Morges, au centre de l’Europe

Nous sommes des habitués du Festival de Morges, « Le livre sur les quais ». C’est d’abord un lieu si agréable, au bord du Léman, avec ses deux petites tours qui marquent l’entrée du port, son lourd château fort et ses vieux édifices, et puis comme festival littéraire c’est un évènement tellement convivial, à proportions si humaines et permettant une telle proximité avec les auteurs et autrices. J’ai conversé ici librement avec des écrivains et écrivaines qui restent présents en moi : Simonetta Greggio, Jean-Noêl Schifano, Metin Arditi, Miguel Bonnefoy, Agnès Desarthe, Etienne Klein, Kamel Daoud, Claudie Hunzinger, Daniel de Roulet… j’ai parlé à certains que je ne connaissais pas et que j’ai ainsi découverts comme Odile Cornuz ou Rinny Gremaud, écouté lire leurs textes des créateurs de langage aussi ébourifants que Arno Camenish ou Mathias Zschokke. J’y ai suivi des conférences haletantes dans de petites salles ou d’autres un peu plus grandes comme celle du Casino, par des gens comme Christine Angot et Iegor Gran. Cette année, j’ai écouté dans les mêmes conditions et la même salle du Casino des écrivains aussi différents que Giuliano da Empoli et Fatou Diome (Emmanuel Carrère aussi… mais c’était un peu la même chose que ce que l’on pouvait entendre sur toutes les radios et toutes les émissions littéraires du moment!), j’ai parlé librement avec Sorj Chalendon et Corinne Atlan, j’ai salué Anne Berest en lui demandant des nouvelles de sa maman, que je connais et que j’aime bien, j’ai découvert une autrice de polars rigolote, née à La Chaud-de-Fonds, qui se nomme Emmanuelle Robert. J’ai écouté Hélène Frappat parler de son nouveau livre assez désopilant qui s’intitule Nerona et qui se moque de Giorgia Meloni, ainsi que Olivier Mannoni, grand spécialiste du langage fasciste. Et j’ai découvert cinq écrivains de langues différentes qui disaient des extraits de leurs œuvres dans leur langue avant qu’ils ne soient lus en traduction par une jeune femme aux yeux immenses. Ils se nomment Jacek Dukaj, Micha Lewinsky, Doris Femminis, Jaap Robben et Maria Sanchez, la jeune lectrice en français Julie Meyer, elle était accompagnée à la guitare par Stephane Blok, un jeune poète.

Emmanuel Carrère, Valentine Goby, Fatou Diome, Giuliano da Empoli, Doris Femminis, Olivier Mannoni

Le charme de la Suisse et donc de ce genre de festival réside en ce que, par rapport à nous, Français, elle est déjà l’Europe Centrale, autrement dit ouverte aux influences étrangères. On y parle quatre langues officielles, ce qui est une chance – alors que chez nous, on verrait cela comme une atteinte « à l’unité nationale » ! – et on y a reçu des gens du monde entier : des Russes beaucoup et souvent à la fin du XIXème et au début du XXème (les anarchistes, mais aussi des russes blancs), des émigrés italiens bien entendu, mais aussi portugais et espagnols, des gens de l’Est de l’Europe, originaires des Balkans, de Hongrie ou de Pologne. On y a donc l’habitude du brassage des langues, ce qui peut donner lieu à une vraie euphorie linguistique. Ainsi, la poétesse espagnole Maria Sanchez nous a-t-elle lu des poèmes écrits par elle qui, bien qu’ils fussent en espagnol, laissaient deviner leur sens pour peu qu’on y prenne attention : rien moins que l’intention de se mettre à la place des éléments de la nature, ruisseaux, forêts, végétaux, animaux à l’heure où la sécheresse envahit un pays et bientôt un continent. L’écrivain polonais Jacek Dukaj se servait de la science fiction (dont il est paraît-il un maître reconnu en son pays) pour nous faire réfléchir à l’absurdité de la valeur-travail. Mais c’est Doris Femminis, la Tessinoise, que j’ai préférée, et dont finalement j’ai acheté le livre. Le fragment lu était intriguant : comment et pourquoi une petite fille quittait son village chaque jour, en en fabriquant toute seule une réplique loin des autres, emportant avec elle des petits pains qu’elle dérobait à la boulangerie, épiant de loin les mouvements qui se produisaient dans ledit village ? Comment en était-on arrivé là ? C’est cette question qui m’a fait acheté ce livre, qui me l’a fait lire et me l’a fait adorer. Doris Femminis est une femme d’une cinquantaine d’année, née dans le val Maggia (pour ceux qui connaissent…) qui a élevé des chèvres mais a été aussi infirmière psychiatrique (et peut-être l’est-elle toujours). Son savoir de la psychiatrie transparaît dans ce livre par l’intermédiaire de descriptions étonnamment précises des souffrances subies par des patients. On sent que son approche de la vie de ce village est nourrie d’une connaissance profonde, à la fois de ce genre de milieu à l’écart des villes, et des mécanismes pulsionnels qui sont capables de perturber fondamentalement une communauté autant qu’une petite fille (voire plusieurs puisque le roman se centre autour de deux d’entre elles). Le roman, extrêmement bien écrit et traduit (par Festa Molliqaj, suissesse d’origine albanaise), retrace également en toile de fond ce que fut la période des années soixante-dix, « les années de la révolte, le fleuve en crue d’une culture de la transgression », années où l’une des héroïnes, Giulia, s’échappe de l’hopital où elle est soignée suite à une tentative de suicide, en compagnie de son ami Esteban et de quelques autres, franchissant le col du Simplon pour rejoindre l’ouest de la Suisse, et particulièrement la ville de Nyon et son fameux Paleo festival, pour y écouter les Jethro Tull (non sans évidemment que quelques joints ne se fument de ci de là). Ce passage du Simplon qui fait le trait d’union entre la Suisse du Nord et le Tessin (et les Grisons) est ainsi au centre du roman, comme là encore symbole de la rencontre des cultures, il me rappelle un voyage fait il n’y a pas si longtemps (deux ans), qui nous avait permis de connaîttre quelques villages du Nord de l’Italie et le val Bergaglia, et nous avait permis justement de connaître un peu du val Maggia et des Centovalli proches de Locarno. Magnifiques endroits (et magnifique terrain de camping à Vicosoprano !). Ce livre, Se sauver, je ne peux pas en dire plus sans risque de divulgacher… sachez qu’il est extraordinaire, que son écriture, comme une lame de couteau s’enfonce dans les profondeurs obscures de la psyché pour donner à voir des particularités des gens malades que le béotien en la matière ignore le plus souvent. Nous assistons, presque tremblants, aux ravages de la schizophrénie et à l’étrange phénomène de dissociation mentale. Rien d’étonnant à ce que les mannes de Roberto Bolaño soient invoquées au travers d’un long poème déchirant lu, dans le roman, par une folle.

On est bien inspiré parfois de suivre son orientation du moment, et de répondre à une impulsion soudaine en allant écouter des auteurs presque au hasard, dont on n’a jamais entendu parler, et qui, tout à coup, viennent prendre une place énorme dans notre conscience de lecteur.

Au lieu-dit « Le grenier bernois » (les cantons de Suisse romande ont toujours un rapport compliqué avec l’ours bernois), Olivier Mannoni et Hélène Frappat discutaient donc du rapport de la langue au fascisme. Comment le fascisme inonde-t-il notre langue ? Question importante certes, mais qui ne devrait pas nous faire glisser sur la pente d’une causalité liée à la langue. Le rapport entre la langue et le politique est une réalité très complexe. Oui, sous le fascisme, le langage devient brutal voire incohérent, mais c’est évidemment davantage un effet qu’une cause. On a pu voir aussi de fieffés fascistes s’exprimer en langage châtié. Brasillach, Bardèche, Drieu La Rochelle (sans parler de Céline) connaissaient et pratiquaient « le bon usage », comme dirait Grévisse, ce qui ne les empêchait pas de l’utiliser à des fins immondes (Emmanuel Carrère en parle dans Kolkhoze, révélant à ce sujet la proximité qui fut celle de sa mère avec Brasillach). Le point de vue de Mannoni et Frappat est que le fascisme utilise volontairement une syntaxe et un lexique appauvris afin de mieux se mettre à la portée du « peuple » qu’il prétend ainsi mieux représenter, montrant alors un réel mépris pour lui. Mais alors répond-on… ça marche puisque ledit « peuple » vote pour eux, serait-ce qu’il aime se sentir méprisé ? Il me semble que l’explication est trop sommaire et que les raisons pour lesquelles il vote pour des Hitler, des Mussolini ou des Trump (ou des Le Pen ou des Meloni) ne se résument pas à cette question du langage, s’y limiter revient à faire l’impasse sur des mécanismes bien plus puissants, basés sur l’économie. En France aujourd’hui, tant de milliardaires (les Bolloré, Sterin etc.) prennent les rennes du discours médiatique au travers de leurs groupes, ils soutiennent l’extrême-droite mais ne se soucient guère du langage employé dans leurs médias, ce qui leur importe c’est la réalisation de profits qu’ils ne pensent pouvoir acquérir qu’en s’alliant avec elle, tout comme les milliardaires de la Ruhr s’allièrent avec Hitler pour mieux développer leur industrie. On arrive ainsi au fascisme par des concentrations capitalistiques qui ont les moyens matériels et financiers d’influencer et de manipuler le public par la répétition des mêmes thèmes, la sélection du même type d’information, l’exposé systématique de raisonnements simplistes. La forme du langage y apparaît secondaire (même si bien sûr, à la marge, cela peut jouer, voir par exemple l’importance du phénomène Hanouna, encore que celui-ci ne repose pas que sur le langage employé ni sur sa prétendue « simplicité »).

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