Suite au Festival de Morges. Une croisière, comme évoquée la fois dernière. Sur un de ces bateaux blancs qui emmènent les passagers d’un port à l’autre, et parfois d’une rive à l’autre. La rencontre avait lieu avec Mathias Enard et Etienne Klein, animée par Pascal Schouwey, journaliste genevois. On ne présente plus ces auteurs-là, le premier ex-prix Goncourt avec un roman digne des grands classiques (Boussole), le second, scientifique omniprésent sur les ondes (France Culture notamment), au point que mon ami Jacques le désigne en rigolant comme « le Capuçon de la science » ! A les en croire, ils ne s’étaient jamais rencontrés auparavant, en tout cas, Klein n’avait perçu Enard qu’en photo et lorsqu’il le rencontre sur le pont de ce navire où nous sommes embarqués, il a une hallucination : ah, mais, vous ressemblez étonnamment à un grand mathématicien que j’ai connu. Qui ? Adrien Douady. Connu en effet comme l’un des plus grands mathématiciens français du XXème siècle. Question de corpulence, sans doute, bien qu’il ne faille pas prendre Enard pour un ignorant des maths, d’ailleurs son dernier roman met en scène de manière très convaincante un mathématicien fictif, qui aurait appartenu au monde des pays de l’Est et qui serait resté fidèle à l’idée communiste (j’en parlerai bientôt). Enard a aussi son mot à dire sur Grothendieck, à propos de Récoltes et semailles, « c’était un fou, un paranoïaque, il répète dans son livre toujours la même chose ». L’ouvrage mérite mieux comme exégèse, il y a longtemps que j’ai en projet d’en parler sur ce blog. Mais c’est si difficile… aurai-je le courage ?
J’ai lu le dernier livre d’Etienne Klein, Courts-circuits. Un livre magnifique, qui cherche comme son titre l’indique à faire apparaître des lieux de passage entre des domaines distincts, toujours la science bien sûr parmi ces lieux, mais parmi les autres la philosophie, la littérature, la musique même. Lors de la dédicace, je lui dis que, justement, moi aussi j’ai contribué à quelques-uns de ces courts-circuits, dont il n’est pas question dans son livre, entre mathématiques et langage (ou linguistique, si l’on préfère), « aïe, ça doit faire mal » il me dit. Nous enchaînons sur Saussure et sur Chomsky. Je n’ai pas le temps de lui expliquer. La vérité est que je suis toujours persuadé qu’il existe de tels raccourcis. Si nous comprenons les liens à l’intérieur d’une phrase ou entre les phrases par l’intermédiaire de petits mots comme les pronoms, c’est bien qu’il y a une structure souterraine qui les relie entre eux ou qui les relie à d’autres mots, structure invisible mais pourtant agissante, exactement comme une structure mathématique. Il y a de la logique et de la structure de groupe internes au langage (ce qu’on étudie particulièrement au moyen des grammaires dites « catégorielles », parce qu’elles s’assoient sur des catégories structurées comme des êtres rationnels et reposent donc sur la structure de corps des fractions).




Courts-circuits n’est pas une balade parmi des curiosités scientifiques (comme il en existe un certain nombre), c’est avant tout un livre d’hommages. Hommage délivré au frère d’Etienne, Pascal, mort il y a peu de temps, qui avait de grosses difficultés en classe mais était un bricoleur hors-pair, donc une de ces personnes que notre système scolaire regarde du coin de l’œil, avec peu de respect et en tout cas bien peu de reconnaissance. Et pourtant… on pourrait aller souvent tellement plus vite dans le travail de réflexion et de science si l’on faisait confiance plus souvent au génie des manuels. L’intelligence ne loge pas que dans le ciboulot, elle loge aussi dans les mains, et dans le cœur aussi, bien évidemment.
Hommage à Michel Serres qui, très certainement aurait approuvé ma phrase précédente, tant il était un homme de cœur, un de ceux dont la rencontre est susceptible de nous éblouir, de nous réveiller si nous sommes endormis, de nous donner de la joie si nous sommes déprimés. Et pourtant, nous raconte Etienne Klein, sous une telle faconde, sous un tel désir d’embrasser les pensées les plus lumineuses, Michel Serres était aussi un mélancolique. Il le dit dans ses mémoires : D’un côté, l’homme de la joie, du courage, de la force, de l’œuvre accomplie dans un tressaillement suraigu d’allégresse, de l’idée qui vient comme de la grâce, du monde éprouvé comme fortune, assumé, participé, de la divine beauté des choses, de toutes choses […] et puis, de l’autre, l’homme du malheur, de la misère, de l’angoisse et du désespoir, de la solitude invinciblement attachée à la peau, le damné sans pardon, l’errant, le naufragé ; l’homme de l’assomption intégrale des abandons, sous le joug d’une culpabilité sans grâce, écrasé, terrassé, minéral.
Hommage encore à d’autres : Einstein qui parcourt tout le livre, Lise Meitner la savante à qui l’on doit la fission nucléaire mais ne l’a pas trop clamé sur les toits car elle avait compris déjà à quoi cela pouvait servir… et hommage à Jean Cavaillès. Le plus beau, peut-être, de tous les hommages rendus dans ce livre. Comment ne pas être subjugué par un être qui fait preuve à la fois d’autant de génie (en philosophie, en mathématiques) et d’autant de courage, en n’hésitant pas à faire sauter ponts et trains, s’engageant dans la Résistance jusqu’au bout de lui-même, jusqu’à se faire arrêter et perdre la vie. Jean Cavaillès était spinoziste, autrement dit il avait une idée hautement exigeante de la liberté, qui n’est pas « liberté de faire ce qu’on veut », mais recherche d’un accord avec la nécessité qui sourd en nous, comme l’eau sourd de la fontaine. Nous devons être libres, autrement dit, en accord avec cette force qui jaillit en nous-mêmes, d’où il résulte qu’aucune force extérieure ne doit pouvoir intervenir pour contrarier ce jet. Si nous sommes occupés, il va donc de soi que nous devons résister jusqu’à virer l’occupant. Nul doute que ce ne soit encore aujourd’hui ce que pense en quelque coin d’Ukraine, un savant qui a du quitter son labo pour se battre contre l’envahisseur russe.
Au milieu de ces hommages, des rappels de science… et de l’humour. Qui songerait à mettre ensemble Einstein et les Rolling Stones ? D’abord par un jeu de mots (Etienne Klein, dont on rappellera l’amour des anagrammes, les affectionne), d’un côté : une pierre (Ein Stein), de l’autre plusieurs, et qui roulent en plus ! Plus quelques rencontres spatio-temporelles (l’Albert Hall de Londres) et enfin la mécanique quantique, mais bizarrement ici ce n’est pas à la gloire totale du premier, qui n’y croyait pas trop, mais qui tout de même, tout en voulant la réfuter, aura réussi à susciter l’une des plus belles expériences de la physique, celle d’Alain Aspect, qui met en évidence de manière définitive le phénomène d’intrication. Deux particules ayant interagi demeurent solidaires aussi éloignées soient-elles, au point qu’une action sur l’une se fait sentir sur l’autre, autrement dit l’ensemble formé par ces particules ne se réduit pas simplement à leur somme : il y a des propriétés qui émanent du tout en lui-même. Le pied de nez ici consiste à dire que c’est pareil pour le groupe de rock : pris chacun en lui-même, chacun des membres n’est pas extraordinaire (ils n’ont pas réussi à avoir des carrières individuelles), c’est par leur réunion au sein du groupe qu’ils se transcendent et donnent la meilleure musique. Les Stones sont intriqués !
J’étais injuste de dire que Klein n’apportait pas d’attention au court-circuit science – langage, oui, bien sûr il le fait, mais c’est uniquement à partir des lettres (et non des mots encore moins des syntagmes, où réside le cœur de la théorie linguistique). Certes, ce n’est déjà pas si mal. De reconnaître l’importance de la non-commutativité, à la fois dans le réel physique et dans la langue (là où, entre parenthèses, a échoué Jean-Yves Girard qui a trop longtemps soutenu que c’était sans importance), comme l’a fait par exemple Alain Connes, étrangement absent du grand récit kleinien : il y aurait un court-circuit à faire entre la géométrie non-commutative et l’assemblage des mots. En physique quantique, l’ordre des opérateurs compte, si vous mesurez X avant Y, vous n’obtiendrez pas le même résultat que si vous mesurez Y avant X (à cause de l’effet d’une mesure sur l’autre), de même que dans la langue, vous n’obtiendrez pas le même sens si vous parlez d’un homme grand et d’un grand homme, et de façon plus élémentaire encore, si vous changez l’ordre d’apparition des lettres dans un mot ou une phrase, d’où les anagrammes et le plaisir que l’on prend à trouver un ordre sous un autre qui, peut-être, délivrerait un message subliminal… Exemple d’anagramme et toujours d’humour : prié de faire une dédicace pour Jean-Luc Mélenchon, Etienne Klein a reporté sur l’exemplaire du livre qu’il lui dédiait une anagramme de La France Insoumise : Un enfer, mais social (!).
Ne négligeons pas un autre aspect de ce livre, l’aspect militant. Il s’agit aussi pour Klein de militer pour la raison et pour la puissance du raisonnement. Face à une tendance qui se répand dans la « science », qui voudrait qu’un changement total de paradigme ait lieu : l’abandon de la théorie au profit de la seule observation via les Big Data, Klein insiste sur ce qu’aura été le rôle indispensable de la théorie: que saurions-nous si la relativité générale n’avait pas été découverte ? Aurions-nous eu seulement l’idée de chercher à détecter les ondes gravitationnelles ou les trous noirs ? Tout cela ce sont les mathématiques, et donc la théorie, qui ont permis de les découvrir bien avant qu’on ne les observe. Pourrions-nous imaginer qu’à partir d’une masse de données, par la seule induction, nous aurions pu atteindre les concepts fondamentaux de la physique ? Certainement pas, et non seulement nous n’aurions pas pu, mais des théorèmes permettent d’établir qu’il existe de nombreux biais dus à l’avalanche de données sur un problème particulier, comme la possibilité de découvrir des « corrélations farfelues », autrement dit de fausses évidences sur la réalité (voir à ce sujet une conférence dont j’ai rendu compte ici de Giuseppe Longo). Ainsi peut-il arriver que l’on rencontre une corrélation significative entre deux séries d’observations qui n’ont rien à voir, le nombre de mariages au Kentucky au cours d’une année et le nombre de décès dus à une chute d’un bateau de pêche, ce qu’on appelle l’effet cigogne, on comprend aisément pourquoi (on finit par trouver une corrélation entre le nombre de cigognes venues nicher en Alsace et le nombre de naissances). Etienne Klein aurait pu parler de cela, aussi !
Le monde est tout petit, les rencontres ne sont pas improbables
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impropables, si. Mais pas impossibles!
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Pour celui qui tire les ficelles du hasard
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Très bon article, Alain! A propos de l’informatique et du machine learning, notamment neuronal. Il faut aussi dire et répéter que l’informatique est une création théorique, de la théorie vers la pratique, avec une évolution au fil d’échanges scientifiques, Gödel (fonctions calculables par récurrence), Church (fonctions lambda calculables), Turing (ingénieur qui construit des machine électriques pour calculer ce qui peut l’être avec les moyens de l’époque), von Neuman (matheux mais aussi bricoleur), l’informatique n’est pas la science des ordinateurs qui existeraient comme existent les fleurs. Et le machine learning ne fait qu’intensifier le calcul numérique, sans les garanties des statistiques. Si on ne sait pas ce qu’on veut observer, on n’observe rien, ou alors on fait des observation érronées notamment à cause des facteurs cachés ou encore on fait dire au chiffres ce qu’on veut qu’ils disent à des fins politiciennes.
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Merci Christian de souligner cet aspect fondamental. La magie des données nous fait perdre la tête.
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votre article ( toujours si bien écrit ) donne envie de lire ce livre. Pour la corrélation entre les cigognes et les naissances en Alsace, il me semble que c’est une vieille histoire, comme le fait qu’il n’y ait pas de fumée sans feu. Ensuite avec l’avènement de Big Data on peut manipuler les données oui certainement à plus ou moins bon escient, c’est encore une science nouvelle et la législation ne doit pas être totalement aboutie à ce sujet… Ensuite pour découvrir des connections entre des choses, des objets qui ne semblent pas avoir à premiere vue grand chose de commun c’est encore une question de point de vue ( et en plus l’observateur fait désormais partie de l’observation ) on peut donc imaginer et l’espérer un changement de paradigme qui fera intervenir plus d’imagination, de poésie sans se départir des avantages de la raison , ce n’est peut-être pas pour tout de suite, mais croisons les doigts. Il explique bien , Etienne Klein, j’ai suivi plusieurs de ses interventions sur YouTube. De plus il est sympathique ce qui ne gâche rien.
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merci de votre commentaire. J’y réponds, même si un peu tard. Les cigognes et les naissances en effet, c’est une vieille légende, mais ce n’est pas comme la fumée sans feu… si on voit de le fumée, il y a forcément du feu, alors que les cigognes… Quant au Big data, ce n’est pas vraiment une question de « manipulation » des données (bien que cela puisse exister en sciences, comme le sinistre Allègre en a fourni des exemples en son temps pour tenter de nier le réchauffement climatique) mais une question de théorème: oui, il se fait que si la masse de données est assez grande, on finira par trouver deux échantillons de deux variables qui n’ont rien à voir entre elles et qui pourtant sont corrélés. La poésie, l’imagination sont nécessaires en science, cela est abondamment illustré par les travaux des cosmologistes et physiciens comme Carlo Rovelli, un autre savant illustre dont je parlerai sous peu. Merci de me lire. A bientôt!
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Avec plaisir Alain, merci. Et oui Carlo Rovelli un de nos générations, cela fait plaisir de voir ces gens apparaître peu à peu désormais. A bientôt de vous lire !
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