
Faire un tour par Turin s’impose de temps en temps, quand par exemple on a envie de s’asseoir au Caffé Florio pour déguster parmi les meilleures glaces du monde, ou bien quand on veut revoir les grandes allées du marché, colorées et bruyantes, de la Porta Palazzo, mais encore plus quand on prépare – c’est mon cas – un voyage prochain en Egypte, pour la première fois de sa vie, et qu’on a envie de connaître un peu, avant de débarquer au Caire, les grandes lignes et les grandes œuvres de la civilisation égyptienne, de la période prédynastique des années trois mille au dernier pharaon qui s’éteint à l’époque romaine, car c’est à Turin que se trouve le plus grand musée d’égyptologie du monde, hormis bien sûr celui du Caire.
On ne se posera pas mille questions afin de savoir comment cela se fait, comment autant d’oeuvres colossales ont pu se retrouver de ce côté-ci de la Méditerranée, déplacées par quelques géants sans doute et sous la conduite d’un « savant éclairé », un certain Schiaparelli. On ne se demandera pas comment un tel pillage a pu se produire, ni comment une excroissance égyptienne a pu apparaître en bordure du Po alors que, bien entendu, aucune felouque n’est jamais venue longer ses berges. Mais le fait est là : des momies dont j’allais presque dire qu’elles étaient encore vivantes – mais non, tout juste bien conservées et embaumées dans leurs linges imprégnés d’onguents subtils – sont là, visibles à l’oeil nu et même un peu plus, car toute la science moderne s’est donnée rendez-vous pour analyser le moindre détail des peaux et des os, révélant telle maladie ici, ou telle opération subie là. L’analyse spectrale permet même de révéler les différentes couches de couleur qui se sont superposées sur des sarcophages, comme, par exemple, celui de cette cantatrice, du nom de Tamutmutef, réputée à l’époque (troisième période intermédiaire, c’est-à-dire entre 1076 et 746 BC), dont, avec un peu de patience peut-être on pourrait finir par entendre la voix (ne nous avait-on pas promis dans le temps que la technique serait un jour capable de nous faire entendre les bruits qui s’étaient gravés sur les poteries lors de leur confection, à la manière dont on a su graver dans la cire puis dans le vynil les sons émis par les instruments de musique ou les voix des plus grands artistes ?) et qui aujourd’hui nous fait un peu penser à une Aya Nakamura dévolue au culte d’Amon-Râ.



Tamutmutef – peinture sur lin extraite d’une tombe à Gebelein, époque prédynastique – stèle de Iti et Neferu, première époque intermédiaire
Oublions l’origine, les transports, les « achats » (qui nous semblent un peu des vols) et saluons le travail immense des chercheurs, des scientifiques, des curateurs pour nous offrir sur un plateau une telle somme de savoirs. Des salles entières consacrées à l’écriture, hyéroglyphique, démotique, copte… avec explications de leur génèse, et immenses papyrus dépliés sur les murs où l’on apprend beaucoup du rapport des anciens Egyptiens à la langue, à leur langue et à leur écriture. Ainsi certaines lettres étaient-elles à éviter car chargées de maléfices, comme celle qui se trouvait représentée par une vipère tétracorne, à cause de la mort fatale qui résultait de la morsure de la vraie (pas de la représentation), ce qui conduisait les scribes soit à omettre la lettre soit à en rogner la tête. On peut décrypter sur un pan de mur, le procès-verbal des juges suite à la condamnation de dignitaires qui avaient eu l’audace de se révolter contre le pharaon Ramses III. Comme l’action était sacrilège, on hésitait à la raconter, les noms des auteurs étaient déformés, les gestes commis n’étaient évoqués que de manière allusive. Signes sans doute de haute civilisation, car on ne sache pas que l’exposé cru et vulgaire des actes de violence ni la publicité faite aux criminels en citant leur nom, auxquels nous sommes habitués, soient le fait d’esprits élevés. Il y a sans doute, entre l’époque de Ramses et celle de Trump, un écart fabuleux en matière civilisationnelle.
Aurions-nous une vision aussi nette d’une civilisation si celle-ci n’avait pas eu deux éléments qui s’articulent parfaitement : l’omniprésence de la mort et la préciosité de l’écriture ? L’omniprésence de la mort a causé chez cette civilisation le souci de préserver les corps et les objets dans des cimetières et de vastes tombes qui ont gardé jusqu’à nous les traces de vie. La préciosité de l’écriture a suscité le culte et le respect des mots, de ce qui s’écrit comme de ce qui se chante pour nous faire parvenir les premiers textes et les premiers récits. C’est pourquoi sans doute ces Egyptiens nous paraissent si proches et si attachants, ils sont à l’exact opposé de ce vers quoi une certaine contemporanéité tend à nous entraîner : la perte de l’écriture et l’oubli vain et fantasmatique de la mort, ce qui prend pour nom, chez les apôtres du New Age, le transhumanisme.
Au retour de ce voyage, dans le Flixbus, je lisais le petit livre percutant de Dominique Eddé qui porte sur la mort, on peut le dire ainsi, évitant toute périphrase : La mort est en train de changer. On ne pouvait mieux à mon sens, synthétiser l’impression fugace qui traverse notre actualité. La mort était restée longtemps comme elle était encore du temps des pharaons, puis elle avait changé. D’un côté, on développait des technologies et des remèdes toujours plus sophistiqués pour venir à bout de cancers et maintenir des malades en vie le plus longtemps possible, empiétant sur le terrain de la mort, ce dont chacun d’entre nous se félicite, surtout s’il estime qu’il aura droit à en bénéficier, et de l’autre, on abrège à coups de drones et de bombes la vie des gens, même celle des enfants qu’on voit parcourir seuls et ensanglantés les ruines de Gaza ou de villes ukrainiennes. Comme dit Dominique Eddé, « au lieu de trancher entre avant et après, [la mort] s’est infiltrée dans les deux temps […] le vivant rétrécit d’un côté, est prolongé médicalement de l’autre ».

Bon voyage, Alain. Vers le soleil. C’est bien.
Je ne me félicite pas de ce que nous mettons en place dans les pays qu’on appelle « riches », (mais pour combien de temps encore ?) pour nous maintenir en vie le plus longtemps possible, comme une fin en soi, et ne le pratique pas.
On pourrait estimer, peut-être, que je suis inconsciente et inconséquente de ne pas vouloir bénéficier de ce à quoi mon argent et ma condition me permettent d’accéder, mais, sentant que la mort glisse et coule en moi comme une douce présence, au fur et à mesure du passage du temps, je ne vais pas tout faire pour la tenir à distance quand j’estime qu’elle est aussi une délivrance de l’activité qui se doit d’être si performante de nos jours.
Et puis, pour que d’autres puissent naître, il nous fait laisser de la place pour eux, non ? Mais… de préférence, sans nous sacrifier, il me semble. Le sacrifice est le grand problème religieux par excellence. Notre capacité de céder la place constitue une partie importante de la solidarité entre les générations, non ? (mais là, je ne vais pas faire la promotion inconditionnelle pour la retraite, non. La mort, oui, la retraite, non.)
Mais vaut-il mieux parler de l’omniprésence de la mort, qui est après tout un substantif, ou la prise de conscience grandissante de notre fragilité, vulnérabilité, et les limites de notre volonté, notre désir et capacité d’agir ? Et quand je pense à ce que nous savons sur l’embryologie, je réalise à quel point la mort est au rendez-vous EN NOUS dès la présence de la vie elle-même. Tissée inextricablement, pour notre bonheur ET notre malheur ?
Pour la crudité et la vulgarité… je ne vois aucun consensus sur ces questions en ce moment. Et puis, nous savons d’où vient le mot « vulgaire »…
Et je crois que la préciosité de l’écriture est liée aussi à sa relative rareté, et le fait qu’elle n’ait pas fait l’objet d’un projet évangélisateur pour la rendre « accessible » au plus grand nombre. Etant vieille maintenant, je vois avec un certain désespoir la perte de valeur inévitable de ce qui est bradé sur la place publique avec les meilleures intentions. Ce qui est précieux est ce qui est rare pour les pauvres humains que nous sommes, ce qui sort du lot (de la masse ?). Je pense que cela restera vrai pour toujours. D’où la banqueroute du livre avec l’explosion de l’édition, et de l’écriture ? (parmi d’autres raisons, certes. Ce n’est pas la seule.)
Ce n’est pas moi qui vais critiquer le respect du Verbe à notre époque. La déformation du récit de la révolte sous Ramsès III fait penser à notre Ancien Régime, où de telles révoltes étaient traitées de la même manière, et le fait de RAPPORTER ce type de crime était puni comme le crime lui-même. Intéressant, non ? Mais il faut reconnaître que la liberté d’expression en prend un sacré coup avec de tels procédés. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, comme on dit. L’Occident, une civilisation qui oscille entre revendications d’émancipation (absolue) et désir de soumission, à toutes les époques ? Pas de paix, pas de repos, là… avant de mourir.
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Merci Debra. Oui, je suis très heureux de faire ce voyage et de connaître enfin de près cette civilisation dont je suis resté à l’écart jusqu’ici. Je potasse et je me rends compte de plus en plus de la magnificence de ce que nous allons voir le long du Nil. Comme vous le dites, nous vieillissons, c’est donc le moment de faire ce qui nous reste à faire et que nous n’avons pas encore fait.
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