde, désastre écologique, racisme, retour des fascismes et de l’anti-sémitisme…).

Dans le contexte marxien, ce débat tourne autour de la onzième thèse sur Feuerbach : Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer, ce qu’on prend en général pour une injonction à la pratique. Robert Kurz, philosophe allemand, décédé en 2012, auteur du courant critique (Ecole de Francfort, puis Critique de la valeur-dissociation) a écrit là-dessus un livre brillant (brillant et sombre, ce qui n’est pas contradictoire), drôlement intitulé « Verte est la théorie, gris est l’arbre de la vie ». Bien sûr, il s’agit d’un titre en forme de provocation. Il veut prendre à rebours tous les tenants de l’action, ceux qui à tout prix veulent affirmer que la « vie », donc l’action, la pratique, priment sur la théorie. Mais quelle vie ? Quelle action ? Quelle pratique ? Je suis sûr que Robert Kurz n’était pas contre la vie. Qui peut l’être ? Alors ? Il faut croire que la théorie, à un certain moment, peut rejoindre asymptotiquement la vie, mais la vraie vie, pas celle qui nous est vendue comme telle par les magnats de la pub et de l’industrie, ou bien la vie qui n’est que survie, dans les camps de réfugiés un peu partout dans le monde ou dans les zones désertées du capitalisme (reportage récent là-dessus, sur France 2, en Lorraine, où les gens face à un monde qui se défait totalement, n’offrant plus de raisons de vivre, n’ont comme ressource que de se livrer à la consommation d’héroïne). Ce titre est le détournement d’une réplique du Faust de Goethe, faite par Méphistophélès, qui dit justement le contraire : Grise, mon ami, est toute théorie, mais vert est l’arbre d’or de la vie. Autrement dit : sors de tes livres, va et cours le monde, cela vaudra bien mieux. Recommandation que l’on peut entendre et comprendre, mais qui ne s’applique pas à toutes les situations. Elle ne s’applique pas tellement au chercheur en mathématiques par exemple, ni au psychanalyste. Dans bien des domaines, la Théorie tend à s’identifier avec la Vie. La Littérature aussi… n’oublions pas Proust dans Le Temps retrouvé : La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature.

Dans le cas qui nous occupe, avec les Thèses sur Feuerbach, il s’agit de pratique sociale. A quoi servirait de fabriquer une théorie de la société si ce n’est pour la mettre en pratique directement afin de transformer celle-ci dans tout ce qu’elle a qui ne fonctionne pas ? Mais appeler à la pratique ou à l’action, n’est-ce pas toujours vouloir mettre un frein à la réflexion théorique, laquelle alors semble devoir être sans fin. Pourtant, lorsque nous élaborons une part de théorie, nous sommes déjà dans une forme de pratique. Le mathématicien est immergé dans une pratique : les outils formels, les démonstrations, il s’y connaît. Attaquer la démonstration d’un théorème c’est mettre les mains dans le cambouis. Ici, la frontière entre le concret et l’abstraction s’abolit. La notion d’abstraction n’est pas aussi évidente que cela en a l’air. Elle a évidemment un lien avec les mécanismes fondamentaux de notre société qui, dans le cadre capitaliste, s’est développée à coups d’abstraction toujours plus importante. Ce n’est pas pour rien que Marx a qualifié « d’abstrait » le travail qui entre dans la composition des marchandises. L’abstrait forme la substance même de nos échanges et donc de notre vie sociale. Il est à la fois le pire et le meilleur : le pire quand il applatit les rapports sociaux sur un simple rapport d’abstraction, le meilleur quand il produit la connaissance réelle.

Dans Dialectique négative, Adorno établit ce lien entre le Concept et le monde marchand, et parle d’abstraction réelle pour marquer sa distance par rapport à l’idéalisme dominant. Critiquer la société c’est critiquer la connaissance, dit-il, et réciproquement. Faisant cela, Adorno se démarque de la vieille conception marxiste entre infrastructure et superstructure, idéologie et monde marchand. Il prétend que les deux coïncident, tout comme, dans un autre registre, Philippe Descola pense que Nature et Culture ne sont pas séparées.

Si nous acceptons un argument biologique, tout ce que nous faisons passe par le relais de notre cerveau. On n’y coupe donc pas : autant nos actions pratiques sont la continuation de nos pensées, autant celles-ci sont l’écho de nos actions, de leurs conséquences, de la réflexion que nous portons sur elles. Tout cela se passe dans le même monde, le monde spécifiquement humain caractérisé par la possession d’un cerveau qui possède paraît-il un volume « anormal » (voir ce que j’ai écrit ici, il y a déjà… dix ans !). Or, ce que nous montre notre cerveau n’est pas le réel, nous le savons bien, cela en est tout au plus une vision déformée, un reflet parfois la tête à l’envers, une image déformée notamment par nos pratiques antérieures. Cela est vrai par rapport au monde physique, mais encore plus par rapport à nos représentations de la vie sociale. Marx l’a exprimé, au Livre I du Capital, chapitre IV, à propos de la forme valeur et du rapport de valeur des produits du travail :

c’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie avec ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.

Je crois que c’est la première fois que Marx introduit la notion de fétichisme. C’est peut-être finalement son apport essentiel (que l’on peut comparer avec l’apport freudien au sujet de l’inconscient). Nous comprenons, grâce à cet apport, que la plupart des manifestations visibles et publiques de l’économie marchande dans laquelle nous vivons et de laquelle nous tirons nos désirs et nos envies sont empruntes de fétichisme, revêtent la forme de fétiches, comme des sortes de divinités qui nous préexisteraient alors que notre esprit les a engendrées. La plupart des catégories sociales entrent dans ces fétiches, elles ont pour noms : le peuple, la famille, les classes sociales et, évidemment, tout ce qui touche au sexe et au genre, essence de la féminité ou de la masculinité. Kurz a donc raison de parler de rapports fétiches aux choses. Dans de tels rapports, nous avons forcément une perception faussée de l’action et des buts visés par elle. Il reste cependant qu’à voir des rapports fétiches partout on risque de tomber dans le nihilisme. L’amour, l’amitié même en viennent à être « fétiches ». En ce cas, comment vivre ? A force d’être « radical », c’est-à-dire de s’en prendre aux racines (de notre imaginaire comme de notre être-social), on finirait bien par s’éradiquer soi-même…

Que serait un vrai discours critique (sous-entendu : critique du capitalisme) ? Un discours qui s’attaquerait aux catégories mêmes au travers desquelles nous percevons le capitalisme autant que sa critique actuelle. Car, et c’est là ce que nous enseignent Postone et Kurz (et d’autres), nous ne devons pas un seul instant penser que sous prétexte que nous tiendrions un discours critique du capitalisme nous sortirions de ce fait des catégories qui le posent comme ce qu’il est.

Les modèles d’action sont bien sûr déjà fixés a priori : loin d’avoir une pensée qui précède l’action comme cela devrait être le cas et comme Marx nous en donne le paradigme dans son image fameuse de l’abeille et de l’architecte, c’est l’inverse qui se produit : nous sommes toujours déjà spontanément mus par des schèmes d’action antérieurs. Et dans la perspective marxienne reprise par Kurz et Postone, cette antériorité porte sur la constitution même de notre façon de voir le monde, contemporaine de l’apparition du capitalisme : aucune des catégories par lesquelles nous percevons le monde ne saurait être en dehors de l’histoire, il n’y aurait pas de catégorie trans-historique (le point de départ de la critique postonienne du marxisme dit « traditionnel » est là : dans l’interprétation faite par Marx lui-même, et par ses nombreux épigones, selon laquelle il y aurait une notion de travail trans-historique, le but de l’action « révolutionnaire », militante étant de le « libérer »). Même les catégories qui nous semblent les plus « naturelles », comme l’opposition sujet / objet, par exemple, ou nature / culture, seraient des caches qui occultent une réalité plus fondamentale, autrement dit seraient des catégories-fétiches (issues de la dissociation au sens de Scholz). Kurz parle ainsi abondamment de constitution-fétiche pour désigner le moment de la constitution de ces catégories. La philosophie classique en prend un sérieux coup sur la tête, il faut bien le dire, Kant notamment, qui aurait abondamment participé à cette inversion des rôles faisant de la notion de sujet l’origine de toute connaissance et de toute action – alors qu’au contraire il est plutôt mu par l’histoire – comme si on voulait par avance justifier ce qui est à venir par la simple volonté d’un sujet (ou des sujets), l’histoire se déroulant à partir de lui (ou d’eux) alors qu’il(s) n’en est(sont) que le(s) produit(s). Une telle vision des choses serait rassurante : si le sujet tient les ficelles de l’histoire, alors il suffirait de le corriger, de le modifier, pour que l’histoire aille plus droit, dépasse les contradictions, les crises et les conflits, conception à quoi s’oppose la réalité de chaque instant : les crises, les guerres, les catastrophes humaines se multiplient et le fameux « sujet » n’y fait que montrer son impuissance.

Personnellement, je n’ose trop poser ces thèses de manière affirmative, définitive : après tout, je suis prêt à suivre les recommandations de la théorie critique en laissant toujours une place au doute. Que tout soit déterminé dans l’histoire, d’accord, mais n’y a-t-il pas alors plusieurs temporalités qui se chevauchent ? La temporalité du Capital est-elle la seule à exister ? A quand fait-on remonter l’aube de l’histoire ? Les catégories philosophiques par lesquelles nous appréhendons le réel, notamment dans la grande tradition issue de Platon, Aristote, qui reprend à Descartes, puis Kant, Hegel etc. pour faussées que peut-être elles ont été par la négation de leur historicité, ne sont-elles pas, malgré tout, celles par lesquelles nous arrivons à un moment critique susceptible de les ébranler ? Io non so.

Reste que nous ne sommes pas l’architecte, nous sommes l’abeille. Alors que le but véritable d’une émancipation devrait être justement de nous faire enfiler enfin l’habit de l’architecte.

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1 Response to Comment agir dans un monde dominé par ce qui a un prix? – III

  1. Avatar de Debra Debra dit :

    Très intéressant, et ça parle beaucoup à mes préoccupations, comme vous pouvez l’imaginer.
    Pendant les vacances de Noël, je vais me forcer à relire l’article de Benveniste dans sa linguistique générale sur « catégories de langue, catégories de pensée », où il analyse les débuts de la philosophie occidentale en Grèce, en la faisant reposer ? sur la nature de la langue grecque, et sa capacité à créer des substantifs. (J’ai appris dernièrement que le mot grec pour « catégorie » est en rapport avec l’accusation. Un contexte judiciaire ? Cela ne me surprendrait pas du tout.)
    La pensée de Marx, et votre manière d’en rendre compte, me rappelle qu’avant-hier, je suis allée lire l’histoire du mot « superstition » en français, et le fait que ce mot se réfère à ce qui est considéré comme des pratiques excessives et superflues dans le cadre d’un rituel religieux initialement, me parle. Pour l’objet fétiche, je me demande si sa fonction n’est pas d’occulter le problème du… sens pour l’être humain. Le fait, d’après moi, mais sûrement d’autres, que l’Homme est un animal qui est contraint à interpréter son monde, et que cette interprétation est un TRAVAIL ACTIF à faire depuis une situation où il n’y a pas d’expérience directe du monde. Nous… n’aurions pas de « cerveau » si nous avions accès à une expérience directe du monde, je crois. Une des grandes questions est de savoir pourquoi nous croyons (oui, nous croyons…) que ce travail d’interprétation que nous faisons sans forcément savoir que nous le faisons, sans en être conscient, donc, n’est pas une activité, mais une… passivité ?
    Si je dis que nous croyons que cette activité est une passivité, c’est parce que je crois qu’historiquement en Occident, nous associons l’activité avec l’homme, et la passivité avec la femme. Ces associations sont plus ou moins inscrites dans la langue, et nous ne sommes pas vraiment libres à transformer la langue à notre guise, me semble-t-il. (Encore que…)
    Je pense qu’on ne peut pas séparer « fétiche » de considérations religieuses, et superstitieuses ?, ce qui est logique.
    Encore, pour le fétiche, c’est vrai qu’on ne peut pas voir les idées et la pensée, donc, un des grands enjeux de l’Homme est de leur donner figure, de les figurer, comme ce qu’on peut voir dans les tableaux de la Renaissance autour de l’incarnation de Jésus. « L’interprétation des rêves » montre Freud passionné par le travail de figuration des idées dans le rêve, par exemple, et… logiquement, le rituel du fétichiste (pas au sens marxiste, mais freudien) devrait figurer… une idée, comme ce qu’on voit dans « L’interprétation des rêves ».
    Avec le problème de figurer arrive en même temps le vaste problème de la fiction… et on pourrait y passer des heures, là. Je vous les épargnerai…

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