Aller voir ailleurs

ladakh.1276948125.jpgUne année sans grand voyage a quelque chose d’orphelin, à moins que ce ne soit qu’un long moment qui ne serve à rien d’autre qu’à apprécier encore plus le voyage futur. Il faut choisir la seconde voie, sans doute. Et encore quand je dis « grand voyage », je dis presque à tout coup : voyage en Asie. L’an dernier, vers la même époque, d’un hôtel de Tokyo, j’écoutais sur mon ordinateur portable les émissions de la nuit de France Inter (il n’y a que dans ce genre de situation qu’on les écoute, bien entendu, à cause du décalage horaire) et je me souviens du comédien Jean-Michel Ribes qui disait être tombé amoureux des voyages grâce à l’Asie. Tous les voyages qu’il avait fait auparavant, disait-il, l’avaient déçu car, au bout du chemin, il avait toujours retrouvé… lui-même. Il n’y a qu’au contact de l’Asie qu’il s’était vu débarrassé de ses propres oripeaux. Car il n’est nul voyage si ce n’est pour rencontrer un autre, qui soit un vrai autre, c’est-à-dire différent de soi-même. J’enviais beaucoup récemment Lieve Joris, qui était de passage dans une librairie grenobloise, d’avoir fait coïncider le voyage avec son métier, et en l’occurrence non un voyage rapide, fugace, comme il s’en fait tant, mais un voyage lent, au rythme des installations, permettant de faire s’épanouir les rencontres.

monastere-de-lamayuru.1276948174.jpg (Ladakh, monastère de Lamayuru)

Le contact de l’Asie, de l’Inde surtout, et du Tibet (et notamment de cette toute petite partie de l’Inde, qui se trouve proche du Tibet, aux confins qu’elle occupe de la Chine et du Pakistan, le Ladakh) m’aura appris qu’il est une autre philosophie que la notre et surtout une autre manière d’être, qui peut-être sauront résister aux assauts répétés de l’occidentalisme.

Non que la civilisation occidentale n’ait rien apporté, après tout elle nous a donné « La Ronde de Nuit » de Rembrandt, les aquarelles de Venise par Turner et les sonates nos 9 et 10 de Ludwig van Beethoven, pas si mal. Mais elle a apporté aussi, outre les désastres que l’on sait au XXème siècle, une vision du monde qui engendre surtout de la souffrance. Cette souffrance s’écrit « séparation », séparation du corps et de l’esprit, de l’être et de l’avoir, séparation du penser et du sentir, et la pire de toutes : de la vie d’avec la « valeur de la vie ». C’est par exemple assez stupéfiant d’entendre dans le débat actuel sur les retraites, dire constamment que puisque l’espérance de vie augmente, la durée du travail doit aussi augmenter, comme si la vie n’était qu’un capital et la durée du travail une sorte d’impôt que l’on prélève sur elle.

tibet-conscience.1276948237.jpgUn livre récent, Tibet, une histoire de la conscience , de J-P. Barou et S. Crossman (pas très bon de mon point de vue, un peu trop superficiel, mais non entièrement dénué de mérites malgré tout) tente d’expliquer ce que vie et conscience signifient du point de vue d’une philosophie orientale, en l’occurrence le bouddhisme tantrique (celui pratiqué au Tibet, aussi dénommé vajrayana, ou « voie du diamant » car on vise à faire de la conscience un outil aiguisé comme un diamant). Dans la tradition occidentale, la conscience est perçue comme un théâtre où des perceptions s’agitent, « nous » avons un rôle passif, au point que d’ailleurs, les sciences cognitives modernes rencontrent la question : mais après tout, pourquoi la conscience ? à quoi sert-elle, puisque les opérations cognitives, que l’on peut modéliser, pourraient agir toutes seules ?

varela_photo.1276948211.jpgLe neuro-biologiste Francisco Varela s’étonnait, il y a une quinzaine d’années de ce que nous soyons finalement moins confrontés au problème du corps et de l’esprit qu’à celui de… l’esprit et de l’esprit (il reprenait les termes d’un autre cogniticien, Ray Jackendoff , pour qui le premier « esprit » était l’esprit computationnel et le second, l’esprit qu’il qualifiait de « phénoménologique », mais alors que Jackendoff se satisfaisait de cette opposition, Varéla s’en inquiétait). Dans les philosophies orientales en question, la connaissance n’arrive pas à une telle impasse. L’esprit est actif, et les nombreuses techniques (méditation, attention vigilante etc.) ont pour but de modifier la conscience. Notre civilisation occidentale n’a jamais été capable de l’envisager : les humains que nous sommes se résignent à leur sort, et moi qui ai l’occasion ces temps-ci, pour des raisons familiales, de visiter des résidences pour personnes âgées, je me rends compte à quel point les « soins » sont extérieurs et les consciences encouragées dans leur passivité. Suggérer autre chose serait bien mal perçu et hors de notre vision d’occidentaux.

La doctrine du « care » dont se réclame Martine Aubry (avec beaucoup de courage) irait peut-être dans ce sens, mais d’une façon bien timide (et avec tellement de contresens… voir à ce sujet la tribune de l’incorrigible Onfray dans « le Monde » du 12 juin).

Ce billet n’est pas une incitation à se convertir au bouddhisme. Le bouddhisme a sa spécificité et son aire de développement (même si l’actuel Dalaï-lama est parvenu de manière spectaculaire à l’élargir à la quasi totalité de la planète) et il n’est pas sans scories qui perturbent sa propre histoire. Mais simplement une invitation au voyage. C’est-à-dire à aller voir AILLEURS.

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9 commentaires pour Aller voir ailleurs

  1. Belle réflexion sur le sens du voyage et de la vie (l’un pouvant se révéler au cours de l’autre).

    Oui, assimiler la durée du vie à celle du travail est un recul de la conscience, une vision purement comptable de l’existence.

    Relire des utopistes comme Fourier, Lafarge, etc. est toujours un bain de jouvence. « Nos » politiques ne se trempent pas souvent la tête dans ces eaux-là…

    Reprenez bientôt votre bâton de pèlerin et votre carnet d’aquarelles !

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  2. Et de toute façon, le bouddhisme ne cherche pas le prosélytisme, n’est-ce pas?
    J’apprécie ce billet, ô combien! Même sans référence au Tibet que je ne connais hélas pas. Mais le Laos, le nord de la Thaïlande conduisent également à ce voyage intérieur dont on garde une telle nostalgie au retour, si peu habiles que nous sommes à conduire autrement nos pensées dans le formatage et le décor qui nous façonnent, inévitablement.

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  3. Carole dit :

    Belle réflexion qui ouvre des horizons ! et on en a bien besoin ! si nous ne pouvons plus rencontrer « l’autre » en voyageant, n’est-ce pas parce que la civilisation occidentale a voulu imposer son « modèle de développement et de pensée à toute la planète ? aller voir ailleurs dans les conditions actuelles du tourisme n’est pas toujours satisfaisant pour l’esprit et je pense aussi que partir dans le cadre d’une activité est une meilleur façon de voyager. (vous pouvez envier la vie des autres vous aussi… ? voilà qui me rassure un peu, je me sens moins seule 🙂 …

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  4. michèle dit :

    Il me semble qu’aujourd’hui, on peut avoir la chance de se composer un melting-pot à partir de ce qui nous est proposé.
    Sans devenir pour autant boudhiste.
    Ce que vous expliquez, Alain L. se nomme la conscience aigüe : cela signifie que l’évènement est une croûte extérieure totalement superficielle. Elle recouvre une blessure, parfois propre, parfois infectée parfois purulente ; cette blessure elle-même est le symbole d’une douleur.
    Cette douleur c’est en l’âme qu’elle est logée.
    Or, celui, celle, qui à partir d’un très grand dénuement souvent lié au matériel, possède cette état de conscience, ne voit pas la croûte, ne voit pas non plus la blessure à peine masquée, mais sait dessous le mal à l’âme que cela recouvre.
    Ainsi, la personne qui a ce don là, acquis à force de travail, d’abnégation et de centrage autour de l’essentiel, accède à l’humain dans son intégrité.

    Les lamas, les moines, les érudits, les poètes aussi, accèdent à cette forme de connaissance qui dépasse outre-mesure les connaissances terrestres.
    Ce statut-là implique une vie d’anachorète, retranché de l’agitation.

    Au Ladakh, les cols sont à 4000, d’où l’élévation obligée de l’âme. Pas besoin de pousser.
    Mémé dans les orties…
    Je serais pour, mais c’est à contre-temps, la mixité des âges, des tout-petits aux très âgés. Parce qu’âgé, on crève d’abord de solitude et de manque d’amour.
    Notre société narcissique et égoïste pratique le contraire.

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  5. quotiriens dit :

    Aller a l’autre bout du monde ça veut dire marcher la tête en bas, pour beaucoup c’est impossible ou dangereux, mais une fois l’obstacle franchi, on s’aperçoit que c’est faisable, voire agréable!.. De la a essayer de comprendre comment y vivent les autochtones, c’est une autre étape, cela demande de regarder les autres, ce qui est rarement le cas dans notre propre pré carre. La tête dans le guidon pour arriver a la retraite dans le meilleur état possible.
    Bon d’accord, un peu aigri ce matin, mais c’est de votre faute… juste envie d’un réveil sur le toit du monde devant un bol de riz a sentir les vibrations de l’humain qui se cache sous la croute.

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  6. alainlecomte dit :

    merci à tous, quotiriens, Carole, Michele, Chantal, Dominique.
    « aller voir ailleurs dans les conditions actuelles du tourisme » n’est en effet pas très satisfaisant, mais nous avons le choix de sortir de ces conditions. On peut encore partir seuls, sac au dos et juste sur place recruter un guide local, ça lui fera un peu de sous et il sera content de vous emmener presque au paradis.
    « la mixité des âges, des tout-petits aux très âgés »: c’est justement ce qui se pratique encore dans la société ladakhi. voir cet ancien billet: http://alainlecomte.blog.lemonde.fr/2008/08/13/ladakh-entre-neige-et-genevriers/
    On peut lire aussi: « Quand le développement crée la pauvreté, l’exemple du Ladakh » de Helena Norberg-Hodge (editions fayard).
    Ceci dit, le bouddhisme n’est pas parfait. Le fait qu’il ne cherche pas le prosélytisme est surtout théorique… j’ai plutôt l’impression qu’au contraire, il cherche à vaincre sur le seul terrain qui lui reste: la mondialisation! A tout prendre, je préfère quand
    même cette école de pensée là à bien d’autres…

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  8. Emmanuel CHEIRON dit :

    Peut-être l’Ethique de Spinoza, dans sa pensée de la relation entre corps et esprit, conviendrait – elle à l’aire occidentale, comme lieu de réconciliation du corps et de l’esprit, de la durée et de l’éternité, du fini et de l’infini?

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  9. Ping : Bloguer ou ne pas bloguer » Fanny at Motercalo

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