Spinoza à Gaza – I

La vie d’un homme ou d’une femme à la retraite est (ou doit être) la vie d’un être libre1. Ainsi, laisse-t-il aller librement sa réflexion, voyageant au milieu de ses lectures ou de par le monde de façon libre. La philosophie vient alors à lui ou elle d’une manière naturelle, sans mal et sans douleur à l’aborder. Il/Elle parlait de Sartre il y a deux semaines, d’autres questions l’ont conduit vers Kant, et aujourd’hui vers Spinoza. Oui, Spinoza. Qui justement nous définit cette liberté non comme libre-arbitre mais comme adéquation à soi-même et à l’autre homme ou femme libre également, conduit.e par la réflexion (Misrahi, préface à l’Ethique). Mais pas seulement la liberté, une certaine félicité également, qui serait le but ultime de son Ethique, bizarrement intitulée par Spinoza « amour intellectuel de Dieu », mais qui signifie simplement la philosophie même, l’adhésion joyeuse et réfléchie au monde tel qu’il nous vient. Que faire d’autre que chercher cette félicité ? Le philosophe nous assure que tout le monde peut l’atteindre, …

encore faut-il que l’on soit dans des conditions normales d’existence.

Car, hélas, tout cela n’a de sens que dans la configuration d’une humanité qui serait elle-même libre, autrement dit vivrait dans la paix et une abondance suffisante de biens matériels pour pouvoir subsister dans une relative insouciance. Force est de constater que nous sommes loin de réunir de telles conditions. Au lieu de cela, en guise de félicité, le monde actuel (entendez principalement le Capital), outre qu’il nous plonge dans la guerre, ne nous propose que l’enrichissement matériel. C’est si peu. C’est si pauvre. L’enrichissement matériel est l’appauvrissement de l’être.

Oui, encore faut-il que l’on soit dans des conditions normales d’existence.

Que l’on ne vive pas à Gaza, par exemple.

L’inhumanité des guerres réside dans les mutilations qu’elles provoquent non seulement des corps mais des esprits : il n’existe aucun espoir avec elles d’atteindre le moindre accomplissement dans la liberté qui devrait être promis à chacun et chacune, et dont nous parle si bien Spinoza.

La guerre menée par Israël à Gaza fait suite à l’attaque avec massacre et prise d’otages perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023. Cette attaque déjà en elle-même était une œuvre de déshumanisation : elle s’en prenait à une partie la plus vivante et la plus libre de la communauté juive, celle qui se réunissait dans un kibboutz et clamait son espoir en la paix.


Les décombres du camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, le 31 octobre 2023. STRINGER / REUTERS

Mais la guerre menée par Israël à Gaza (comme d’autres guerres avant elle) vise désormais elle-même à la déshumanisation. Celle d’un peuple qui la subit (les Palestiniens) et, au-delà, celle de ceux qui la commettent (les Israëliens) puis celle de l’humanité entière convoquée comme spectatrice. Des écrivains et journalistes plus qualifiés que moi, comme Jean-Pierre Filiu qui est allé sur place, le montrent : cette guerre préfigure celles qui auront lieu par la suite, qui, comme elle, feront fi de toute règle humanitaire, de tout avertissement des nations puisque, notamment, désormais la voix de l’ONU est inaudible. Toute action qui vise à priver d’humanité une partie – même réduite – de ladite humanité aboutit à en priver l’humanité toute entière. Cela, les Juifs sont bien placés pour en témoigner. Le nazisme a voulu cela. Et peut-être justement, en voyons-nous le résultat aujourd’hui, où une partie des Juifs – même réduite – se livre à des actes déshumanisants à l’encontre d’une population qui a pour tort d’être palestinienne. Quand je vois cela, je me souviens de mon prof d’histoire du lycée qui nous disait, et nous ne voulions pas le croire, que les nazis avaient gagné2, parce que, désormais, les peuples et les nations allaient devoir commettre beaucoup d’atrocités dans les guerres, notamment à l’encontre des civils, avant de pouvoir atteindre le niveau où ils en étaient arrivés, eux. Que les horreurs commises viennent de Juifs est une sinistre ironie de l’histoire et il est terriblement dommageable pour eux que ce gouvernement honni, conduit par un premier ministre méprisable allié à une extrême-droite fasciste, déshonore à ce point le nom d’Israël. Des voix juives se sont élevées ces derniers temps pour condamner sans ambiguïté l’action de ce gouvernement, de Horvilleur et Sfar à Finkielkraut, de Barnavi à Olmert, très tôt dans ce conflit, j’ai entendu Ofer Bronchtein dire sa honte d’appartenir à un tel Etat. Mais peut-être ce n’est pas assez.

Les massacres et les actions de déshumanisation ne devraient pas être mises sur des échelles de comparaison, on peut ainsi légitimement dénoncer que quelqu’un ait dit « Gaza c’est Auschwitz », car il n’y a qu’un seul Auschwitz dans l’histoire, cela nous le savons. Mais l’état de déshumanisation des Palestiniens de Gaza atteint aujourd’hui, quand on regarde les choses de l’intérieur (comme l’a fait Filiu), un niveau qui sera bientôt comparable à celui des Juifs internés dans les camps de la seconde guerre mondiale (peut-être l’est-il déjà) : famines organisées, eau impropre à la consommation, exécutions pour un oui pour un non, parce que quelqu’un est allé trop prêt des limites du territoire ou s’est avancé pour atteindre un peu de nourriture, ciblage des humanitaires et du personnel médical, destruction des écoles et des hopitaux, tortures psychologiques en tous genres, utilisation des gangs et des prisonniers de droit commun libérés pour ajouter la terreur à la terreur, complicité avec le supposé ennemi parce que, bien que formant des opposés, les deux camps poursuivent des buts semblables (refus d’une solution à deux états, en particulier).

Jean-Pierre Filiu

Alors on attend un sursaut. Un ami Juif me disait l’autre jour avoir rencontré une de ces grandes voix dont on parle (je ne dirai pas qui) et lui avoir conseillé d’aller plus loin dans sa dénonciation, en parlant – pourquoi pas – explicitement de génocide, et que son interlocuteur lui a répondu qu’il n’irait jamais jusque là, parce que, disait-il, si nous allions jusque là, alors nous aurions tout lâché. Et nous ne pouvons pas lâcher devant l’horreur de la Shoah.

Certes, mais quand même… jusqu’où faudra-t-il aller pour qu’on en vienne à admettre la réalité d’une suite d’actes qui s’apparente à un génocide, même si l’on sait que cette dénomination relève d’une compétence juridique et non d’un simple avis d’une communauté de personnes, fut-elle de plus en plus nombreuse ? Jean-Pierre Filiu conclut son bouleversant récit d’un mois passé à Gaza au risque de sa vie, en tant qu’admis dans une opération humanitaire « coordonnée », par ces mots :

Gaza ne s’est pas juste effondrée sur les femmes, les hommes et les enfants de Gaza. Gaza s’est effondrée sur les normes d’un droit international patiemment bâti pour conjurer la répétition des barbaries de la Seconde Guerre Mondiale. Gaza s’est effondrée sur les codes d’une diplomatie qui avait ses règles et ses faiblessess, mais qui tendait à pacifier les contentieux plutôt qu’à les exacerber. Gaza est désormais livrée aux apprentis sorciers du transactionnel, aux artilleurs de l’intelligence artificielle et aux charognards de la détresse humaine. Et Gaza nous laisse entrevoir l’abjection d’un monde qui serait abandonné aux Trump et aux Netanyahou, aux Poutine et aux Hamas, un monde dont l’abandon de Gaza accélère l’avènement.

Pourquoi Spinoza ? Je verrais bien en lui, qui fut rejeté par sa communauté, l’incarnation de certains Juifs d’aujourd’hui qui, courageusement, s’élèvent contre la politique d’un Etat qui prétend les représenter. Mais en plus de cela, comment ne pas voir dans le rapprochement ainsi opéré entre lui et le monde qui produit l’horreur de Gaza l’opposition entre un idéal de vie centré sur la liberté de l’être humain au sens de cette adéquation à soi-même dont il parle, et l’abandon de tout idéal de vie à cause des guerres et de l’oppression, de la recherche du maximum de gain matériel et financier qui se répand à l’échelle du monde ? Gaza est l’autre nom de cet effondrement universel que nous vivons en ce moment : celui des valeurs d’humanité allant de pair avec la révélation au grand jour de la réalité du capitalisme qui est de se débarrasser toujours plus des oripeaux qui l’encombrent, qui se dénommaient en particulier : « droits de l’homme »3.

1 Je parle ici d’un homme ou d’une femme « à la retraite » parce que c’est mon cas, mais il va de soi, qu’idéalement, cela devrait s’appliquer à tout homme et à toute femme, encore faudrait-il diront certains qu’ils ou elles soient libérées du travail.

2 C’était seulement vingt ans après la fin de la guerre.

3 À côté des politiques sociales, des garanties à la sécurité et de l’aide médicale partout dans le monde.

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2 Responses to Spinoza à Gaza – I

  1. Avatar de Jean Caune Jean Caune dit :

    Alain Lecomte, comme il le confie dans son article, occupe sa retraite à laisser vagabonder sa liberté au gré de ses préoccupations quotidiennes ou de ses lectures. Il a le talent de réunir des termes ou des thèmes qui n’étaient pas, de prime abord, destinés à se croiser dans son blog, ni ailleurs. Il en va ainsi de Spinoza et de Gaza. Cet art qui met en relation deux mots  —  pour développer un sens qui n’existait pas dans chacune d’eux — s’apparente à celui de la métaphore. Bien métaphoriser, c’est « bien penser » disait un philosophe, Derrida, je crois. 

    Gaza écrit-il, est « l’autre nom de cet effondrement universel que nous vivons en ce moment, celui des valeurs d’humanité ». Cet effondrement est bien réel, il accompagne toutes les guerres, et en particulier celle que le gouvernement d’Israël continue de conduire à Gaza. Est-il en l’occurrence un génocide ? Alain précise que la réponse à cette question relève du juridique. Cet effondrement, comme il l’indique, est celui de l’effondrement des normes du droit international. Ce qui se produit à Gaza s’accompagne de crimes de guerre et relève de crimes contre l’humanité. C’est également ce qui se produit à Kiev et ailleurs dans le monde. La référence à Gaza est une injonction à penser les crimes contemporains. 

    Je ne suis pas certain que ces crimes soient la « révélation au grand jour de la réalité du capitalisme. S’il est vrai que — comme le déclarait Jaurès en son temps — « le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage ». A Gaza comme à Kiev le capitalisme n’y est pas pour grand-chose. La volonté de puissance, le déni de l’autre, un pouvoir sans limites et bien d’autres causes — la démission entre autres de la communauté internationale, si elle existe encore — permet cet. Comme dans bien d’autres articles de son blog, Alain nous conduit à penser l’évènement et les processus qui nous dépassent. 

    P.S. une petite remarque : L’État d’Israël ne représente pas tous les juifs, mais il est pour tous le juifs un recours possible (éventuel) pour échapper à la catastrophe qui peut toujours peut les menacer. Aujourd’hui, la catastrophe se produit à Gaza.

    Jean Caune 

    caunejean@gmail.com

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  2. Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

    Cher Jean, merci de ce commentaire. La question de la causalité liée au capitalisme se pose toujours en effet, et cette causalité peut sembler ne pas être acquise, en tout cas, elle n’est pas acquise si l’on prend le concept de capitalisme par le petit bout de la lorgnette. Le capitalisme ici est non seulement la partie « économique », mais aussi la partie subjective, autrefois définie comme « superstructurelle », car « volonté de puissance » et « déni de l’autre » n’existent pas comme cela, en l’air, en étant dépourvus de support.

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