Venise, la souris animatronique et la beauté des choses

la souris animatronique du Palazzo Grassi

Les voyages de courte durée ont ce goût désespérant de l’inachevé. Que sait-on de Venise si on y est juste venu pour honorer une date du calendrier, y rester trois jours et puis merci, bonsoir, retour à la maison, avec des souvenirs enfuis de canaux traversés, de ponts qui ne débouchent plus que sur des portes fermées et de ruelles encastrées dans de vieux murs de briques que ne perce jamais le moindre regard ? On est allé trop vite, on est passé sans voir, la pluie sur le Grand Canal a effacé les éclats que nous y avions connus en d’autres temps. Mais nous y reviendrons. Dans combien de temps ? Pour y voir quel aspect que nous avons ignoré jusqu’ici ? Les quais ne seront-ils pas tous recouverts de cette onde verte qui paraît de plus en plus haute dès que la mer s’agite un peu et que les vaporettis passent un peu trop près du rivage ? La petite souris de Ryan Gander, la « souris animatronique », bégayera-t-elle encore à l’accueil des visiteurs à la Punta della Dogana ou au Palazzo Grassi, comme elle le fait aussi à la Bourse du Commerce, à Paris ?

Nous aurons vu au cours de ces trois jours vénitiens les œuvres parmi les plus grandes de l’art moderne et de l’art contemporain. De cet art qui nous remplit encore de vie et d’envie, je ne dirais pas d’espoir, c’est un bien trop grand mot et qui a de moins en moins sa raison d’être, mais d’envie, oui, celle de ressentir, de comprendre, d’aller plus loin, de saisir la réalité des apparences, comme le dit si bien le philosophe Jocelyn Benoist dont j’ai déjà parlé récemment.

De fait, l’oeuvre de Jocelyn Benoist, même si elle est difficile, m’aura accompagné, y compris lors de ce long voyage en train qui pour des raisons mystérieuses de travaux sur les voies nous a fait passer par Bologne en venant de Milan pour atteindre la Cité des Doges, et lors de ce voyage plus long encore du retour, mis dans l’impossibilité que nous étions de re-franchir les Alpes pour cause de neige excessive et obligés de prendre des bus improbables afin de contourner l’obstacle en passant par Gênes et Nice – au passage, splendeur de ces villes qui venaient de redécouvrir le soleil après des jours de pluie.

A la Punta della Dogana et au Palazzo Grassi, des œuvres respectivement de Thomas Schütte et de Tatiana Trouvé. Ce qu’il y a de fascinant chez les artistes contemporains c’est à quel point ils mêlent les techniques et les modes d’expression : dessin, peinture, sculpture voire même vidéo et bien sûr l’art des installations. Dans des salles grandes comme des hangars faites pour des bateaux, Schütte montre d’abord des statues colossales d’environs trois mètres de haut, aux visage de vieux bouledogues perdus dans leurs ruminations tels de terrifiants burgraves sortis de chevauchées rilkéennes. On dirait qu’ils se penchent vers nous, insignifiants, ou bien au contraire qu’ils lèvent les yeux vers le ciel comme si, décidément, nous n’en valions pas la peine. Trois figures dès l’entrée se montrent à nous telles des géants aux pieds englués dans le sol, plus loin, des têtes sont en conciliabule, « Fratelli » qui complotent. Plus tard, le bronze le cède au verre et les houppelandes opaques des magistrats inquiétants cèdent la place à des corps moulés dans la matière transparente. Vision futuriste ou bien prise de conscience de ce qui menace, les « hommes efficaces » sont encore de hauts personnages mais aux corps et jambes remplacés par des fils de fer entortillés de ressorts, recouverts de couvertures industrielles, aux têtes moulées dans le silicone, sourcils froncés, yeux exorbités, le critique dit voir en eux « un commentaire grinçant sur l’agissement des forces qui gouvernent le monde ». A côté : des dessins sarcastiques, humoristiques ou signes de dépression, avec des jeux de mots comme Mankind (is) not kind, mais aussi des visages de gisants tournés vers le ciel, you and me.

Les hommes efficaces

Jocelyn Benoist parlant de l’art contemporain y voit, comme force agissante, la préoccupation d’un vrai « retour au réel », non pas au sens d’un « représentationnalisme », car il est évident que tout ceci ne représente pas une réalité extérieure, mais constitue une réalité en soi qui sert en quelque sorte à contrebalancer la réalité extérieure : les « hommes efficaces » ne représentent pas des hommes d’affaires qui partent au boulot, leurs serviettes sous le bras, mais ils sont là, réels, ils nous troublent justement pour cela qu’ils sont réels, sans quoi nous nous dirions que ce ne sont que de simples images, ou apparences, et nous passerions notre chemin sans nous interroger davantage. Leur présence là, en ce lieu, pose question, nous fait nous interroger notamment sur le fait qu’il puisse y avoir un monde qui leur soit semblable (J. Benoist : Du sens du « réel » fait certainement également partie ce souci du monde, c’est-à-dire aussi cette inquiétude quant au fait qu’il y ait ou non « monde »).

dessin de Thomas Schütte

Il en va de même chez Tatiana Trouvé qui, pourtant, emprunte des voies très différentes dans cette exposition La vie étrange des choses. Artiste passionnante que l’on voit dans un film présenter ses artistes femmes préférées qui vont de la photographe Martha Rosler qui introduit le réel des guerres dans les intérieurs des maisons américaines à la sculptrice créatrice de land art Beverly Buchanan, elle a commencé par faire de sa vie son œuvre quand elle collectionnait les lettres de refus à ses demandes d’emploi, puis elle a fait art de tout bois, ramassant des objets insignifiants pour en faire des diamants précieux. Faire des objets banals des œuvres dignes d’intérêt et parfois des choses précieuses des objets auxquels on ne prête aucune attention. Et surtout, surtout, nous troublant sans arrêt, nous égarant dans le jeu flou des apparences. Ce sac poubelle pendu au crochet d’une porte – tiens, le personnel d’entretien l’aura donc oublié ? – s’avère être une sculpture de marbre noir (parfaite imitation du plastique), ces chaises dites « les gardiennes » (car ce sont les sièges où sont autorisés à se reposer les gardiens des musées) où traînent des coussins en soie, des sacs à main et des pulls abandonnés ne sont pas la négligence mais l’imitent, le coussin aux reflets de soie est en réalité un bloc de marbre rose, idem pour un cintre, objet banal s’il en est, en réalité sculpture de marbre. Des cabanes en carton peuvent être prises pour des jeux d’enfant et lorsqu’on s’en approche, ce sont des structures métalliques repeintes comme du carton. La surprise, le doute sont installés partout. Des structures de reflets dans des glaces qui tombent sur des chaussures coincées sous la vitre nous révèlent tout à coup… nous-mêmes, qui nous sommes laissés prendre au jeu des miroirs. Des portes vitrées trop basses pour qu’on y passe laissent entrevoir au loin des objets que nous ne verrons jamais de près car ces portes n’ouvrent sur aucun lieu accessible… Nous sommes donc en plein dans ce réalisme des apparences que se plaît à dépeindre le philosophe. En même temps en plein réalisme, pour autant que, comme il le dit, la réalité n’est pas forcément du côté du représenté. Il peut aussi s’agir de la réalité du matériau ou des ressources utilisées : cette matière qu’on met ainsi à l’épreuve, et dont on invite les autres à faire une certaine épreuve, en créant les dispositifs adéquats.

oeuvres diverses de Tatiana Trouvé

Le philosophe demande : comment entendre la question du réalisme en art telle qu’elle pourrait se poser aujourd’hui ? La réponse qu’il suggère impliquerait un glissement de l’esthétique de la vérité vers celle de la réalité. Car vérité et réalité ne sont pas la même chose : l’une suppose une conception représentationnaliste du sens, l’autre en est débarrassée car elle n’existe que d’être là, son « sens » ne réside pas dans le fait de rendre « vraie » telle ou telle proposition, il suffit qu’elle se manifeste. Elle fait appel au sensible or, il n’est pas du tout dit que le sensible ait un sens ou doive en avoir un. Il déborde par rapport à lui et toute la gloire de l’art est de nous y maintenir installé.

On parle d’un « nouveau réalisme » qui se distinguerait du réalisme classique, lequel prenait son sens dans la représentation, comme provenant d’une dissociation des notions de « réalité » et de « vérité ». Les deux appartiennent à des dimensions différentes, contrairement à ce que l’on croit trop souvent. La réalité est du côté du sensible comme la vérité est du côté de la représentation, or nous allons à l’art pour stimuler notre sensibilité, pour l’éveiller, pour la maintenir, et c’est en cela que nous revenons d’une exposition d’art contemporain troublé, comme ayant connu à chaque fois une nouvelle expérience, qui fait fi de l’environnement qui nous pousserait à la dépression et au désespoir.

Mankind not very kind – dessin de Thomas Schütte

Autre exposition, autre lieu (la Galerie Guggenheim), moins contemporain car l’artiste est morte il y a déjà longtemps, mais elle aura tant, elle aussi, suscité en nous d’évocation d’un sensible qui nous semblait hors d’atteinte : l’espace, l’espace en lui-même, dont la science la plus moderne nous dit qu’il n’est pas ce vide abstrait que l’on croyait mais est construit de boucles gravitationnelles ou de champs quantiques, et que Maria-Héléna Vieira da Silva, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, peignait à coup de lignes parallèles ou confluantes, de carrés minuscules et de perspectives pures. Beauté des premiers portraits croisés de Maria-Helena et de son époux Arpad Szenes, symbôle d’un amour qui subsista jusqu’à la mort du premier des deux (en l’occurrence Arpad en 1985), observation minutieuse d’une réalité qui conjoint le cosmique et le social (M.H. Da Silva peignit même les barricades de mai 68, dans un style il est vrai très particulier. C’est là où l’on rencontre bizarrement une confluence avec l’autre artiste, Tatiana Trouvé qui, elle non plus n’est pas indifférente à la réalité sociale puisqu’on trouve à l’exposition du Palais Grassi un mur de plâtre qui est l’empreinte des coups portés aux murs de Montreuil suite aux émeutes survenues après la mort du jeune Naël poursuivi par la police en 2023). Peindre l’espace en englobant dans celui-ci l’espace du cosmos comme celui des villes, celui des architectures comme celui des mondes parallèles.

Evidemment Venise se prête à ces expositions, par son jeu permanent des lignes au long des canaux et des calle, ses faux-semblants dans les reflets des vitrines et ses statues colossales tels les deux lions géants qui gardent la porte de l’Arsenal. On croirait que l’on va étouffer dans les masses de touristes, et c’est un peu justifié quand on fraie son chemin entre la place Saint Marc et le Rialto, mais sitôt qu’on a franchi une barrière de corps humains et qu’on se trouve par miracle parachuté du côté de Castello, de Santa Elena ou, mieux encore, de la Giudecca, alors là, à nous les espaces, à nous la solitude, seul un chat peut-être viendra ronronner à nos pieds, ou une vieille nous regardera de son troisième étage derrière un volet à peine rabattu en ayant l’air de se demander mais que viennent-ils faire ces deux-là, par ici ?

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1 Response to Venise, la souris animatronique et la beauté des choses

  1. Avatar de Debra Debra dit :

    Je suis rassurée de voir qu’on peut toujours aller à Venise, se trouver en dehors des sentiers battus, et tomber sur une place vide, lumineuse, avec un chat (noir) qui erre, comme j’ai pu faire par un lointain passé. C’est rassurant, et pas rassurant en même temps, car ça fait longtemps que je vois que quand on quitte les sentiers balisés, il n’y a pas grand’ monde autour. Cela me plaît, mais cela ne me rassure pas pour la capacité de mon prochain d’être « indépendant », « autonome », « responsable », etc, pour la litanie moderne.

    J’étais agréablement surprise en regardant les oeuvres d’art aussi, qui ont attiré mon attention… mais ce que je trouve agréable, c’est la manière dont justement il me semble qu’il y un réel jeu sur la représentation, l’écart entre la représentation, la représentation en tant que fiction nécessaire, et « laréalité » qui est un concept que j’aime autant que « lavérité ». Et c’est ce qui fait l’intérêt de ces oeuvres, de pouvoir jouer avec cet écart, au lieu de tomber dans une plate illustration de l’idéologie, ou une volonté rageuse de détruire la fiction/représentation, comme je vois beaucoup à l’heure actuelle, pour le peu que je fréquente les musées.

    C’est très intéressant cette volonté de porter un regard sur l’objet du quotidien pour le faire sortir du lot du magma où nos yeux glissent à la surface du monde, dans une inattention consternante, car nous avons du mal à voir/observer le monde, surtout le monde du quotidien BANAL, par exemple.

    Une pensée pour un lointain passé où une femme pasteur dans une émission de télé disait qu’elle se sentait très proche de Dieu en faisant son repassage… et on lui est tombé dessus comme une hérétique. Mais un des plus grands enjeux de notre existence ne consiste-t-il pas dans la possibilité de trouver un sens.. positif aux actes, répétitions de notre quotidien au lieu de le fuir dans un événementiel agité ? N’est-ce pas un des enjeux de la peinture de Vermeer aussi, à sa manière ? Cela ne créé-t-il pas des liens entre certains de ces peintres modernes et Vermeer ? Pourquoi pas ?

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