Les prédictions de Humahuaca (15ème épisode et fin)

(Résumé des épisodes précédents : Antoine, voyageur en Amérique du sud, a vu un certain nombre de ses certitudes vaciller au cours des rencontres qu’il a faites, avec deux soeurs jumelles qui se sont avérées être une seule personne, un commissaire de police qui s’est avéré être le père de cette jeune femme, et quelques scientifiques avec qui il a découvert que les Incas et les indiens pré-incas possédaient des modes de communication mystérieux, au travers des tissages, et avec qui surtout il a découvert que d’étranges expériences pouvaient avoir lieu, prenant notre cerveau pour objet, et conduisant à des altérations profondes de notre notion de libre-arbitre. Il arrive à la fin de son voyage, qui fut à la fois un voyage de découverte d’un pays, un voyage initiatique et un voyage intérieur… comme le sont – ou devraient l’être – tous les voyages…)

Ainsi, tout se dissolvait, à défaut de se résoudre. Il n’avait rien su attraper du mystère de Daniela, aujourd’hui partie, probablement de retour à la réception de l’hôtel où il l’avait vue la première fois. La porte de bronze de la pyramide de la pukara s’était refermée sur les recherches des neurologues et des anthropologues. Les tissages incas, les quipus gardaient leurs secrets, et Antoine se demanda s’il avait rêvé. De toutes manières, le temps s’était écoulé, Antoine faisait partie hélas d’une civilisation où le temps était linéaire et où, inéluctablement, un jour ou l’autre, il devait passer par un point précis du calendrier. Ce point, pour lui, c’était le jour indiqué sur le billet d’avion du retour. Il était temps pour Antoine de partir à son tour et de rejoindre la capitale, où il pourrait monter dans un de ces 747 qui le ramèneraient en France. Il acheta quelques sculptures à Mario. Rosa essuya une larme et lui dit qu’on l’aimait bien, qu’il serait toujours le bienvenu, et il prit son sac, puis monta dans un car Pullmann.

Les Incas, semble-t-il, vivaient dans l’imminence d’une catastrophe, comme les Mayas sans doute, et comme les Aztèques. Ils savaient que leur monde s’écroulerait au jour où d’étranges créatures, arrivées d’au-delà des mers, bardées de pieds en cape de vêtements rigides et montées sur de non moins étranges créatures dépassant de loin en taille leurs lamas familiers, débarqueraient sur leurs côtes, dans leurs villes et qu’ils s’adresseraient à eux dans une langue inconnue. Ils avaient probablement voulu laisser des témoignages de ce qu’avait été leur culture, consigner d’une manière ou d’une autre la légende de leurs siècles à eux, et n’avaient trouvé pour ce faire que des fils de laine de toutes les couleurs et des points de tissage, mais personne hélas dans les siècles suivants n’avait su les comprendre. Est-ce que toutes les civilisations ne cherchent pas ainsi à se faire reconnaître et admirer dans le futur ? Les Terriens d’aujourd’hui n’inventaient-ils pas eux-mêmes de drôles de messages qu’ils envoyaient vers les étoiles, des messages savants qui contenant en eux-mêmes la clé du code pour les comprendre ? mais où était la clé du code des tissages incas ? peut-être par négligence un conquérant espagnol, la trouvant par hasard, l’avait tout bonnement jetée, brulée. Et si elle avait été d’or ? alors à n’en pas douter, il l’aurait immédiatement fondu pour ne récupérer que le précieux métal. Le car Pullman faisait encore escale au retour vers des lieux qu’il avait aperçus à l’aller, la ville de Tucuman, le village de Taffi del Valle, et plus au sud une vallée qu’on disait fertile. Antoine y fit une halte. L’auberge où il dormit était paisible. Elle accueillait des touristes sud-américains pas très riches, des retraités, des jeunes désargentés. Antoine rencontra deux filles de son pays qui l’emmenèrent visiter des parcs nationaux. Elles se destinaient à devenir institutrices, non, pardon, professeurs des écoles. Elles avaient décidé de joindre coûte que coûte, en auto-stop (ou plutôt en camion-stop), l’extrême sud, Ushuaïa, et l’extrême nord, La Quiaca… 5121 kilomètres. Antoine enviait leur détermination, leur engagement. Elles n’avaient pas à réfléchir, ayant un but. Pour ce qui était de lui, il avait le sentiment que le but qu’il avait poursuivi s’était évanoui au fil de la route, et il se dit un peu tristement que sa propre civilisation, à l’instar des Incas, avait acquis elle aussi les moyens de savoir qu’une catastrophe était inévitable, et qu’en tout cas, lui le savait.

 

A l’aéroport de Buenos Aires, le 5 aout, à 20h 30, le vol IB 744 était annoncé. Dans le haut parleur, on entendit une voix demander que de toute urgence Monsieur Antoine Seiler veuille bien se présenter à l’embarquement. L’annonce fut reprise une fois, puis encore une fois. A la fin, l’embarquement se fit sans ce passager. L’employée de la compagnie était nerveuse. Lorsque tous les passagers eurent embarqué, il lui apparut avec surprise que le compte y était et qu’il n’y avait pas de passager manquant. Elle s’en inquiéta auprès d’un de ses collègues qui s’occupait plus particulièrement du réseau informatique. Il revint un petit instant plus tard pour la rassurer :

– je ne sais pas ce qui s’est passé lui dit-il, ce doit être un bug informatique, j’ai vérifié. Apparemment, cet Antoine Seiler n’existait pas.

 

FIN

PS : sur le thème de la catastrophe, je ne peux faire mieux que renvoyer le lecteur à cette interview de Jean-Pierre Dupuy , sur un site qui contient aussi la traduction en français de l’interview de Noam Chomsky (assurée par les soins de Yann Le Du, qui me l’a signalé dans un commentaire, et que je remercie) dont j’ai parlé il y a quelques jours.

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5 commentaires pour Les prédictions de Humahuaca (15ème épisode et fin)

  1. Vous voici arrivé (et nous aussi) au terme de cette nouvelle si riche de thèmes et (entre autres) de la luxuriance empruntée au réalisme magique. Vous sentez-vous à présent trop léger, comme esseulé d’avoir abandonné paysages, approche culturelle, mise en perspective et personnages ou au contraire soulagé d’avoir pu noter presque la totalité de ce que votre regard a pu embrasser pendant votre voyage?
    Allez-vous regrouper les textes de ce récit et les imprimer?
    Comptez-vous poursuivre l’arborescence de sa composition? L’illustrer?
    Votre démarche d’un auteur m’intéresse beaucoup, surtout quand il y a cette belle plume fluide et autant de matière à exploiter et réexploiter.
    En tout cas, bravo pour le défi et l’offre de cette lecture.

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  2. alainlecomte dit :

    merci beaucoup pour ce commentaire qui me touche beaucoup, surtout venant de vous, qui êtes une spécialiste de la chose littéraire. Pour répondre à vos questions: je me sens plutôt soulagé, assez satisfait d’avoir pu écrire cette sorte de nouvelle dans sa totalité. Continuer? la tentation est grande. En même temps, j’ai éprouvé de drôles de choses en écrivant ce récit, je ne sais pas si elles font partie du ressenti habituel des romanciers. L’échappée dans l’imaginaire que cela provoque (penser à ses personnages…) entraîne une sorte de « déréalisation », de mise à distance du réel qui peut provoquer un certain malaise. D’un autre côté, la tentation d’écrire entre en conflit avec les obligations persistantes comme celle du travail (« pour lequel on est payé »), et c’est aussi une source de malaise… je crois que je vais mettre en sommeil ce blog pour un certain temps.
    Quant à la nouvelle elle-même dans on état actuel, bien sûr je vais l’imprimer. J’avais pensé la soumettre à un concours de nouvelles, il y a un concours « Nicolas Bouvier » qui concerne les récits de voyage. Je vais essayer de l’envoyer à ce concours bien qu’à mon avis elle dépasse le récit de voyage stricto sensu.
    Encore merci de m’avoir lu.

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  3. C’est dommage de mettre ce blog en sommeil. Mais c’est vrai que la contrainte quotidienne est forte. Toujours cette question de temps.
    Sinon, le récit de voyage est un drôle de genre qui réserve bien des surprises à leurs auteurs, comme aux lecteurs. Votre nouvelle en est la preuve.

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  4. Posuto dit :

    Et voilà, j’arrive à la fin du banquet quand les fleurs sont toutes fanées sur les tables et les verres vides.
    Fin de l’histoire, catastrophe menaçante, messages perdus… et cet Antoine qui n’est nul part (ou partout ?)
    Sommeil du « blog qui donne à réfléchir ».
    Alors je dis : la vie est mal faite.
    Pour le concours de nouvelles, la votre est assez maîtrisée et insolite pour marquer les esprits !
    Alors je dis : Go ! (vous vous rendez-compte que vous me faite utiliser un terme sportif ?!? Je ne pensais pas en arriver là)
    Kiki 🙂
    (et dorénavant je surveille ce blog de plus près que ces jours derniers, au cas où son sommeil ne serait pas trop profond)

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  5. alainlecomte dit :

    Merci Kiki (un peu en retard), c’est très gentil de me qualifier de « blog qui donne à réfléchir », si c’est vrai et si ça fait cet effet-là sur même une seule personne, je serai le plus heureux des hommes! je ne vais pas me mettre en sommeil total, disons… en somnolence. Il y a des tas de choses dont j’ai envie de parler encore… il me faut juste du temps. Et puis ma vision du monde des blogs évolue… comme c’était le cas pour Antoine…

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